Ces dernières années, nous assistons à une banalisation des discours stigmatisants à l’égard de différentes catégories de personnes. Ainsi, si tout le monde n’approuve pas ouvertement ces propos, on ne s’en offusque plus du moins publiquement. Les associations qui œuvrent à les faire condamner font part de leur inquiétude face aux attitudes de « rejet de l’autre » en constante augmentation[1].
Comme le précise le rapport alternatif du Réseau européen contre le racisme (European Network Against Racism – ENAR)[2] : « Incontestablement, l’état du racisme est préoccupant en Belgique. Les chiffres officiels relatifs aux nouveaux “dossiers” montrent en effet que de toutes les formes de discriminations, ce sont celles fondées sur les critères “raciaux” (39,8 %) qui occupent la première place du podium. Avec celles fondées sur les convictions philosophiques ou religieuses (14,1 %), le champ du racisme (53,9 %) dépasse ainsi largement la moitié de l’ensemble des dossiers présumés de discriminations ».
Christine Machiels, historienne au CARHOP,
enseignante à l’Institut Cardijn (HELHa)
Ma découverte de la revue La Gazette Parallèle s’inscrit dans le cadre d’une recherche visant à mieux comprendre la manière dont une génération précédente de travailleurs sociaux a pu, dans les années 1970-1980, s’exprimer sur le sens de leurs pratiques et de leurs métiers[1]. Ce chantier vise d’abord à aller à la rencontre de plusieurs d’entre eux qui témoignent, selon leurs expériences, de l’évolution du sens du travail social, d’hier à aujourd’hui. Il n’est plus à démontrer que cette démarche de récolte de sources orales, même à ses balbutiements, conduit à d’inépuisables ressources, qui viennent tout à la fois enrichir la mémoire, l’histoire, mais aussi un projet de transmissions[2]. Il faut toutefois convenir que l’entretien sur une réflexion passée, qui se situe à plus de quarante ans d’ici, se construit toujours à l’aune de questionnements contemporains : comment témoigner des mutations des métiers du social et, plus encore, de l’évolution du sens du travail social sans se raccrocher à l’actualité des débats sur la confusion entre les finalités d’aide et de contrôle du travail social, incarnée par des pressions vécues aujourd’hui, notamment sur la déontologie ou le secret professionnel, « outil pour soutenir les enjeux fondamentaux du travail social »[3] ? L’historienne touche ici à l’incroyable force (sa « contemporanéité »), en même temps qu’à l’inextricable limite (son caractère « construit »), de la source orale.
La revue La Gazette Parallèle, mensuel édité à Bruxelles et diffusé auprès des professionnels du travail social entre 1977 et 1984, est évoquée une première fois lors d’une réunion du comité d’accompagnement de la recherche, par l’un de ses anciens lecteurs, comme une source potentielle sur la période que nous étudions[4]. Par la suite, mes différentes rencontres avec des travailleurs sociaux révèleront que la lecture de La Gazette Parallèle à la fin des années 1970 et au début des années 1980 est souvent partagée. Mais les souvenirs s’arrêtent là… Plusieurs articles de La Gazette Parallèle sont en outre régulièrement cités dans la littérature spécialisée des secteurs psycho-médico-sociaux des années 1980[5]. J’ai souhaité revenir sur les traces de ce projet[6].
Je n’ai, à ce jour, pas réussi à reconstituer une collection complète de la revue La Gazette Parallèle. On la retrouve conservée, de manière incomplète, notamment à la Bibliothèque royale à Bruxelles, ainsi qu’à la bibliothèque de droit de l’Université catholique de Louvain, à Louvain-la-Neuve[7]. Plusieurs numéros épars peuvent également être trouvés dans des fonds d’archives privées conservés en Belgique (l’AMSAB à Gand, l’IHOES à Liège, le CArCoB à Bruxelles, le CEGESOMA à Bruxelles) ou en France (les Archives nationales du monde du travail à Roubaix).
Le premier numéro de La Gazette Parallèle, journal d’information sur la protection de la jeunesse et la santé mentale des jeunes, date de mars 1978. Il est toutefois fait mention de numéros antérieurs, notamment dans l’éditorial de 1979 : « En 1977, quatre numéros de quatre pages sont sortis. Puis c’est le silence jusqu’au mois de mars 1978»[8], dont nous n’avons pas encore retrouvé la trace. C’est cette toute première période du journal (1978-1980) qui a retenu plus particulièrement mon attention : il s’agit de la période la plus militante du projet, mais aussi celle où le focus est exclusivement centré sur la protection de la jeunesse et la santé mentale des jeunes[9]. Dans un article du CRISP publié en 1979 sur les « nouveaux courants de la presse francophone en Belgique après mai 1968 »[10], La Gazette Parallèle est répertoriée dans la catégorie « presse de contre-information sectorielle [catégorie : Justice] ». Le projet rédactionnel tend à évoluer dès le milieu des années 1980. Le mensuel paraît sous le titre La Gazette Parallèle jusqu’en 1984 où il change de nom et devient Projets et perspectives. La publication prend fin en 1986.
J’aborde la source avec plusieurs questionnements. Le projet de La Gazette Parallèle émerge en 1976, quatre ans après la sortie du numéro spécial de la revue Esprit, intitulé « Pourquoi le travail social ? »[11]. Une enquête menée par la revue fait bouillonner les professionnels du travail social en France et ailleurs… Comment cette réflexion percole-t-elle en Belgique ? L’initiative de LaGazette Parallèle et sa ligne éditoriale s’inscrivent-elles dans cette même démarche d’interrogation du travail social ? Enfin, que peut m’apprendre ce journal sur la façon dont certains travailleurs sociaux (précisément ceux qui veulent prendre la parole, qui s’expriment et qui ne sont pas forcément, représentatifs de la majorité) questionnent-ils leur environnement, leur métier, de la fin des années 1970 au milieu des années 1980, particulièrement dans le secteur de la protection de la jeunesse et de la santé mentale des jeunes, qui est au cœur de La Gazette Parallèle à ses débuts ? Vu l’absence de collection complète, l’article ne peut être ici qu’exploratoire. Pour bien comprendre l’évolution du projet rédactionnel, la lecture de la revue a été complétée par les témoignages de deux rédacteurs en chef de La Gazette Parallèle : Daniel de Beer pour la période 1978-1980 et Françoise de Thier pour 1982-1984[12].
La Gazette Parallèle, une initiative du CPGA
Bernard de Crayencour, alors assistant en droit à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), et fondateur d’une petite asbl, le CPGA, le Centre pour la recherche sur la prévention et la guidance des adolescents[13], dont le but est d’informer les professionnels du secteur, est l’initiateur de La Gazette Parallèle. Son intervention s’inscrit dans un contexte où la question de l’éducation en milieu ouvert, basée sur les principes d’ouverture, d’accompagnement et d’autonomie, est particulièrement prégnante. Elle concrétise une prise de distance des professionnels du secteur de ce que l’on appelait la « protection de la jeunesse » à l’égard des « institutions mères pour jeunes inadaptés » alors marquées par « le paradigme du cloisonnement, de la normalisation et de la dépendance »[14]. Le siège social du CPGA est situé au n° 24 de la rue de la Sablonnière à Bruxelles. À l’origine, l’asbl a pour vocation de développer et organiser des activités à destination des professionnels selon trois services : un service « études et recherches » ; un service « formation et éducation permanente » ; un service « information et documentation ». Au point de départ, Bernard de Crayencour est le principal/seul animateur de cette structure. Les quatre premiers numéros de La Gazette Parallèle, mensuel du CPGA, parus en 1977, sont vraisemblablement réalisés par ses soins. Quelques mois plus tard, Bernard de Crayencour est rejoint par deux jeunes diplômés de l’UCLouvain, Daniel de Beer et Didier Frans, qui commencent leur service civil au CPGA. Ils sont amis et connaissent bien le secteur de la protection de la jeunesse ; ils font partie d’une même équipe de volontaires qui anime les week-ends et les vacances de jeunes d’une maison d’enfants. À la fin de ses études de droit, Daniel de Beer travaille quelques mois comme éducateur dans un Foyer de jeunes travailleurs, une institution hébergeant une trentaine d’adolescents placés par le juge de la jeunesse, avant de rejoindre, comme objecteur de conscience, le CPGA[15]. Il devient le premier rédacteur en chef de La Gazette Parallèle en 1978.
« Le début était très amusant (…) C’étaient encore des grands formats (…) C’est nous qui tapions à la machine, découpions, collions, allions à l’imprimerie qui se contentait de reproduire. En fait, on payait l’impression pour les 10, 15 ou 20 nouveaux abonnés que cela allait provoquer. On était donc sur le fil, chaque fois, numéro par numéro », se souvient Daniel de Beer.
La Gazette Parallèle ne vit alors que de ses abonnés. On en comptabilise 99 en septembre, 125 en octobre, 104 en novembre 1978… La diffusion de la revue prend de l’ampleur. Surtout, le journal obtient un subside, à l’initiative de Jean-Maurice Dehousse, alors ministre socialiste de la Culture française. La revue devient « moins bricolée, plus professionnelle », elle paraît de manière régulière avec une nouvelle présentation à partir de septembre 1978. Très vite, le nombre d’abonnements croît de manière exponentielle : en 1981, on évoque un objectif de 1 000 abonnés. « On pouvait se permettre davantage d’envois prospectifs, on commençait à être rôdés, La Gazette Parallèle sortait en temps et en heure… Cela était les belles années de La Gazette Parallèle… 1978-1979… ».
L’assistance a toujours constitué un devoir moral dans la plupart des civilisations. Mais le traitement de la précarité a varié selon les époques, en fonction de la représentation de la personne en difficulté et des équilibres sociaux de chaque période. L’histoire du travail social contemporain est liée à l’évolution de la charité, de la philanthropie et de la bienfaisance publique.
Qui sont les travailleurs sociaux ? Qui sont ces femmes et ces hommes qui accompagnent les personnes en difficulté de tous âges, de tous milieux, de toutes conditions ? Qui sont ces professionnels qui écoutent, conseillent, informent, tissent des liens, éduquent, construisent des projets… aident à vivre ?
La Fonderie et l’Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (ABFRIS) vous proposent, à partir de décembre 2018, une exposition autour de l’histoire des métiers du social, en les resituant dans l’évolution de travail d’assistance, de la formation spécifique à ces professions et de leur professionnalisation croissante.
Les travailleurs sociaux n’ont pas toujours été ces professionnels appartenant à un corps de métiers spécifiques et formés dans des écoles spécialisées. Au long de l’histoire, le travail social s’est professionnalisé et s’est doté de formations à part entière. Il s’est aussi diversifié et complexifié. Les rôles, compétences, domaines d’action et responsabilités des travailleurs sociaux se sont transformés sous l’effet de l’évolution socio-économique et des politiques spécifiques mises en place par l’État pour traiter les problèmes sociaux, sanitaires et psycho-éducatifs.
La professionnalisation : un développement récent
Le développement de l’enseignement et de la profession d’assistant social a été de pair avec l’essor des sciences sociales. La première école de service social a ouvert ses portes à New York en 1898 ; en Europe, c’est à Amsterdam qu’a été créé le premier centre de formation en 1899, l’Allemagne a suivi en 1908, la France quatre années plus tard. Il faudra attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la Belgique emboîte le pas. Il y a juste un siècle, un Conseil des écoles de service social est mis en place (arrêté royal du 15 octobre 1920). Dans la foulée de la législation sociale instaurée dans l’immédiat après-guerre va se développer dans notre pays un réseau de professionnels.
L’exposition que nous présentons à La Fonderie retrace la transformation des métiers du social. Elle éclaire les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et les réalités auxquelles ils sont confrontés. Elle dévoile les débats et les enjeux qui traversent leur métier et leur formation, sans oublier de s’interroger sur ceux qui sont les usagers de l’aide sociale, de l’accompagnement socio-éducatif et de l’animation. Qui étaient-ils hier et qui sont-ils aujourd’hui ?
Une exposition pour cent ans de formations
Cette exposition est également l’occasion de découvrir une facette souvent méconnue du travail social, les éducateurs de rue. Ceux-ci disposent d’un lien privilégié avec différents publics permettant une intervention précoce dans des situations souvent sensibles. Ils assurent des ponts entre les dispositifs classiques de l’aide sociale et ceux qui en sont exclus. Ce travail social de rue pourtant essentiel n’est pas toujours considéré à sa juste valeur comme un moyen de lutter efficacement contre la pauvreté et l’exclusion.
Dynamo International est une organisation belge, basée à Bruxelles qui travaille à la mise en réseau de ces travailleurs sociaux de rue dans plus de 50 pays du monde. Pour mieux faire connaître leur travail, la photographe Véronique Vercheval a posé son regard sur les éducateurs de rue de Belgique, de Roumanie, de la République Démocratique du Congo, du Vietnam, d’Haïti, de Palestine et d’Israël. La Fonderie vous propose, en lien avec l’exposition « Vivre », une sélection de ses photos qui permettent de mieux comprendre la réalité du travail de terrain. Un programme particulièrement riche d’animations, d’ateliers et de visites guidées est organisé en marge de cette exposition pour mieux cerner les défis et enjeux de ces métiers du social.
Aujourd’hui comme hier, les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens de leurs pratiques professionnelles et sur les finalités implicites de leur travail. Pour nourrir le questionnement contemporain, on peut s’inspirer de ce que les travailleurs sociaux d’une génération précédente ont pu témoigner de leur métier, de leurs pratiques. La période 1970-1980 est en effet marquée par une interrogation radicale sur l’existence même du travail social comme corps professionnel et mode d’intervention de la société sur elle-même, mais aussi par un champ d’expérimentation, d’exploration en vue de renouveler les pratiques. Pourquoi ? Quels sont les questionnements ? Ont-ils évolué ? Quelles sont les issues ou les alternatives proposées ?
Ce court argumentaire, que je vous livre dans sa première mouture, a servi de point de départ à la construction des numéros 7 (septembre 2018) et 8 (à paraître) de la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue, dédiés au sens du travail social hier et aujourd’hui. Rédigé à plusieurs mains, il est le fruit d’une réflexion menée par une poignée d’enseignant·e·s en histoire sociale, impliqués dans la formation de bachelier Assistant social, qui se réunit régulièrement au CARHOP[1]. Le pari est alors de lancer l’idée d’une histoire partagée entre anciens et futurs praticiens… Ce dossier explore les possibilités d’ouvrir ce chantier d’histoires, de faire surgir les sources et ressources qui l’éclairent, de transmettre des questionnements d’hier pour mieux les prolonger aujourd’hui.
Notes
[1] Ce groupe se réunit sous l’impulsion de Paul Lodewick à partir de 2015. Il est composé de Pierre Tilly (coord.), Christine Machiels, Luc Blanchard (HELHa), Florence Loriaux (HELMo), avec le soutien du CARHOP. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une réflexion initiée par l’ABFRIS (Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale) sur les mutations du travail social, qui donnera lieu à une exposition réalisée par La Fonderie à la fin de l’année 2018. Le comité de lecture des n°7 et 8 de Dynamiques est en partie une émanation de ce groupe d’enseignants, avec également la contribution de Renée Dresse (CARHOP, ISFSC).
Christine Machiels (historienne au CARHOP asbl, enseignante à l’Institut Cardijn-HELHa)
À plusieurs reprises, depuis 2015, une poignée d’enseignant·e·s en histoire sociale, impliqués dans la formation de bachelier Assistant social se donnent rendez-vous au CARHOP pour échanger sur leurs pratiques. Le projet, qui anime concrètement ce groupe, est de construire un outil pédagogique qui donne aux étudiant·e·s des repères et des capacités de réflexion sur les métiers du travail social au travers d’une approche privilégiant le temps long[1]. Parmi leurs préoccupations, ces enseignants identifient comme cruciale la question de la mémoire collective du secteur, qui, intuitivement, apparaît comme la grande absente au sein des métiers du travail social. À tout le moins, des témoignages de terrain, il revient que la logique de transmission collective n’est pas réellement au cœur des processus d’apprentissage des métiers, d’une génération de travailleurs sociaux à l’autre. Pure coïncidence ou effet du temps, au moment où le projet est lancé, le comité de rédaction de la revue Empan publie, à l’occasion de leur 100e numéro, un dossier intitulé « Travail social : le moment de transmettre ». L’un des contributeurs, Alain Roquejoffre, pose un constat qui entre en résonance avec nos propres questionnements : « Transmettre dans la formation des travailleurs sociaux a toujours été essayer de construire une place jamais assurée dans un secteur professionnel où, le plus souvent, l’hégémonie de l’action, le primat de la pratique, la méfiance à l’égard de la théorie occupent en grande partie le champ des représentations. Les évolutions récentes sont en passe de réduire l’acte de transmettre à la diffusion d’une idéologie managériale et techniciste au détriment des fondamentaux des sciences sociales, de l’incertitude du résultat des pratiques et de la complexité du sujet »[2].
Difficile dans ces conditions de « tirer les leçons du passé », selon la formule consacrée, mais surtout, de construire des repères et une identité durable pour ce domaine de l’activité humaine qui a pris de plus en plus de place dans les sociétés contemporaines. Or, à l’heure où nous parlons, l’enjeu de la transmission nous semble d’autant plus essentiel pour le travail social, qu’un flou relatif entoure le secteur social, marqué par sa diversité, et qui ne lui permet pas toujours d’avoir une lisibilité suffisante aux yeux de ses propres acteurs comme dans le chef du monde extérieur.
Ces questions ne datent pas d’hier. Elles sont souvent, par nature et du fait des spécificités du travail social, récurrentes. Comment impliquer aujourd’hui une génération de jeunes travailleurs sociaux dans ce débat ? L’une des voies pédagogiques explorées est de proposer une approche rétrospective et réflexive sur le travail social, à partir de l’analyse de quelques étapes du cheminement du secteur depuis les années 1970-1980. Ces années de crise économique et sociale, qui mettent sous pression le système de la sécurité sociale, sont aussi celles de la diversification des professions du social, de la multiplication des pratiques en milieu ouvert, de l’élargissement des lieux de l’intervention sociale, du développement du travail social en réseau. Cette période est marquée par de profonds questionnements sur la légitimité du travail social. À partir de l’analyse des tentatives de réponse, ou du moins, des interrogations des acteurs et actrices de terrain du social durant la période choisie, le pari est de mettre en évidence des pratiques (et des contradictions) qui peuvent sans conteste éclairer des enjeux contemporains comme des évolutions, en termes de continuités et de ruptures, qui sont autant « le fruit de contextes, de circonstances idéologiques, de fonctionnements »[3], que de l’action propre des travailleurs sociaux.
Ce chantier exploratoire suppose deux démarches : la première est de faire émerger les sources et les ressources, tous supports confondus (archives, documents audiovisuels, sonores, publications, témoignages, dessins et caricatures, etc.), qui reflètent ce que des travailleurs sociaux ont pu dire de leur métier, de leurs pratiques, et comment ils se sont représentés la société, l’environnement dans lesquels s’inscrit leur action. La seconde est d’en proposer une analyse sociohistorique, susceptible d’apporter un regard contemporain sur la façon dont les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens de leurs pratiques, de leur action et des aides qu’ils apportent aux populations marginalisées, des années 1970 à aujourd’hui. L’appel à contributions de la revue Dynamiques, lancé début 2018, est une invitation à relever ce double défi.
Nous avons reçu plusieurs réponses à cette invitation ; les points de vue proposés sont historique mais aussi sociologique, économique, philosophique, sociopolitique ou juridique. Entre l’argumentaire de départ et les textes arrivés, il y a des écarts que nous ne voulons certainement pas ignorer parce qu’ils font évoluer la réflexion et ouvrent le chantier de l’histoire du travail social à de multiples perspectives innovantes. Nous décidons de réunir les textes dans deux numéros de la revue Dynamiques. Dans le présent numéro, on interroge la formation, la professionnalisation, les pratiques et l’identité des métiers du social. Le second numéro, à paraître au mois de décembre, porte sur la contextualisation et l’analyse des mutations du travail social, au regard de l’évolution de l’État social et des politiques liées. La coupure est artificielle, tant les points de vue se croisent : elle vise surtout à proposer deux dossiers cohérents. De même, il faut rappeler les limites de l’approche : elle met le focus sur le travailleur social (ses questions, ses pratiques, ses métiers, sa formation), plutôt que sur l’évolution du travail social et ses usagers (qui est en soi un chantier d’histoire à investir).
Les contenus du premier numéro nous invitent tout particulièrement à réinterpeller un article écrit par le sociologue, Abraham Franssen, en 2000 sur « l’éternelle expression de la conscience malheureuse des travailleurs sociaux », à partir d’un travail de recherche et d’enquête orale mené avec des assistants sociaux en Belgique francophone[4]. Pour le sociologue, il y a bien des mutations qui bouleversent les métiers du travail social aujourd’hui (« la tempête »), mais le questionnement du sens est présent depuis plusieurs décennies. Il note la persistance d’un débat, d’une tension, liée à la définition même du travail social dans un cadre institutionnel et normatif contraignant (« le crachin »), mais aussi, et il s’agit là d’une troisième interprétation de ce malaise, la stratégie des travailleurs sociaux de faire de la « plainte » une « construction discursive qui donne sens à leur expérience professionnelle » pour répondre à un besoin de reconnaissance sociale (« le parapluie »).
Comment ce débat se décline-t-il dans le temps ? Pour éclairer la manière dont la question a pu être posée par les professionnels de l’intervention sociale eux-mêmes, à trois moments de l’histoire, Jacques Moriau propose l’analyse de trois sources publiées : la revue Esprit de 1972 celle de 1998 et le Manifeste du travail social de 2016. L’analyse fait apparaître trois postures : la première, radicale, remet en cause l’existence même de l’intervention sociale (1972) ; la seconde, plus nuancée, dénonce les tensions liées aux missions associées de travail social et de contrôle (1998) ; la troisième porte sur la capacité de résistance du travailleur social dans le contexte de l’État social actif (2016).
Pour définir la « crise d’identité » des travailleurs sociaux, A. Franssen évoque la tension entre la face positive du métier qui donne du sens, et celle, plus obscure, du « rôle qu’on voudrait leur faire jouer ».
Cette tension n’est pas présente avec la même intensité dans tous les métiers. Elle peut être particulièrement forte dans des institutions qui incarnent tout à la fois des missions de prévention, de répression et de contrôle. Avec l’historien Hubert Deschamps, nous explorons une histoire méconnue : celle des assistantes sociales qui entrent à la police au début des années 1950 via des préoccupations liées à la protection de l’enfance et à la prostitution. Comment les tensions sont-elles vécues dans le travail social de la police des années 1970 à la réforme des polices (2001) ?
Une manière de prendre distance par rapport aux tensions vécues, témoignant de cette « crise d’identité », est de recourir à l’ironie ou à l’humour. Avec Florence Loriaux, nous découvrons que le travailleur social des années 1970-1980 est au cœur de la caricature lorsqu’il est « agent de pouvoir » : rarement pour dénoncer une situation, la caricature a plutôt vocation à mettre en jeu les tensions vécues par les travailleurs sociaux eux-mêmes, pour permettre d’en rire (là aussi, il s’agit d’un « parapluie »).
L’analyse de Florence Loriaux fait également entrevoir toute la polysémie du vocable « travailleur social » qui apparaît dans les années 1970 et recouvre alors des métiers historiques (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs socioculturels).
Sous l’influence de la construction du secteur associatif et de l’élaboration de politiques institutionnelles complexes, les métiers du social se multiplient ces dernières décennies. Comment s’identifier à la figure du « travailleur social » ? À partir du secteur de l’éducation permanente et de la cohésion sociale à Bruxelles, Lionel Francou fait entrevoir une réflexion sur l’identité du travailleur social, moins liée à un diplôme, une formation ou une mission, qu’à des pratiques professionnelles, précisément touchées par son lot d’incertitudes, qui, au final, renvoie toujours à la même question : c’est quoi « agir en travailleur social » ?
Les quatre approches ont en commun de revisiter à plusieurs moments de l’histoire les tensions, le malaise, la crise d’identité des travailleurs sociaux, décrits par A. Franssen, en mobilisant une variété de sources. Certaines, revues ou manifestes, sont publiées : les travailleurs sociaux y témoignent d’une réflexion sur leurs pratiques mais aussi sur le rôle et le lien avec l’État et les usagers, par exemple (contribution de Jacques Moriau). Si elles ont également aussi pour vocation d’être médiatisées, les caricatures portent l’expression du « malaise », cette fois extériorisé, pour se distancier des tensions effectivement vécues, sur le terrain (contribution de Florence Loriaux). À mi-chemin entre la construction discursive et le témoignage de terrain, les mémoires des écoles sociales nous révèlent les dessous des métiers spécifiques comme celui des assistantes de police (contribution d’Hubert Deschamps). Dans deux des contributions, la part belle est également donnée aux témoignages, collationnés dans le cadre de la recherche, qui laissent entrevoir la subjectivité des questionnements (contributions d’Hubert Deschamps et de Lionel Francou).
C’est l’importance de cette parole des travailleurs sociaux, comme matériau pour comprendre les mutations du travail social des années 1970 à nos jours, que nous avons voulu mettre en avant en clôturant le dossier par un cahier spécial réalisé à partir d’une rencontre avec Marie-Christine Renson, assistante sociale aux Services sociaux des quartiers à Schaerbeek depuis 1974. « Le travail et les pratiques sociales ne sont pas sans histoire : les usagers non plus ; les professionnels sur le terrain ou en formation également » écrivait Joseph Rouzel pour introduire un numéro de la revue Le sociographe, spécialement dédié au thème « L’histoire en pratiques » (septembre 2000). Et pourtant, poursuit-il, « il semble que les travailleurs sociaux se présentent comme sans histoire, sans mémoire, comme si chaque génération remettait sur le métier l’invention des figures du social ».[5] Et pourtant, quand une « histoire singulière » se raconte au travers de l’interview, elle rencontre, de manière plus ou moins consciente, une histoire professionnelle, une histoire des institutions, une histoire des « usagers », mais aussi une histoire sociale de quartiers. Elle révèle, en interstices, les évolutions historiques de questionnements, issus des pratiques, sur le sens du travail social, hier et aujourd’hui. La démarche ici n’est qu’exploratoire, elle ouvre bien des chantiers dans un objectif de mémoire, d’histoire, et surtout, de transmissions.
Notes
[1] Ce module pédagogique a été construit collectivement en 2016 par des enseignants d’histoire sociale, sous l’impulsion de Paul Lodewick, Pierre Tilly (coord.), Christine Machiels, Luc Blanchard (HELHa), Florence Loriaux (HELMo), avec le soutien du CARHOP. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une réflexion initiée par l’ABFRIS (Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale) sur les mutations du travail social, qui donnera lieu à une exposition réalisée par La Fonderie à la fin de l’année 2018. Le comité de lecture des n°7 et 8 de Dynamiques est en partie une émanation de ce groupe d’enseignants, avec également la contribution de Renée Dresse (CARHOP, ISFSC). Cette introduction au dossier thématique de Dynamiques a été rédigée sur base des réflexions, des échanges et des documents produits dans le cadre de ce projet. [2] Roquejoffre A., « Transmettre dans la formation des travailleurs sociaux », Empan, 2015/4 (n°100), p. 101. [3] Gaberan P. et alii, « Introduction », Empan, 2015/5 (n° 100), p. 11. [4] Franssen A., « Les assistants sociaux : le crachin, la tempête, le parapluie », Les politiques sociales, n° 1-2, 2000, p. 49-66. [5] Rouzel J., « Histoire(s) en pratiques », Le sociographe, n° 3, septembre 2000, p. 8 et ss.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Machiels, Christine « Introduction au dossier : Travail social et transmissions. Un chantier prioritaire ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°7, septembre 2018 [En ligne], mis en ligne le 5 novembre 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Jacques Moriau
(sociologue, assistant chargé d’exercices, chercheur contractuel,
ULB, Institut de sociologie, METICES)
Avec la professionnalisation du travail social au début des années 1970 émergent toute une série de préoccupations quant à ses objectifs, ses effets réels, son sens. Au détour d’un entretien, à l’occasion d’une manifestation, dans l’une ou l’autre prise de parole publique se font entendre de la part des intervenants critiques et interrogations à propos du métier, de ses missions et de ses finalités. Rares sont cependant les sources qui rassemblent de façon concise et explicite les réflexions portées par les professionnels sur leurs pratiques.
En France, deux publications vont permettre de poser ces débats en des termes qui seront repris pour discuter également de la situation belge. Il s’agit de deux numéros de la revue Esprit, datés de 1972 et 1998, entièrement consacrés aux questions de la fonction et du sens du travail social. Regroupant enquête, témoignages de travailleurs sociaux et analyses de travailleurs intellectuels, ils tentent de répondre à cette même question à vingt-cinq ans d’intervalle et à deux moments significatifs de l’évolution des politiques sociales et des transformations de l’État social-démocrate. Ils constituent ainsi deux coups de sonde dans l’expérience et le ressenti des travailleurs sociaux et permettent de documenter les modifications des questionnements et des positionnements de ceux-ci.
Ces recueils de textes sont d’autant plus intéressants qu’ils débordent la forme d’une simple compilation de comptes-rendus de pratiques pour ouvrir vers des questions qu’il nous semble indispensable d’aborder quand on veut penser les buts de l’intervention sociale : de quels projets les professionnels se sentent-ils porteurs ? Quels types de rapports entretiennent-ils avec l’État ou ses représentants ? Comment envisagent-ils leur relation à l’usager ou au bénéficiaire de leur action ?
À ces sources, nous avons jugé utile d’en ajouter une autre, plus récente et sans doute de moindre retentissement : le Manifeste du travail social paru en 2016. Bien que plus militant et destiné en priorité aux travailleurs sociaux, ce document apporte un éclairage sur les positions d’une frange de professionnels à l’heure de l’État social actif et marque la naissance d’une troisième période dans cette ébauche d’une histoire de l’expérience vécue du travail social par les professionnels.
Des sources hétéroclites et situées à des époques différentes donc, mais qui permettent de mettre en évidence trois façons de poser la même question et trois façons d’y répondre dans trois contextes socio-politiques différenciés.
Pourquoi le travail social ?
Pourquoi le travail social ? : le titre du numéro spécial de la revue Esprit[1], datée du printemps 1972 est explicite. Dans la foulée des mouvements contestataires de mai 1968, la question se veut radicale. Il s’agit moins de s’interroger sur le sens de l’intervention sociale professionnelle que de remettre en cause son existence même. L’introduction expose les motifs de l’exercice en ces termes : « interroger dans toute son extension et (…) mettre ainsi en question ce qui, malgré les querelles intrinsèques à la profession, semble aller de soi et qui est pourtant inouï : la production organisée de la socialité »[2]. Au long des textes, la critique porte en fait sur les effets souterrains du travail social. Derrière le projet annoncé de venir en aide aux franges les plus fragilisées de la population, il servirait en réalité à apaiser les conflits et à empêcher la transformation effective de la société.
Cette condamnation d’une activité de contrôle déguisée en offre de soutien, qui va devenir un lieu commun de l’analyse du travail social, ne naît pas par hasard. Les travailleurs sociaux qui ont répondu à l’enquête[3] d’Esprit ou qui y publient des témoignages font partie d’une nouvelle génération d’intervenants. En rupture avec la figure de la dame patronnesse ou du bénévole, ils revendiquent fortement qu’on reconnaisse le travail social comme un métier basé sur des techniques et des compétences qui le différencient d’un simple engagement humanitaire. En tant que nouveaux professionnels du social, ils endossent pleinement la mission de « travailler la société » et de tenter de la transformer pour plus d’égalité.
Mais cette position se heurte frontalement à deux constats : les références techniciennes qu’ils brandissent comme une forme de légitimation de leur action les éloignent d’autant de la population qu’ils entendent servir et, plus grave, les interventions qu’ils combattent moins l’exclusion qu’elles n’aident les rapports sociaux inégalitaires à se maintenir.
Le malaise qu’expriment ces nouveaux professionnels provient tout entier de ce paradoxe : plus on soutient les populations marginalisées, plus on tempère la volonté de changement et plus on permet à la société de reproduire les inégalités. Le travail social ne sert pas à transformer la société mais à éviter qu’elle ne se transforme !
À une époque de remise en cause profonde du fonctionnement social, l’enjeu est donc clair : il faut non seulement faire reconnaître que le travail social rencontre aussi les besoins anthropologiques, ceux qui relèvent du soin, de la conquête ou du respect des droits, mais surtout faire apparaître l’importance politique du travail social pour l’invention d’une nouvelle société. Car « si le productivisme reste notre loi commune, il continuera de défaire la société tout en faisant la politique, et le travail social ne sera jamais que son infirmerie, sa garderie, plus ou moins luxueuses, ornées de sourires et de fleurs – un travail social sans société. »[4]
Le travail social a ainsi à trouver de nouvelles façons d’agir qui permettent d’initier « le processus de restitution aux gens de l’expression de leurs propres problèmes »[5], comme par exemple l’outil de l’enquête militante chère au travail communautaire. Contre l’individualisation et la normalisation, il doit favoriser les alliances avec la population dont on lui a donné la charge et s’impliquer dans la dénonciation des pratiques anesthésiantes auxquelles il est contraint, entrer en collaboration avec les luttes des populations exclues et participer « à la lutte idéologique contre toutes les formes de ségrégation »[6].
« T’as vu il y a une bonne femme à la police ! », tels sont les propos entendus au début des années 1990 par Stéphanie S., policière dans la région bruxelloise.[1] Pour Geneviève Pruvost, cette surprise est tout à fait compréhensible.[2] En effet, la présence de femmes au sein de la police est un sujet tabou à plusieurs niveaux car elle va à l’encontre de conceptions bien ancrées. D’abord elle remet en cause le monopole masculin sur les armes. Ensuite, elle place les femmes dans des positions de commandement et enfin la féminisation de la police advient en temps de paix alors que les femmes ne prennent traditionnellement la place des hommes qu’en temps de crise. Finalement, la frontière entre les tâches réservées aux hommes et celles dévolues aux femmes est transgressée.
En Belgique, c’est en 1953 que les femmes font officiellement leur entrée au sein des forces de police. Les pionnières ont un profil particulier : elles sont, pour la plupart, assistantes de police. La rencontre entre la police à la réputation rugueuse et les assistantes sociales, spécialistes du travail social, peut sembler être un mariage du feu et de l’eau. Néanmoins, cette rencontre a lieu. Cet article décrit l’apport des assistantes de police au sein des commissariats et comment la question du travail social va influencer les pratiques policières. Il aurait été intéressant d’étudier le rôle des assistantes de police dès la création des premiers postes mais les sources manquent. C’est pour cette raison que nous pouvons décrire le travail de terrain qu’à partir de 1971, date de publication du premier mémoire de stage d’une assistante de police.[3] Le témoignage des premières assistantes de police, est également primordial pour cette recherche.
Au commencement de la féminisation de la police : le travail social
Au premier abord, le travail social et le travail de police ne semblent pas compatibles. En effet, l’institution policière est souvent définie par sa fonction répressive, aux antipodes de la prévention.[4] Néanmoins, au fil du 20e siècle, les policiers questionnent l’aspect social de leur travail. Un des temps forts de ce tournant social est l’arrêté royal du 28 janvier 1953 instituant des postes féminins dans les parquets judiciaires. Cette présence féminine se limite aux affaires de mœurs « tant qu’il s’agit de femmes et d’enfants ».
Ces dispositions témoignent des origines de la féminisation des forces de l’ordre.[5] Au cours du 19e siècle, le statut de l’enfant et la politique vis-à-vis de la prostitution évoluent profondément. Alors que l’enfant est considéré originellement par le droit pénal comme un individu comme un autre (la jeunesse ne pouvait qu’être une circonstance atténuante), il est progressivement considéré comme un être à protéger. La prostitution qui s’inscrit dans un cadre réglementariste − la profession est tolérée mais fortement réglementée −, commence à être combattue dans le courant des années 1860.
Ces évolutions amènent au 20e siècle un changement dans les pratiques judiciaires et policières. Le 15 mai 1912, la loi sur la protection de l’enfance instaure notamment des délégués à la protection de l’enfance. La notion d’enfant en danger est également introduite et un nouveau type de juge voit le jour : le juge pour enfants. Dans les faits, la fonction de délégué à l’enfance est majoritairement investie par des femmes, selon une logique essentialiste : les femmes seraient « naturellement » douées pour s’occuper des enfants. Cette fonction contribue à une professionnalisation des travailleurs sociaux.[6] Ainsi les premières écoles de service social sont créées en 1920. C’est donc progressivement que les assistantes sociales occupent ce poste.
La question de la féminisation de la police se pose régulièrement durant l’entre-deux-guerres. Dans les services de police en tant que tels, la police communale d’Anvers engage des assistantes sociales pour traiter des questions de mœurs dans les années 1920. Sans en avoir le titre, ces femmes exercent les fonctions de police. Elles sont habilitées à constater des crimes et des délits et à rédiger des procès-verbaux. Néanmoins, aucun engagement féminin dans la police ne se fera plus avant la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce conflit, l’occupant allemand instaure en 1943 un service féminin de police pour les questions de jeunesse et de mœurs mais il est démantelé à la Libération.[7]
Il faut attendre la loi de 1948 abolissant la prostitution pour que se pose à nouveau la question de la place des femmes dans la police. Les associations féministes lient fortement la féminisation de la police à la lutte contre la prostitution. Ce n’est que le 28 janvier 1953 que celle-ci est effective. Dans les faits, des postes d’assistantes de police sont créés au niveau communal dans les années suivantes. La commune de Saint-Josse-Ten-Noode est pionnière avec l’engagement de deux agents féminins à « titre d’essai » en 1955. Elle est rapidement suivie par la commune Middelkerke la même année. Le 7 juillet 1956, celle de Bruxelles engage dix assistantes de police pour son service de la protection des mineurs créé deux ans auparavant. En Wallonie, il faut attendre 1968 pour qu’une commune près de Charleroi engage son premier agent féminin. En matière de recrutement de la police communale, le bourgmestre et le conseil communal restent souverains. Les disparités entre les communes sont criantes. Certaines communes n’accueilleront leurs premières femmes policières qu’à partir de 1994.[8]
Officiellement le poste d’assistant de police est ouvert aux deux sexes mais, dans la pratique, le poste est occupé exclusivement par des femmes. Celles-ci vont évoluer dans un milieu où, selon la doxa orthodoxe, « l’ensemble de tout ce qui est admis comme allant de soi et, en particulier, les systèmes de classement déterminant ce qui est jugé intéressant ou pas »[9], les tâches de la police sont avant tout coercitives. Il s’agit d’empêcher et de réprimer les infractions, en faisant l’usage de la force s’il le faut. Leur présence soulève alors plusieurs questions. D’abord quelle place occupent-elles au sein de la police ? Sont-elles considérées comme des policières à part entière ou comme des éléments supplétifs ? Ensuite, comment les assistantes de police peuvent-elles réaliser un travail social dans les commissariats ? Quelle est leur influence sur les pratiques policières ?
La caricature existe depuis que l’homme est capable de se représenter, en dessin ou en sculpture, avec cette particularité que les traits caractéristiques du sujet sont amplifiés ou déformés avec l’intention de le rendre ridicule. L’origine du terme même de « caricature » le confirme d’ailleurs puisqu’il dérive du latin « caricare » signifiant « charger un char de poids » et par extension « en rajouter ». Le mot prend un sens contemporain dès le 17e siècle, mais c’est le développement de la presse industrialisée au 19e siècle, grâce notamment à la découverte de la lithographie qui a donné au genre ses lettres de noblesse en multipliant les caricatures politiques de personnages nommément désignés (rois, dignitaires, hommes politiques…).
Cependant, à côté des caricatures politiques, il faut aussi évoquer les « caricatures de situation » qui mettent en évidence des pratiques de certains groupes ou catégories sociales en les ridiculisant. Aujourd’hui, les caricatures sont diffusées dans tous les arts (dessin, théâtre, cinéma, télévision…) et moyens de communication, mais ce sont sans doute les dessins de presse qui offrent le plus grand champ d’expansion à cette pratique, le statut de journaliste-caricaturiste étant devenu un véritable métier grâce au développement de revues satiriques partiellement ou entièrement consacrées à la caricature, aussi bien de personnages que de situations, comme Le Canard enchaîné[1], journal satirique créé en 1915 ou les Guignols de l’Info[2]. Cependant, si les métiers de peintre ou de dessinateur ne sont pas en principe particulièrement dangereux et permettent parfois à leurs auteurs d’acquérir une grande notoriété sociale, celui de caricaturiste peut se révéler très risqué au point de devoir parfois s’exercer dans la clandestinité. On ne compte plus les caricaturistes qui ont écopé dans le passé de séjours en prison plus ou moins longs. Aujourd’hui, la censure a été abolie dans les démocraties occidentales, mais les risques de représailles n’ont pas disparu pour autant et se sont même probablement amplifiés, en particulier lorsque les « dessins d’humour » portent atteinte à des sujets sociétaux sensibles comme la Nation, la guerre, les races, la religion… Personne n’a oublié le massacre provoqué en janvier 2015 dans la rédaction de Charlie Hebdo pour avoir consacré sa couverture à la caricature de Mahomet.[3]
Au-delà de ces généralités, si on se demande dans quelle mesure les travailleurs sociaux sont eux aussi victimes des caricaturistes, force est d’admettre qu’ils ne représentent pas un des publics cibles privilégiés dans la mesure où, en principe, aucun ne se détache des autres par une personnalité connue se prêtant facilement à la satire.
Les caricatures les concernant sont donc pour l’essentiel des caricatures de situations. Encore faut-il se demander ce qui, dans le métier d’un travailleur social ou d’intervention sociale, peut susciter la critique.
C’est qu’en fait le vocable de « travailleur social » est polysémique et qu’il se réfère à des réalités très différentes selon les époques où les métiers qui relèvent de ce domaine se sont développés. En effet, si le vocable de « travailleur social » est ancien et déjà présent dès la fin du 19e siècle, il recouvre en fait trois métiers historiques assez contrastés : « assistantes sociales, éducateurs spécialisés, animateurs socioculturels ; trois métiers également d’ancienneté très différente, d’origine diverse, “ parrainés ” par des professions libérales ou intellectuelles tout aussi diverses, et relevant de traditions culturelles variées, sinon opposées »[4].
Il faudra attendre la décennie 1970 et la montée en puissance de nouvelles générations pour assister à une unification des vocables sous la terminologie de « travailleur social » qui signe la professionnalisation de personnes intervenant dans des domaines très différents mais ayant des caractéristiques individuelles similaires et partageant « globalement les mêmes idéaux culturels ; et surtout, ils sont tous fortement soucieux de se démarquer des origines charitables ou militantes de chacun de ces métiers »[5], et cela en dépit du fait qu’il subsiste dans ces professions beaucoup de bénévolat, d’emplois précaires et de temps partiel qui sont même probablement encore numériquement dominants de nos jours. Autrement dit, l’appellation unique de « travailleur social », même si elle ne porte que sur une minorité d’individus, a contribué à donner à l’ensemble du groupe, une visibilité plus grande et à fédérer des métiers parfois encore en opposition.
Le vocable d’« intervenant » représente d’ailleurs lui-même une nouvelle évolution apparue à partir des années 1990 dans la terminologie et qui a renforcé la tendance unificatrice du statut de travailleur social. Mais en définitive, en faisant des travailleurs sociaux un ensemble flou et une masse indistincte, ne contribue-t-on pas aussi à masquer les profondes différences idéologiques qui se profilent derrière les interventions aussi diverses que celles de médiateur familial, d’accompagnateur éducatif et social ou d’animateur de quartier… ?
Les organismes au service desquels les travailleurs sociaux interviennent sont aussi très variables : administrations publiques, entreprises privées[6], associations…, comme d’ailleurs les publics auxquels ils s’adressent : jeunes enfants, personnes en grande précarité, handicapés, délinquants, malades…
Lionel Francou (doctorant en sociologie à l’UCLouvain et professeur invité à l’ISFSC, filière assistant social
En Fédération Wallonie-Bruxelles, le paysage des politiques sociales et socioculturelles (dont l’éducation permanente) s’est complexifié institutionnellement lors de ses transformations successives depuis la seconde moitié du 20e siècle. Face aux demandes des usagers, les professionnels de terrain sont amenés à redéfinir les contours du métier de travailleur social au fil de leurs pratiques.
Ces dernières décennies, les politiques qui entendent produire des effets sur « le social » se sont complexifiées, notamment du fait de la superposition de référentiels hérités d’époques successives (marquées par des points de rupture comme la crise des années 1970, mais aussi des processus de fond comme l’essor du new public management) ayant dessiné des discours et logiques d’action spécifiques, qui coexistent désormais et dont la complémentarité n’est pas toujours éprouvée. Comme l’explique Jacques Moriau[1], en Belgique, le secteur associatif s’est transformé en profondeur au cours du 20e siècle, allant d’une structuration initiale en piliers au triomphe de l’appel à projets, en passant par la reconnaissance des initiatives issues de mouvements sociaux, qui se sont ensuite professionnalisées (comme l’alphabétisation, l’accompagnement scolaire ou une série de mouvements visant à la démocratisation de la culture). On assiste à une superposition progressive de différentes logiques et à la multiplication de métiers du « social » (animateurs socioculturels, intervenants sociaux, médiateurs sociaux…) allant de pair avec la formation de ce que certains auteurs ont qualifié de « nouvelles règles du social »[2]. Ce contexte conduit à s’interroger sur la porosité des frontières entre ces différents métiers et sur ce qui amène un professionnel à s’identifier ou non à la figure du travailleur social (un diplôme, une pratique, une éthique, des missions…).
Au sein des institutions de la lutte contre la pauvreté, comme les CPAS ou le secteur du sans-abrisme, où les travailleurs ont affaire à des usagers en situation de (grande) précarité par rapport auxquels ils poursuivent des objectifs très ciblés, individuels, d’accompagnement et d’aide sociale (à la fois financière et matérielle), le travail social prend des contours assez clairs. Dans d’autres domaines du « social », les travailleurs font face à des situations plus floues, où leur apport est moins évident, leur intervention moins décisive ou en tout cas ses effets moins directement visibles et quantifiables. Tant les politiques sociales territorialisées[3] que l’éducation permanente, malgré des différences de principes et de modalités d’action marquées, reposent sur des intervenants dont le lien au travail social est ambivalent. Comme l’explique Didier Vrancken[4], le travail social s’est professionnalisé tout en se spécialisant, ce qui le rend, tout particulièrement en Belgique, « diversifié, difficilement cernable, voire même quantifiable », et ce d’autant plus qu’il prend en grande partie forme au sein d’associations subsidiées, plutôt qu’au sein d’institutions étatiques, le tout dans un système institutionnel complexe.
Professionnalisation et spécialisation des métiers du social
Alors que le travail social s’est professionnalisé tout au long du 20e siècle[5] – malgré l’émergence de « petits boulots du social » et de nouvelles formes de volontariat[6] –, développant ses pratiques et se dotant de formations ad hoc, mais aussi de contrats de travail, d’horaires et de rémunérations, il s’est aussi spécialisé, chaque secteur se dotant d’objectifs, d’usagers-cibles ou de méthodologies spécifiques. Dans ce texte, j’entends mettre en avant cette spécialisation fonctionnelle des métiers du social, redoublée par le succès de la logique de l’appel à projets, d’une part, et la manière dont en situation, dans la relation à l’usager, l’intervenant social se trouve régulièrement placé face à des dilemmes qui l’obligent à poser des arbitrages entre différentes valeurs (entre autres professionnelles et morales) qui sous-tendent son action, d’autre part.
Je m’appuierai pour ce faire sur ma recherche doctorale en cours qui porte sur l’action publique en matière de « vivre-ensemble » à Bruxelles et sur les conditions de sa mise en œuvre par différents professionnels de terrain. Dans le cadre de cette recherche, j’ai mené entre 2015 et 2018 près de soixante entretiens approfondis, réalisé plusieurs dizaines d’observations directes et formé un corpus de documents (textes législatifs et réglementaires, littérature grise, flyers…). Je me pencherai particulièrement ici sur des entretiens réalisés avec des travailleurs évoluant dans les secteurs de la cohésion sociale et de l’éducation permanente. Alors que l’éducation permanente a été formalisée en 1976 au moyen d’un décret qui entendait promouvoir une action publique émancipatrice passant par la reconnaissance de l’expertise d’un tissu associatif, sa mise en œuvre concrète s’est heurtée à une révision à la baisse des moyens financiers et à « une logique de rationnement progressivement de plus en plus nette [qui] s’est imposée dès le départ »[7]. Quant à la politique de cohésion sociale menée par la Commission communautaire française (COCOF) de la Région de Bruxelles-Capitale, elle finance essentiellement des activités visant à suppléer d’autres politiques pour apporter des réponses à une série de problématiques sociales touchant particulièrement certains territoires bruxellois (soutien scolaire ; alphabétisation et cours de français ; permanences sociojuridiques ; échanges interculturels entre citoyens…). Ces deux politiques publiques ont en commun qu’elles financent souvent des associations qui sont également subsidiées par ailleurs – que ce soit par nécessité financière ou du fait d’une évolution du projet de la structure[8] –, cumulant l’inscription dans l’une de ces deux politiques avec l’autre, ou avec l’insertion socio-professionnelle, par exemple, ce qui peut créer des tensions entre des logiques d’action parfois difficilement compatibles. C’est d’autant plus le cas dans un contexte où « c’est désormais la logique du projet, du contrat, de la convention… ou encore du mandat qui prévaut »[9], ce qui place « une multitude d’institutions en concurrence pour s’approprier des ressources limitées, obligées de s’adapter constamment aux formulations changeantes d’un politique avant tout soucieux de court terme »[10]. Ces deux politiques partagent aussi le fait qu’elles privilégient majoritairement le travail en groupe à l’accompagnement individuel. Aucune des deux n’impose l’embauche de travailleurs disposant de diplômes spécifiques, ce qui débouche sur une diversité de profils importante (travailleurs sociaux, animateurs, formateurs…). Celle-ci est d’autant plus grande que, comme le souligne Jean-François Gaspar, en Belgique francophone, les formations d’assistant social, surtout, mais aussi d’éducateur spécialisé ou d’infirmier en santé communautaire, mènent aux « métiers canoniques du travail social ». Quant aux « animateurs », ils peuvent tout aussi bien avoir obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire (après avoir suivi une filière technique de qualification), de différentes formations dispensées dans les hautes écoles, ou être passés par des formations en communication dans l’enseignement supérieur.[11]
Christine Machiels (historienne au CARHOP asbl,
enseignante à l’Institut Cardijn-HELHa)
On dit souvent des assistants sociaux qu’ils n’ont pas de mémoire collective. Dans un objectif de transmission, m’est venue l’idée d’aborder ce chantier d’histoire en allant d’abord à la rencontre de l’une d’entre elles[1]. Marie-Christine Renson travaille à Schaerbeek, dans le quartier où se situe le siège social du CARHOP, une association qu’elle connait bien. Il y a quatre ans notamment, elle sollicitait le CARHOP pour coconstruire l’histoire associative du GAFFI, groupe d’animation et de formation pour femmes immigrées du quartier, dont elle est la présidente[2]. Ma préparation à entrer dans l’« histoire singulière »[3] d’une assistante sociale m’a d’emblée permis de nuancer le constat des historien.ne·s et des sociologues sur l’absence de mémoire collective des travailleurs sociaux. Dès mes premières recherches, je découvre que les Services sociaux des quartiers 1030 de Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode, où elle travaille depuis plus de 40 ans, ont régulièrement activé cette dynamique de la transmission au travers de l’écriture de l’histoire de leurs différents projets : sur le comité de quartier Botanique (1979, 1987), sur l’Union des locataires (1984), sur la lutte des habitants de l’îlot Lotimo (1991).[4]
Comment cette dynamique de transmission (originale ?) contribue-t-elle à questionner la légitimité des actrices et des acteurs de l’intervention sociale et de leurs pratiques, hier et aujourd’hui ? Il faut reconnaître que ces traces de l’action sociale laissées par les Services sociaux des quartiers 1030 relèvent davantage d’une contribution à l’histoire des luttes urbaines, menées par les acteurs associatifs de quartiers, que d’une mémoire centrée sur les pratiques des travailleurs sociaux et les questionnements qu’elles suscitent. En revanche, la démarche que mène l’équipe des Services sociaux des quartiers 1030 en 1995 est plus inédite. Cette année-là, plusieurs d’entre eux prennent la plume pour témoigner de leur expérience de travailleur social. Les textes sont réunis dans un livre 20 ans de travail social : entre cauchemar et espoir. À côté des propos immédiats que suscite leur expérience de travail au quotidien, on y découvre une réflexion sur le sens du travail social, qui mobilise parfois l’histoire sociale comme clé de compréhension : « Par toutes ses nouvelles mesures [nouveaux travailleurs sociaux, nouveaux fonds, nouvelles structures] et faute de pouvoir agir sur l’économique, le pouvoir politique remet le travail social en question et nous force dès lors à nous redéfinir. Réfléchir sur le sens du travail social, ses missions et son avenir, implique nécessairement de faire un détour par le passé. (…) En raison de sa position dans le champ social et parce qu’il est étroitement lié à l’histoire des solidarités, le travail social est condamné à réfléchir sur sa pratique et partant, à se transformer »[5].
Aujourd’hui, plus de vingt ans sont passés ; si la démarche sociohistorique n’a pas perdu de sa pertinence, le sens du travail social gagne à être à nouveau questionné, à l’aune des mutations contemporaines. C’est dans cette perspective que s’inscrit ma rencontre avec Marie-Christine Renson, qui travaille aux Services sociaux des quartiers 1030 depuis 1974. Mes questionnements, je les emprunte à Joseph Rouzel, éducateur spécialisé et psychanalyste, qui, pour introduire un numéro de la revue de l’Institut régional de travail social (IRTS), Le sociographe, spécialement dédié au thème « L’histoire en pratiques » (septembre 2000) écrit : « Du côté des travailleurs sociaux, l’histoire singulière rencontre une histoire professionnelle. Des histoires de vie conduisent à des engagements, des convictions, une éthique. Comment s’inscrivent les travailleurs sociaux dans l’histoire des institutions ? Qu’en retiennent-ils ? Qu’en savent-ils ? Est-ce un point d’appui dans leur pratique ? Comment font-ils cas des histoires singulières des personnes prises en charge ? »[6].
Questionner les institutions
Notre rencontre a lieu dans les locaux du CARHOP, situés dans le bâtiment de l’école sociale de la rue de la Poste (aujourd’hui l’Institut supérieur de formation sociale et de communication, l’ISFSC), à Schaerbeek. C’est là que Marie-Christine Renson a suivi sa formation d’assistante sociale. Le lieu rappelle des souvenirs ; j’avais anticipé sur le contexte de l’interview et retrouvé dans les collections du CARHOP son mémoire de fin d’études, intitulé « Un projet éducatif dans le cadre d’un travail social en milieu scolaire ». Ces mémoires sont une source formidable pour les historien.ne.s. Ils témoignent tout autant de réalités sociales que d’un discours réflexif sur ces réalités, inscrits dans un contexte sociopolitique souvent décrit.[7] L’occasion est belle de lui rappeler ses premières interrogations. En effet, à partir de son expérience de stage dans une école de Schaerbeek, en 1974, Marie-Christine Renson questionne les institutions. Elle écrit, par exemple, sur la relation entre l’école, les services sociaux et le quartier : « Face à la réserve manifestée par les parents à l’égard des services sociaux, je me pose la question de leur intégration dans une vie de quartier »[8].
La critique est spontanée et témoigne d’une réflexion de terrain. Mais, il y a aussi, à l’origine de ces questionnements et des manières de les formuler, une personne : Pierre Massart, Frère des Écoles chrétiennes, qui travaille comme instituteur primaire dans une école de Schaerbeek. « Haut personnage du quartier », celui-ci s’engage dans l’insertion et l’accueil des migrants, particulièrement des populations turques et marocaines, qui arrivent massivement dans le cadre des politiques de regroupement familial dans le quartier. Témoin des mutations que connaît la ville de Bruxelles, celui-ci fait partie du « croissant pauvre, allant de Schaerbeek jusqu’à Saint-Josse-ten-Noode au nord, via Molenbeek et Anderlecht à Saint-Gilles au sud, tout en incluant la partie occidentale du Pentagone. Les travailleurs immigrés se sont quasi exclusivement installés dans ces quartiers à cause de leur faible niveau de revenus et du mythe du retour »[9]. Ils y trouvent des logements vétustes, parfois insalubres, que des propriétaires louent sans toutefois les entretenir ; Schaerbeek, menacé par le projet urbanistique « Plan Manhattan »[10], est voué à une démolition certaine.
Frère des Écoles chrétiennes, Pierre Massart s’installe à Schaerbeek en 1970 avec la volonté d’enseigner dans les quartiers pauvres. Il enseigne notamment dans des écoles primaires du réseau libre catholique subventionné de Schaerbeek, dont l’École Saint-Joseph (rue L’Olivier), l’École Saint-Augustin (rue de la Ruche), l’École Sainte-Marie (rue Philomène). Militant à Hypothèse d’école[12], il lance en 1972, une première école de devoirs et ateliers de créativité Rasquinet. À partir de cet engagement, il s’insère et participe aux associations qui mènent les luttes urbaines de Schaerbeek.
Pierre Massart a eu des engagements multiples : l’Association pédagogique d’accueil pour jeunes immigrés (APAJI, 1976) ; l’Association pour le droit au logement, Anawim-Logements-Immigrés (ALI, 1973) ; l’Association pour les logements emplois jeunes (ALEJ) ; l’Association Jeunesse Josaphat (AJJ, 1993) ; le mouvement associatif Démocratie Schaerbeekoise ; le MOC (Équipes populaires) ; etc.
Les écoles de Schaerbeek subissent l’arrivée des populations turques et marocaines, sans aucune préparation, aucune réflexion et aucun moyen. Pierre Massart perçoit alors l’importance de ces questions : méconnaissance de la langue, du système d’enseignement, et, malgré tout, une attente énorme vis-à-vis de l’école, car elle fait partie du projet migratoire des parents. « On a vu arriver dans les écoles, des populations de familles entières, des gosses qui n’avaient jamais mis les pieds à l’école, notamment des filles » explique Marie-Christine Renson. « C’était Pierre Massart qui était venu me chercher », poursuit-elle, « qui m’avait proposé ce stage. Il m’avait dit : ton boulot, c’est de faire le lien école-famille-quartier, [autrement dit] essayer d’aider à l’intégration, voir comment on pouvait faire pour ouvrir l’école aux milieux, à la population qu’elle était censée accueillir, (…), faire le lien avec les familles, faire un travail, on pourrait dire maintenant d’éducation permanente, avec les familles sur le rôle de l’école ».
Éducation permanente, le mot est lancé. Il n’est pas étranger à Marie-Christine Renson, alors étudiante, qui s’est sentie baignée, le temps de sa formation, dans une réflexion visant à se positionner comme assistante sociale, « actrice de changement ». C’est dans l’air du temps : à partir d’expériences associatives, allant toutes dans le sens des mouvements de travail social communautaire et des mouvements d’émancipation, se met en route le secteur de l’aide aux personnes ambulatoires [aujourd’hui, le secteur de l’action sociale et de la santé de la Commission communautaire française (COCOF) et de la Commission communautaire commune (COCOM)]. Plusieurs enseignant.e.s de l’école de la rue de la Poste sont engagés au sein d’une association-pilote à Schaerbeek : la Gerbe asbl. Celle-ci s’inscrit au sein du mouvement d’antipsychiatrie qui explose en Europe[13]. La Gerbe se structure comme « équipe de travail en milieu ouvert de la protection de la jeunesse, centre de santé mentale, et équipe de développement communautaire »[14]. En plus de ces missions, elle réalise autour du psychologue, Jacques Pluymaekers, un travail important de formation, de révision de travail et d’encadrement de jeunes travailleurs sociaux (éducateurs, animateurs, travailleurs psychosociaux, assistants sociaux) dans le quartier.
Lorsqu’au moment de son stage, Marie-Christine Renson amorce une première réflexion sur son rôle d’assistante sociale au sein d’une école, ce terrain entièrement nouveau, elle est baignée dans le contexte de ce mouvement de l’antipsychiatrie, mais également des mouvements antiracistes. Ses principales interrogations portent sur les enjeux et les liens institutionnels, sur le sens de son travail, qui n’est pas de créer un service social classique dans une école, mais d’ouvrir le champ du possible, dans une perspective de changement social. Marie-Christine Renson se souvient : « Je pense que si j’ai pu émettre des réflexions de ce type-là, c’est certainement par des rencontres, parce que j’ai rencontré des gens qui étaient questionnant là-dedans, parce que c’étaient des courants d’époque. Je pense quand même que les années 1970, (…) c’était des années où le champ d’intervention sociale était vierge, était en train de se créer… Il y avait du possible. (…) On était dans un courant de militance. L’associatif avait ce rôle d’interpellation du politique, de l’organisation, [de] ramener ce qu’il découvrait auprès des personnes, et essayer de le porter avec un message plus politique, plus opérationnel, de changement ».
En revanche, elle fait remarquer qu’à ce stade, elle ne fait pas encore le lien entre ce champ social qui se structure, et d’autres mouvements, comme les mouvements ouvriers ou les mouvements citoyens qui portent des revendications plus politiques. Certains militants ou intellectuels, qui habitent le quartier, font quant à eux certainement ce lien, et appellent à cette époque à une vision plus globale. Mais sur le terrain où elle se trouve, rappelle-t-elle, « on était très dans le « que faire ? », « qui suis-je ? » [comme assistante sociale], « pourquoi je le fais ? ». Est-ce que l’institution est adéquate ? Il faut changer l’institution, il faut changer les lois… On avait l’idée du changement, mais dans le sens d’une adaptation aux besoins réels des populations ».
Ouvrir le champ des possibles. De la théorie aux pratiques
À partir de son expérience de stage, Marie-Christine Renson fait plusieurs constats. D’abord, sur l’organisation spatiale du quartier et des écoles : « Tu avais les rues larges, les rues des bourgeois, et les rues étroites, avec les arrières maisons, les ateliers. C’était un quartier avec beaucoup d’ateliers, c’étaient les milieux populaires. Et tu avais les grosses écoles comme les Dames de Marie et Sainte-Marie qui se sont ouvertes bien plus tard à cette immigration car elles avaient encore la population traditionnelle du quartier, elles ont pu continuer à fonctionner…[15] Les écoles qui se trouvaient dans ces rues plus populaires, elles, elles n’avaient pas le choix. » C’est en effet une question de survie institutionnelle, mais aussi de volonté des pouvoirs organisateurs, pour ces écoles primaires du réseau libre catholique, comme l’École Saint-Joseph, rue L’Olivier, et l’École Sainte-Marie, rue Philomène, d’accueillir ces populations issues de l’immigration. Autrement, leur avenir est compromis dans un quartier voué à l’abandon, voire à la démolition. Il faut noter que, dans ce contexte, la majorité du bourgmestre Roger Nols[16] avait élaboré un plan de fermeture de dix écoles communales toutes situées dans les bas de la commune, soit dans les quartiers populaires et immigrés. Il s’agissait là d’une volonté claire d’abandonner tout investissement communal dans les quartiers populaires et immigrés du bas de Schaerbeek entre la gare du Nord et la ligne de chemin de fer de la moyenne ceinture passant à proximité de l’avenue Deschanel. Éventé, ce plan n’a pas pu être mis en œuvre. Il aurait mis en difficulté les très nombreuses familles du quartier ayant des enfants en bas âge.
Ensuite, Marie-Christine Renson assiste à l’impuissance des institutrices et des instituteurs qui, concrètement, doivent gérer l’accueil. Le choc culturel est intense : « [les instits] n’avaient jamais entendu parler de l’histoire de l’immigration, elles ne savaient pas que cela existait. (…) On leur apprend à enseigner à des petits enfants belges moyens des années 1970. Et puis, elles arrivent, et devant une classe où les filles, par exemple, elles ne savaient même pas s’asseoir sur une chaise parce qu’elles ne savaient pas ce que c’était un banc, elles s’asseyaient par terre… Les intellectuels turcs qui passaient ici, qui encadraient la population et qui nous ont aidés, disaient souvent qu’ils passaient en 4 heures d’avion du Moyen-âge à une société post-industrielle ». Ces familles turques viennent principalement d’Emirdağ, une région agricole du plateau d’Anatolie. Aucun des professeurs n’est préparé, par exemple, à enseigner le français comme une langue étrangère. Des familles marocaines s’installent aux côtés des familles turques : elles sont « moins nombreuses mais avec autant de difficultés d’adaptation à notre société occidentale. Elles ont cependant un avantage : une connaissance élémentaire du français »[17]. Dans ce contexte, le lien école-famille-quartier apparait important. Mais comment pérenniser cette action, puisque, dans le cadre scolaire, il n’existe pas, en dehors des PMS [les centres psycho-médico-sociaux], de structure qui permette d’engager une assistante sociale ?
La création des Services sociaux des quartiers à Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode
Quand Marie-Christine Renson évoque son engagement au sein des Services sociaux des quartiers 1030, elle parle d’un « concours de circonstances positives ». Pour comprendre l’émergence de cette asbl, il faut faire appel au contexte de production des mesures législatives relatives à l’aide sociale.[18] En 1974, à l’heure du vote de la loi sur les Centres publics d’aide sociale (CPAS) qui réforme l’assistance[19], certains parlementaires du Parti social-chrétien (PSC) et du Christelijke volkspartij (CVP) craignent, avec la définition de missions des CPAS, pour la survie des services sociaux privés qui se sont particulièrement développés depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment sous l’impulsion des milieux chrétiens. Ils conditionnent le vote de la loi sur les CPAS à l’adoption d’une loi visant à subventionner, au moins en partie, ces services sociaux privés (arrêté royal du Ministère de la Santé publique et de la Famille du 13 juin 1974). C’est pour obtenir cette reconnaissance que Paul Lauwers[20], doyen à Schaerbeek, a l’intuition de regrouper tous ces services paroissiaux, basés jusqu’alors sur le bénévolat en une seule asbl. Les subsides publics permettent d’engager des assistantes sociales. Il manque alors un troisième temps plein pour compléter une équipe qui ne se connait pas, mais qui a été formée pour obtenir la reconnaissance. Pierre Massart souffle le nom de Marie-Christine Renson. « Je suis arrivée là par hasard, pas par conviction », rappelle-t-elle. Les Services sociaux des quartiers 1030 sont nés en 1974. La même année, l’institution est reconnue et subsidiée comme « Centre de service social ».
Albert Martens, sociologue à l’Université de Louvain (KULeuven) et habitant du quartier, est membre du comité d’action du Quartier Nord (1968-1974) ; il accepte de présider le conseil d’administration de la nouvelle structure. Il impulse d’emblée « une vision positive du travail social » et un « esprit de cogestion ». Celui-ci est formalisé dans la rédaction d’une charte (1975), dans laquelle on peut lire : « L’asbl reconnaît au groupe des travailleurs sociaux, impliqués quotidiennement dans une pratique qui dicte leur travail, la faculté de déterminer ces priorités d’action, avec l’appui « technique » du conseil d’administration ayant du recul et d’autres acquis »[21]. Marie-Christine Renson raconte les débuts : « Au départ, c’était très théorique parce qu’on se connaissait très mal, on n’avait aucune pratique pour travailler ensemble, et on venait d’horizons différents [paroisses, écoles, service social de logement[22]]. (…) On a dû apprendre à se connaître et à travailler ensemble. (…) J’ai été marquée par le mouvement de travail social communautaire, qui nous a pas mal interpellés pour qu’on construise un projet qui sorte de l’assistanat, qui s’inscrive plus dans des actions sociales, collectives, communautaires, émancipatrices. C’était le leitmotiv complet, mais (…) il a fallu quand même beaucoup de temps pour que le projet devienne un projet de tout le monde, que [tout le monde] se l’approprie ».
Après avoir présenté dans la précédente revue des expériences d’éducation populaire nées en Wallonie et à Bruxelles à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, Dynamiques consacre ce double numéro aux universités populaires mises en place durant la période des Trente Glorieuses. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, les initiatives se sont poursuivies et multipliées afin de répondre aux demandes des couches multiples du tissu social (immigrés, précarisés, ouvriers…) et en développant des objectifs spécifiques. Consacrer un double numéro à cette problématique s’est avéré nécessaire d’un point de vue historique tant en raison de la diversité des publics concernés que de la multiplicité des questionnements, des sources et des méthodes. Le vaste chantier de recherches, ouvert par le CARHOP, sur l’histoire particulière des universités populaires inscrite dans l’histoire de la démocratie culturelle est encore loin d’être clos.
L’émergence de nouveaux mouvements sociaux apportant une réflexion critique sur l’éducation et la production des savoirs n’est certes pas étrangère au renouveau de ce courant, sans parler de l’impact de Mai 68 (dont le 50e anniversaire s’apprête à être célébré) qui revendique une « université autrement », démocratique et ouverte aux classes populaires, ouvrières et paysannes.
Outil de formation continue et d’émancipation, l’université populaire contemporaine veut aussi amener ses participants à un engagement citoyen et une action militante. On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’institutions se revendiquant du label « populaire » qui retrouve ses lettres de noblesse. Loin d’avoir dressé un inventaire complet de toutes les initiatives, Dynamiques vous invite à découvrir quelques-uns de ces projets nés dans des contextes socio-économico-politiques particuliers et ayant pour objectif d’« ouvrir un espace démocratique autour de réflexions sur les enjeux de notre société, tout en voulant redynamiser l’idée que l’avenir est ouvert par l’émancipation et la transformation sociale»[1].
La revue Dynamiques n°4 abordait des expériences d’éducation populaire de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle à travers l’apparition des Extensions universitaires et du mouvement émergeant des Universités populaires. Nous pouvons en effet parler de « mouvement upéiste » vu le nombre important d’initiatives qui ont fleuri à cette époque.
Ce mouvement qui se prolonge dans l’Entre-deux-guerres se caractérise par une double volonté. D’un côté, des intellectuels généralement situés à gauche de l’échiquier politique, mais pas seulement, s’investissent dans la transmission du savoir au peuple, si possible à la classe ouvrière. De l’autre, le mouvement ouvrier qui exprime ses besoins de former une élite militante, capable de comprendre et d’agir sur les mutations politiques et économiques à l’œuvre dans ce début de 20e siècle. Vu l’enjeu de la démocratisation politique et sa volonté de transformer les rapports de force sur le terrain économique, le mouvement ouvrier prend les rênes de l’éducation politique et sociale de ses affiliés et affiliées. Ce sera la Centrale d’éducation ouvrière (CEO, créée en 1911) du côté socialiste tandis que la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC, fondée en 1921 − l’ancêtre du MOC) se dote d’une Centrale d’éducation populaire en 1930 prolongeant, pour les adultes, les écoles de délégués établies au sein des organisations de jeunesse de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et de la JOCF. Pour la formation de leurs cadres, les organisations socialistes et chrétiennes investissent dans des écoles comme l’École ouvrière supérieure (d’obédience socialiste – fondée en 1921), l’École centrale supérieure pour ouvriers chrétiens (créée en 1922) et l’École sociale catholique féminine de Bruxelles (1920).[1] Le mouvement ouvrier garde ainsi la main sur la formation de ses cadres.
Après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie politique est quasi aboutie en Belgique. S’y joindront encore comme électeurs et électrices, les jeunes de 18 à 21 ans, dans les années 1970. Le vote des étrangers résidant en Belgique depuis plus de 5 années sera acquis, par étapes, entre 1999 et 2004. La démocratie économique connaît aussi des avancées : désormais, les organisations représentantes des travailleurs et travailleuses acquièrent un droit de regard sur les décisions socio-économiques. Avec la signature du Pacte social en 1944 et les lois organiques qui en découlent, la vie sociale est désormais rythmée par les élections sociales à partir de 1950 et la mise en place des organes de la concertation sociale, en entreprise, au niveau professionnel, et à partir de 1960, de l’accord interprofessionnel. Il faut former les délégués et déléguées à ces nouvelles responsabilités. Nous assistons aussi à un regain d’intérêt pour la formation des militant.e.s et des travailleurs et des travailleuses adultes. La scolarisation des générations des années 1920-1930 et l’allongement de l’obligation scolaire à 18 ans, le développement de l’enseignement technique et professionnel de plein exercice ou de l’enseignement de promotion sociale produisent leurs effets sur les jeunes générations.
Parallèlement, de nouveaux besoins s’expriment auprès de groupes “laissés pour compte” dans la période des Trente Glorieuses. La montée des contestations autour des années 1968-1970 et l’émergence de nouveaux mouvements sociaux amènent aussi une critique de l’éducation et de la production des savoirs : l’école distille la culture de l’élite et reproduit les inégalités sociales et culturelles. Comment briser ce cercle non vertueux ? La réflexion porte aussi sur la connaissance comme moyen d’émancipation, mais pas seulement. La formation est nécessaire pour maîtriser les rouages d’une société et permettre le changement politique, économique et social.
Quelles sont ces initiatives ? À quels enjeux répondent-elles ? Comment se sont-elles structurées ? À quels publics s’adressent-elles et avec quels résultats ?
Ce numéro de Dynamiques met le projecteur sur des initiatives qui émergent dans l’après-guerre. Elles répondent à des besoins exprimés, à des attentes, à des publics variés, etc. Elles ont un commun dénominateur : la formation est un outil d’éducation permanente. Elles développent de nouvelles approches, testent des pratiques pédagogiques et marquent leurs différences. Ainsi, par exemple, ATD Quart Monde organise ses universités populaires.
L’expérience lancée en Angleterre de l’Open University percole en Belgique francophone, où le mouvement ouvrier se met à rêver d’une telle université[2]. Cette utopie s’inscrit dans une critique de l’université traditionnelle et dans une volonté de démocratisation de cette institution ce qui suppose de multiples ouvertures : à des étudiants et étudiantes issu.e.s des classes populaires, à des questionnements qui intéressent les travailleurs, à des méthodes pédagogiques innovantes qui rompent avec la simple transmission et à une émancipation collective qui dépasse la réussite individuelle… Les chantiers sont multiples. L’étude de faisabilité d’une université ouverterestera cependant sans suite, faute d’une volonté politique. Dans la foulée de cet échec, la Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi (FUNOC) sera lancée comme formation alternative branchée sur le développement régional à Charleroi. Le monde universitaire ne reste pourtant pas totalement sans réaction face à ce foisonnement d’initiatives critiques quant à son rôle d’institution de reproduction de la domination. Après les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, qui se sont engagées aux côtés du CIEP (Centre d’information et d’éducation populaire fondé par le MOC en 1961) à reconnaître et valider le graduat en sciences du travail délivré par l’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO, créé en 1964), l’Université catholique de Louvain (UCL) signe un partenariat avec le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) qui permet, en 1974, le lancement d’une expérience innovante, la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES). Du côté de l’Université libre de Bruxelles (ULB), des enseignants et chercheurs démarrent le projet d’une licence alternative, à horaire décalé, interdisciplinaire, accessible à toutes et tous par la valorisation de l’expérience. Cette équipe s’investit aussi dans l’Université syndicale, lancée par la Régionale FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde, et teste des méthodes d’apprentissage basées sur la non-directivité. Certaines sont encore actives aujourd’hui : la FUNOC[3] et la FOPES[4] ont fêté leur 40e anniversaire. Le mouvement Lire et Écrire, né dans le berceau de l’Université syndicale, s’est implanté au début des années 1980 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il constitue un rouage essentiel dans la lutte contre l’illettrisme et pour l’insertion sociale des personnes pour lesquelles l’école n’a pas pu ou pas su transmettre cet apprentissage élémentaire, savoir lire, écrire, compter.
Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, connu sous le nom de CASI-UO, s’adresse, dès 1971, aux jeunes Italiens de la deuxième génération résidant à Anderlecht, et favorise diverses formes d’expression (le théâtre, la chanson). Son Université ouvrière devient un modèle pour les jeunes Espagnols et s’ouvrira à la jeune génération marocaine. Il développe également d’autres initiatives.
Le mouvement féministe des années 1970 aborde, sans tabou et avec beaucoup de créativité, les sujets qui fâchent ou interpellent les hommes et les femmes. La revue Les Cahiers du GRIF, lancée en 1972, conteste radicalement la société qu’elle qualifie de patriarcale et capitaliste. Mais une revue ne suffit pas à épuiser ce sujet et les militantes du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) relèvent alors le défi de lancer un laboratoire de recherche : GRIF–Université des femmes, qui devient en 1981, l’Université des Femmes asbl. Il s’agit de combler le désert de la recherche scientifique dans les questions qui intéressent les femmes et l’absence de tout enseignement de haut niveau abordant les problématiques mises à nu par le mouvement féministe.
Plus proche de nous, se développe un nouveau réseau d’universités populaires, s’inspirant directement du mouvement français, relancé à Caen par le philosophe Michel Onfray, en 2003. Ces universités sont multiples : elles se créent un jour, ouvrent un site, lancent un bulletin d’information, organisent l’une et l’autre manifestation… Cette réalité est mouvante. L’Université populaire de Mons, par exemple, lancée en 2005, ne semble plus active. D’autres, par contre, rejoignent le mouvement et occupent la toile qui devient un formidable outil de mise en réseau[5].
Nous développerons l’exemple de l’Université populaire de Bruxelles, née en 2009, mais dont les racines plongent dans les projets portés par le mouvement syndical dans les années 1970 et dans le bouillonnement provoqué par le tissu associatif et alternatif des années 1980. Son projet est social et culturel : répondre aux nouveaux besoins des travailleurs et des travailleuses, des jeunes ou moins jeunes, issu.e.s ou non de l’immigration ou du monde populaire. Elle s’inscrit dans cette lignée d’initiatives qui veulent rendre la culture accessible et la formation possible pour ceux et celles qui veulent prendre leur vie en main et comprendre les petits et grands problèmes de leur temps. Contrairement à l’initiative montoise, dont on ne retrouve plus de traces, l’Université populaire de Bruxelles fait toujours partie du paysage intellectuel bruxellois et est en réseau avec le mouvement upéiste français avec lequel elle collabore, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres UP belges.
Thérèse Tonon (alliée[1] du Mouvement ATD Quart Monde)
Durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973), avec la prise de conscience de la persistance d’une grande misère dans une société bénéficiant pourtant des bienfaits d’une croissance économique sans précédent dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, émerge un mouvement social innovant : Aide à toute détresse Quart Monde (ATD Quart Monde).
Son principal initiateur, le père Joseph Wresinski[2], d’origine polonaise, fait, dès son enfance en France, l’expérience de la grande pauvreté et des humiliations liées à la misère. Devenu prêtre, il est envoyé en 1956 par son clergé dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand dans la banlieue de Paris. Il entre ce jour-là « dans le malheur », comme il l’écrira plus tard. Très vite, il rassemble les personnes qui y survivent, crée des activités culturelles et fonde avec eux une association « Aide à toute détresse » (ATD) qui prendra en 1969 le nom de mouvement international ATD Quart Monde.
L’expression Quart Monde est choisie pour donner un nom collectif positif et porteur d’espoir aux personnes vivant la grande pauvreté, considérées comme des « inadaptées », des « cas sociaux » isolés et coupables de leur misère. Wresinski est convaincu que ce qui fait le plus défaut à ce peuple de démunis présent dans tous les pays n’est pas forcément la nourriture, l’hébergement ou les vêtements, mais d’abord la dignité et la reconnaissance de leur valeur en tant qu’êtres humains respectables et capables eux aussi de « gravir les marches du Vatican, de l’Élysée ou de l’ONU ». Il est regrettable que l’expression Quart Monde ne soit pas encore aujourd’hui suffisamment comprise dans son sens positif.
Toute sa vie, Wresinski a ce souci de dénoncer la misère comme une violation des droits de l’homme et d’affirmer que la pauvreté ne serait pas vaincue aussi longtemps que les pauvres ne seraient pas associés comme partenaires à ce combat. Son appel est entendu puisque le rapport qu’il rédige sous le titre « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français est adopté en 1987 et a des répercussions importantes au plan national et international. Citons l’instauration de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre et le ralliement de nombreux individus qui choisissent d’engager leurs énergies au côté des plus pauvres et de renforcer le volontariat permanent international du mouvement ATD Quart Monde.
La philosophie à la base de la pensée de Wresinski n’est pas simplement un appel à la solidarité des plus nantis à l’égard des déshérités, mais l’établissement d’une réelle réciprocité dans ces échanges. Cela suppose que même les plus pauvres soient susceptibles de contribuer à la connaissance collective d’une société en transmettant leurs savoirs et leurs expériences, à ceux qui peuvent parfois se considérer comme les dépositaires exclusifs de la connaissance. Ayant expérimenté dans leur propre vie certains déficits et dysfonctionnements de notre société, les plus pauvres détiennent une connaissance précieuse, levier important pour lutter contre la misère.
Si les premières universités populaires nées au début du 20e siècle ont souvent rapidement disparu après avoir connu un essor fulgurant, c’est probablement en partie parce que la réciprocité des savoirs, quoique présente dans les intentions des fondateurs, n’a jamais été véritablement organisée. Les transferts ont pratiquement toujours été à sens unique, des « instruits » vers les « incultes » dont les connaissances et les savoirs n’ont pas été suffisamment reconnus comme source de valeur ajoutée pour toute la société. Telle est en tout cas l’hypothèse qui peut rendre compte de la persistance, dans le temps, des initiatives prises par les animateurs d’ATD Quart Monde pour amener les plus pauvres à sortir de leur réserve et à s’engager dans des dialogues avec les universitaires et les responsables prêts à entendre leurs messages et à réviser leurs perceptions. Il y a une véritable continuité entre les premiers échanges dans la fameuse « Cave » achetée à Paris dans le Quartier Latin où ont lieu, à partir des années 1970, les premières « conférences du Monde », conférences ouvertes à tous les citoyens désireux de s’informer de la situation du monde et de se former aux façons de lutter contre la misère et les « dialogues avec le Quart Monde » qui ont abouti à la création de l’université populaire Quart Monde. En effet, lorsque des personnes de milieux différents réfléchissent ensemble autour d’un thème, émerge pour chacune une nouvelle compréhension de leur propre expérience et du monde. Les personnes les plus démunies y apprennent à exprimer leurs pensées, à donner du sens à leur réalité et à transformer leurs souffrances en une force. Elles dépassent progressivement leurs sentiments de honte et de culpabilité en prenant conscience des luttes qu’elles mènent au quotidien pour survivre. Elles prennent confiance pour oser agir dans leur famille, leur quartier pour elles-mêmes ou pour d’autres. Les personnalités invitées en fonction du thème traité et les participants d’autres milieux y développent aussi un changement de leur compréhension et de leur regard sur la grande pauvreté. Leurs savoirs théoriques sont mis à l’épreuve du réel.
Fonctionnement d’une université populaire Quart Monde
Les universités populaires sont au cœur du mouvement ATD Quart Monde, dans lesquelles les participants qui luttent pour sortir de la misère apprennent à s’exprimer, à connaître leurs droits, à être acteurs. Il s’agit d’un processus réflexif et interactif. Les thèmes abordés dans les universités populaires régionales bimensuelles sont préalablement préparés dans des cellules locales mensuelles proches des lieux de vie des personnes. Les thèmes sont très variés : le travail, le logement, le handicap, le droit de vivre en famille, internet, l’art, les élections, l’Europe, etc. Les préparations sont lues lors de la rencontre régionale. Un invité, spécialiste du sujet abordé, répond aux questions et s’intègre au dialogue. Le débat dure environ deux heures. Un animateur fait progresser l’échange et veille à la distribution de la parole pour que chacun puisse s’exprimer à son rythme. Il veille à créer un climat favorisant une expression sans peur et sans jugement et suscite les occasions pour que les participants puissent être confrontés à de nouvelles perspectives de sens. L’approche des personnes afin qu’elles osent participer est parfois très longue tant est ancrée en elles la conviction de ne pas être capables de penser. Les discussions sont enregistrées, retranscrites et transmises au « Sommier » qui regroupe les archives du mouvement international dans le but de garder les traces de l’histoire des plus démunis.
En Belgique, la signature du Pacte scolaire en 1958 marque l’émergence d’un débat politique sur la démocratisation de l’enseignement et de la culture. D’une part, la réflexion sur le mouvement d’expansion universitaire, caractérisé notamment par l’accroissement du nombre d’étudiants dans les universités, amène une réforme de l’enseignement supérieur dès le milieu des années 1960. Celle-ci prévoit la multiplication des institutions universitaires (loi Henri Janne de 1965), ainsi que l’uniformisation du financement de ces universités (loi du 27 juillet 1971)[1]. D’autre part, du côté de la culture, une politique de promotion culturelle et professionnelle des adultes, des travailleurs en particulier, est menée au début des années 1970. Elle aboutit au vote des crédits d’heures en 1973, dispositif qui permet de suivre des cours dans la journée de travail, sans perte de salaire[2], ainsi qu’à l’adoption du décret instaurant l’éducation permanente des adultes en 1976[3].
C’est dans ce contexte, et à l’intersection des deux compétences enseignement/culture, que naît la volonté politique de créer une université ouverte. Celle-ci est exprimée dans trois déclarations gouvernementales entre 1972 et 1975. Elle est notamment inspirée par des expériences étrangères, comme l’Open university, une université publique, créée au Royaume-Uni en 1969 par le gouvernement travailliste au pouvoir, qui propose un enseignement à distance et dont l’objectif est d’être accessible à tous. L’Open university a pour principales caractéristiques de défendre l’autonomie sur le plan éducatif et de proposer un système d’enseignement qui utilise des moyens éducatifs modernes, notamment grâce à des partenariats avec des éditeurs, des libraires, la BBC (British Broadcasting Corporation – radio-télévision nationale), la poste, des universités et des autorités locales[4]. L’idée d’université ouverte est régulièrement débattue dans les cercles universitaires, notamment à la commission des recteurs qui se préoccupe de l’accès des universités existantes à des adultes qui travaillent, mais aussi au sein des organisations sociales, impliquées dans le combat pour la démocratisation de la culture et sensibles à la création d’institutions « ouvertes » et nouvelles.
Une université ouverte à Charleroi ?
Rapidement, un scénario concret se dessine autour de l’implantation d’une université ouverte à Charleroi. Initialement, plusieurs raisons motivent ce choix : l’absence d’infrastructure universitaire dans cette grande ville wallonne en dépit du mouvement d’expansion universitaire, mais aussi la présence d’un nouveau centre de production de la RTB (Radio-télévision belge), dont certains acteurs de l’éducation permanente rêvent qu’il contribue à un projet d’enseignement à distance, impliquant les médias, à l’instar de l’expérience anglo-saxonne de l’Open university. Les organisations sociales régionales ne s’accordent toutefois pas sur les orientations du projet. Alors que le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) conçoit l’installation d’un siège administratif à Charleroi mais plaide pour une organisation décentralisée de la formation, à l’image de son projet de faculté ouverte à l’UCL (Université catholique de Louvain)[5], la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique) juge que l’université ouverte doit constituer une « structure intellectuelle » qui tient compte de manière spécifique[6] des réalités régionales de Charleroi.
En février 1974, le Centre universitaire de Charleroi (CUNIC), récemment créé pour « promouvoir, coordonner ou organiser des enseignements de niveau universitaire et supérieur, ainsi que la recherche scientifique et technologique » confie à la Fondation européenne de la culture (FEC) la réalisation d’une étude préparatoire à l’implantation d’une « université ouverte à vocation wallonne » dans la région de Charleroi. Les conclusions de l’étude, couplées au dépôt d’une proposition de loi du député Michel Hansenne (PSC – Parti social-chrétien) pour la création d’une université ouverte de Charleroi en décembre 1974, relancent le débat. Le ministre de l’Éducation nationale, Antoine Humblet (PSC), crée en septembre 1975 un groupe de travail, « promoteur de l’université ouverte de Charleroi ». Celui-ci est composé de délégués du CUNIC, du chargé de recherches à la FEC, Paul Demunter, de représentants des milieux d’éducation populaire (dont Émile Creutz pour l’ISCO, René De Schutter pour la FGTB de Hal-Vilvorde, Hubert Dewez pour la CSC, Jacques Losson de la Maison de la culture de Charleroi, et Georges Vandersmissen de la Fondation André Renard), des représentants de l’enseignement et des universités, des délégués du ministre de la Culture française et de l’Éducation nationale.
Après plusieurs rencontres, le ministre Antoine Humblet décide d’interrompre les réflexions du groupe de travail, en invoquant l’argument de la compétence : pour lui, le dossier d’université ouverte, tel qu’il s’oriente, relève exclusivement du ressort de la Culture. Cette décision revient à enterrer le projet, sachant que l’enveloppe budgétaire de ce ministère ne suffira pas à couvrir les coûts d’une telle innovation. Du reste, l’argument contrarie les ambitions des organisations sociales qui revendiquent symboliquement l’inscription de la formation des travailleurs dans le giron de l’université. Au-delà de la question de la compétence, d’autres enjeux font également obstacle à une opérationnalisation du projet d’université ouverte à Charleroi. Des appuis du ministre Humblet, situé plutôt dans l’aile droite du PSC, expriment une certaine méfiance à l’égard du projet : le lobby universitaire craint que la création d’une nouvelle institution n’impacte l’enveloppe budgétaire, déjà fermée, dédiée au fonctionnement des universités, tandis que l’Union wallonne des entreprises est globalement réticente à la création d’une université ouverte qui constituerait un outil de conscientisation des travailleurs[7].
Des expériences pédagogiques nouvelles
Le blocage politique ne marque toutefois pas un coup d’arrêt dans la réflexion sur le projet d’université ouverte. Concrètement, au début de l’année 1977, les organisations sociales régionales de la FGTB et du MOC, qui ont participé aux premières discussions, décident la création d’un nouveau groupe de travail. Celui-ci se donne pour mission de soutenir des expériences pédagogiques nouvelles ; son siège est établi à Charleroi. Ce sont les débuts de la Formation pour l’université ouverte de Charleroi (FUNOC). Dans le contexte de la crise économique, celle-ci naît de la volonté de répondre aux besoins d’un public peu qualifié et peu scolarisé ; très vite, elle devient un acteur-clé dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi dans leurs projets de formation, et dans la construction du secteur associatif de l’insertion[8].
Alain Leduc et Matéo Alaluf évoquent l’un et l’autre, comme source lointaine de l’Université populaire de Bruxelles, l’expérience de l’Université syndicale de la régionale de la FGTB Bruxelles-Hal-Vilvorde. Ils soulignent le rôle moteur de son secrétaire régional, René De Schutter, dans cette initiative qui allie des intellectuels militants et le mouvement syndical, ce qui est novateur à l’époque. En quoi consiste cette « université syndicale » qui a laissé tellement de traces dans les mémoires des personnes qui s’y sont impliquées ? Les sources sont plutôt rares et difficilement accessibles : la presse syndicale en a fait écho. Les archives de l’ULB ont conservé un petit dossier reprenant des notes d’orientation présentant le projet et une revue de presse. Les écrits[1], les témoignages[2] de René De Schutter permettent de comprendre ses objectifs mais donnent peu d’informations précises. Quelques protagonistes[3] ont gardé des documents relatifs à cette expérience. Cet article n’a pour seule ambition que de compléter le panel des initiatives de formation pour adultes présentées dans ce numéro de la revue Dynamiques et de dessiner les contours de ce projet de formation. Un travail de compilation tant des souvenirs des protagonistes que de recherches d’archives reste à faire. Le sujet est loin d’être épuisé.
René De Schutter[4] devient secrétaire régional de la FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde à la fin de l’année 1966 et le reste jusqu’en 1976. Dans un entretien accordé à Guido Vanderhulst dans le cadre de l’histoire de la régionale[5], il souligne la singularité de la position de Bruxelles au sein de l’organisation syndicale où le poids et le pouvoir sont plutôt du côté des organisations professionnelles (les centrales) et du côté des pôles régionaux wallon et flamand. La régionale bruxelloise est surtout une structure de services : service chômage, office de droit social, animation des sections locales, mais prend aussi en charge des problématiques transversales. Le contexte de crise des années 1970 met en avant des questions que la régionale de Bruxelles a été la première à prendre en considération comme la dimension socio-économique de l’immigration (opération de régularisation des travailleurs clandestins). Elle mène aussi une réflexion sur l’urbanisme (logement, transport) et sur la nécessité d’un véritable projet d’expansion économique de la ville (reconversion, maintien du tissu industriel, etc.). Pour René De Schutter, la formation des militants est une de ses priorités : « j’étais très porté à faire de la formation. Et je pense qu’on a fait des choses tout à fait remarquables. Il y a un certain nombre de membres qui sont devenus délégués grâce à la formation, ou bien qui, étant délégués, sont devenus de meilleurs délégués. Il y a eu un lien entre les intellectuels, les universités, les journalistes et le monde syndical, grâce à la formation. Elle a été réelle et a influencé un certain nombre d’intellectuels et d’institutions dans la région »[6].
Développer une politique de formation
La formation des délégués est aussi une préoccupation constante de la régionale de Bruxelles-Hal- Vilvorde. Lors du congrès extraordinaire du 13 février 1971, l’assemblée insiste sur l’importance de ce volet de l’action syndicale : « en matière de formation, le Congrès souligne que l’effort devrait porter par priorité sur la formation des délégués et militants de base, en particulier sur le plan régional ».[7]Diverses initiatives existent comme une École des cadres à Vilvorde, des formations de base pour nouveaux mandatés ou des cours plus spécialisés dans les matières de sécurité et d’hygiène au travail, sans compter les formations organisées au sein des centrales professionnelles et au niveau de la FGTB nationale. Régulièrement, la presse syndicale invite les militants et militantes à s’y inscrire et à y participer.
Le besoin d’une formation de haut niveau
De ces expériences émerge le besoin d’une formation de haut niveau. Les militants expriment le souhait de pouvoir approfondir leurs connaissances et les modalités d’action : « c’est d’eux qu’est venue, au cours de l’année 1972, l’idée de cycles d’études prolongeant et approfondissant les matières qu’ils avaient eu l’occasion d’aborder. Ils exprimèrent le désir de voir l’organisation syndicale prendre en charge un nouveau type de formation qui, au-delà d’un simple acquis, leur permettrait de comprendre de manière critique les rouages de la société dans laquelle ils vivent. Ce souci coïncide d’ailleurs avec le rôle grandissant des structures syndicales dans la réalité sociale et la volonté maintes fois affirmée d’instaurer le contrôle ouvrier dans et hors de l’entreprise »[8]. Répondant à ce besoin latent, un groupe « porteur » se réunit pendant l’année sociale 1972-1973 et prépare les lignes directrices du projet. René De Schutter peut compter sur une équipe de militants, universitaires ou non, qui aborde tant les questions de la finalité de ce type de formation que des méthodes de construction du savoir (transmission ou co-construction, voire autogestion) et les contenus que doit traiter cette formation syndicale supérieure. Les modules de formation pour les délégués en sécurité et d’hygiène, organisés à partir de 1969 à la régionale, ont déjà permis d’expérimenter des méthodes d’apprentissage basées sur l’expérience et le savoir des travailleurs. Le modèle de la formation d’adultes mis en œuvre par Bertrand Schwartz au sein du Centre universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) à Nancy inspire les promoteurs. Matéo Alaluf et Anny Poncin se rendent régulièrement à Nancy pour observer et échanger sur les modalités afin de l’implémenter dans leurs propres initiatives de formation.[9]
Le programme de la formation s’élabore au sein d’un groupe de référence. Quatre modules sont retenus. Le premier, piloté par Roger Piette, porte sur l’économie politique. À côté de notions d’économie politique (formation des prix, des problèmes monétaires, « marché » de l’emploi, etc.), le programme vise surtout à introduire aux différents modèles de politique économique. Sont abordés la contradiction apparente entre l’économie et le social, le plein emploi et l’inflation, la consommation privée et publique, la planification nationale et les sociétés multinationales et le développement régional, etc. « L’économie politique est donc vue non comme une connaissance en soi, mais comme l’instrument d’une analyse critique de la réalité socio-économique. »[10] Ce groupe de travail « Économie » planche pendant plusieurs mois pour produire un syllabus qui reprend toutes ces notions..
« Le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté », Antonio Gramsci
Marie-Thérèse Coenen (historienne CARHOP asbl
Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)
Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, communément appelé le CASI-UO[1], est aujourd’hui une école de devoirs et un centre culturel. Cette association est née de la rencontre d’un milieu, des migrants installés à Bruxelles et plus particulièrement à Anderlecht, et des militant.e.s, des Italiens et une Italienne venu.e.s poursuivre leurs études à Louvain (Leuven) à la fin des années 1960. Mobilisant une approche culturelle innovante, le CASI-UO marque un tournant dans la compréhension du phénomène migratoire.
Ces militants constatent que l’intégration par le travail est insuffisante et n’aboutit pas nécessairement à une participation citoyenne dans la société d’accueil. Par contre, la culture et la formation sont les outils de cette révolution : « former des gens pour qu’ils deviennent autonomes, pour qu’ils assurent par eux-mêmes un rôle actif, pour qu’ils deviennent des militants dans le milieu dans lequel ils vivent. »[2] Avec l’Université ouvrière, le CASI-UO ouvre un nouveau champ d’action particulièrement dynamique. Ce modèle va inspirer d’autres groupes socioculturels, issus des vagues migratoires successives, qui cohabitent avec plus ou moins de bonheur dans les mêmes quartiers bruxellois.
Notre rencontre avec le noyau dur des fondateurs du CASI-UO, Silvana Panciera[3], Bruno Ducoli[4] et Roberto Pozzo[5], se déroule le 30 juillet 2017 à Gargnano, au Centre européen de rencontre et de ressourcement qu’ils ont lancé[6] en 2001. Ils accueillent, de mars à octobre, des activités ainsi que des groupes qui organisent leurs propres initiatives dans cet ancien couvent des Franciscaines (Couvent Saint-Thomas) niché à mi-hauteur de la montagne qui surplombe le lac de Garde, prolongeant d’une autre manière et sous d’autres cieux, leur projet de rencontre interculturelle. De l’équipe fondatrice et stable du CASI-UO (au départ en faisaient aussi partie Italo Balestrieri, Alberto Marcati et Anne Martou-Quévit) manque à l’appel Antonio Mazziotti, juriste de formation, décédé en 2017. Ce dernier possédait, outre une licence en droit, une licence en sociologie et en théologie. Avec ce bagage, il avait choisi, en parfait « établi » (voir plus bas le sens de cet appellatif), de travailler comme conducteur de tram à la STIB pendant 10 ans et ensuite dans le syndicat italien CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro-Confédération générale italienne du travail). Il avait quitté la Belgique après une vingtaine d’années. Pendant les premières années de son « service juridique », il fut fort aidé par Loredana Marchi qui deviendra plus tard directrice du Foyer asbl à Molenbeek.
Mais pourquoi accoler les lettres UO (Université ouvrière) au CASI ?
C’est en souriant que Bruno, Roberto et Silvana nous répondent : « Nous savions que nous ne voulions pas ouvrir un service d’assistance pour les familles italiennes. Cela existait déjà. Nous voulions mettre l’accent sur les besoins implicites, les attentes de cette population, déracinée et laissée à elle-même. Nous avons opté pour les mots Centro di azione sociale italiano en abrégé le CASI, mais ils étaient déjà utilisés par une autre association et nous avons reçu une injonction nous interdisant de les utiliser. Comme nous avions un projet de formation, nous avons réfléchi et accolé les termes : université ouvrière. C’était dans l’air du temps. À cette époque, on parlait beaucoup d’ Open university, etc., mais cela correspondait aussi à notre projet global. Le CASI-UO, c’est devenu un label. »
Pourquoi s’installer à Anderlecht ?
« Une assistante sociale, Fabiola Fabbri, nous signale la présence importante d’une communauté italienne à Bruxelles. Elle-même est employée par l’ONARMO (Œuvre nationale d’aide religieuse et morale aux ouvriers, service social d’origine italienne fondé en 1947) et est en contact avec ces familles. » Bruno s’installe alors en 1970 dans un petit appartement, au numéro 10 de la rue Rossini, à Cureghem, près de la Gare du Midi, un quartier à la population finalement assez homogène, composée presque exclusivement d’ouvriers, avec ses lieux de sociabilité, ses bars italiens, ses commerces et ses cercles de proximité.[7] Johan Leman parle de quasi-ghetto « La Sicile sur Senne », pour un quartier voisin de Cureghem.[8]
Bruno et Silvana continuent : « Tout commence par l’observation. Nous avons regardé une carte géographique et analysé les statistiques des populations étrangères. C’était à Anderlecht que la communauté italienne était la plus importante. Nous nous sommes ainsi installé.e.s dans le quartier. Nous vivions en communauté. C’était une pratique courante à l’époque. Être militant supposait un investissement total. Le mouvement d’extrême gauche avait ses « établis », des intellectuels qui travaillaient dans les usines ou vivaient dans les quartiers populaires. À Schaerbeek, il y avait aussi de semblables communautés de vie. Nous participions à ce courant en vivant à Anderlecht, commune peu accueillante à l’époque pour les migrants. Nous avions une disponibilité quasi totale, même la nuit quand certains jeunes nous interpellaient. Pour eux, nous étions peut-être des intellectuels, mais nous assumions les mêmes conditions de vie, étions proches et vivions comme eux. Nous n’avions pas beaucoup de moyens, le salaire de Silvana, en tant qu’enseignante de langue italienne, a été le premier salaire versé pour faire vivre la maison. »
Entre 1973 et 1988, le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière (CASI-UO) compose et produit cinq disques destinés à accompagner et commenter des pièces de théâtre mises en scènes et jouées par des jeunes de l’association. Cette démarche résulte du constat posé par le CASI-UO de la nécessité de créer une culture spécifiquement immigrée. Elle s’inscrit en adéquation avec les objectifs poursuivis par l’Université ouvrière et se nourrit des réflexions issues de celle-ci.[1]
Le CASI-UO fait ainsi figure de précurseur en revendiquant une culture immigrée, produite comme une construction identitaire nouvelle et mixte. Puisant ses racines dans l’histoire de l’émigration des parents, mais revue à la lumière de l’expérience des jeunes de la deuxième génération, cette culture mosaïque est véhiculée à travers les ateliers de chant et de théâtre initiés par le CASI-UO, à une époque où il n’existe aucun espace dans la sphère publique belge pour son expression. Dans la volonté de valoriser ce patrimoine créatif culturel issu d’un processus d’éducation populaire, l’analyse de cette démarche se concentre ici sur les trois premiers disques de chants édités par le CASI-UO et conservés au CARHOP.
La culture en fer de lance
C’est à Cureghem, quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, que s’est constitué en 1970 le CASI-UO. Physiquement coincé entre le canal Bruxelles-Charleroi, qui, à l’époque, est loin d’être vu par les pouvoirs publics comme une zone de développement économique prioritaire, et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a alors l’allure d’un ghetto pour Teresa Butera, actuelle directrice du CASI.[2] Si de nombreuses nationalités telles que grecques, turques, espagnoles et marocaines s’y croisent déjà, l’immigration italienne y est largement présente. Dans une analyse publiée à cette époque, le CASI-UO décrit le quartier en ces termes : « Un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples ».[3]
Fondé dans le but de combattre l’exclusion et de favoriser l’insertion socioprofessionnelle des jeunes Italiens résidant à Bruxelles, le CASI-UO mobilise à cet effet une approche culturelle originale. Influencée par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire et convaincue de l’importance primordiale de la culture et de la formation pour arriver à une véritable participation citoyenne, l’association met sur pied de multiples activités à destination des jeunes issus de l’immigration. Toutes partagent l’objectif de former les jeunes pour l’exercice d’une autonomie complète. L’Université ouvrière, cycle de formation destiné à préparer les jeunes à devenir formateurs et formatrices, et une école des devoirs, voient le jour. Citant l’exemple de sa petite sœur qui a des difficultés d’apprentissage, Teresa explique que c’est, un peu par hasard, en allant l’y rechercher un soir, qu’elle entre en contact avec le CASI-UO : « j’ai rencontré quelques jeunes qui m’ont dit : « Écoute, pour nous il y a aussi des rencontres, des formations. Pourquoi tu ne viens pas ? » Et je dois avouer que je suis allée à cette fameuse Université ouvrière, et… je n’ai rien compris au début ! Il y avait le fondateur à l’époque, qui parlait de politique, de Socrate, et je me suis dit : « mais où je suis… ? » Mais ce qui me faisait plaisir, c’est que le monsieur en question parlait l’italien. Il parlait un bel italien ». L’envie d’apprendre l’italien ou le français ou celle de briser la monotonie et la solitude sont des raisons qui poussent les jeunes à s’inscrire à l’Université ouvrière.[4] C’est en tout cas dans le cadre de cette dernière qu’émerge l’idée de recourir au théâtre-chant comme forme d’expression culturelle. Issue d’un processus d’éducation populaire, celle-ci se réapproprie les racines des cultures du pays d’origine et du pays d’accueil.
La production de disques militants dans les années 1970 : un phénomène en vogue
En adoptant le théâtre-chant comme moyen d’expression, le CASI-UO ne fait pas, à l’époque, figure d’exception dans le monde ouvrier. Cette pratique connait dans les années 1970 un renouveau remarquable comme forme d’expression de la contestation sociale en Europe de l’Ouest. Bien que la démarche du centre se singularise par le recours au théâtre-chant comme moyen de production d’une culture d’identité immigrée mosaïque, il n’est pas inopportun de rappeler que celle-ci s’inscrit dans un contexte général de production de disques par des groupes militants.
Pionnières en Belgique du chant de lutte, les ouvrières de la FN (Fabrique nationale d’armes) d’Herstal avaient ouvert la voie en 1966 avec leur chanson « Le travail, c’est la santé mais pour cela, il faut être payé».[5] Dès les années 1970, le folklore est identifié comme point de rencontre de plusieurs mouvements citoyens de contestation. Des mouvements comme celui en opposition à la guerre du Vietnam, Mai 68 et sa remise en cause des valeurs bourgeoises, les différentes luttes pour une identité régionale ou nationale et l’apparition de groupes révolutionnaires « ont trouvé dans les caractères propres au folklore l’expression artistique dont ils avaient besoin ».[6] Révolutionnaires portugais, résistants chiliens, afro-américains luttant pour les droits civiques, toutes et tous écrivent des chants de luttes qui vont être diffusés en Belgique.[7]
Dans le monde ouvrier, le Groupe d’action musicale (GAM) va d’usine en usine pour enregistrer et composer des chants avec les grévistes. En 1974, ses membres gravent, avec les travailleurs des Grès de Bouffioulx, le premier chant de grève sur un disque 45 tours.[8] Suivront ensuite dans le désordre des chants de combat mettant en avant la Fonderie Mangé à Embourg près de Liège, les verreries de Glaverbel à Gilly ou encore les Capsuleries de Chaudfontaine. Signe de proximité idéologique, la chorale du CASI-UO, Bella-Ciao, se produit lors d’occupations d’usines, de rassemblements ouvriers ou de manifestations diverses. En diffusant son premier disque en 1973, le CASI-UO fait ainsi partie des pionniers de cette tendance en Belgique.
Une activité culturelle liée au projet social et politique de l’association
Les fondateurs du CASI-UO partent du constat de l’existence d’une deuxième génération d’Italiens en Belgique, terme qu’ils sont parmi les premiers à utiliser.[9] Ces jeunes nés en Belgique sont victimes d’une ségrégation socio-culturelle et du manque de vision à long terme des politiques belges qui n’anticipent pas l’installation définitive de ces travailleurs et de leurs descendants en Belgique. Cette génération, mise de côté par la société belge, souffre d’une sévère déculturation forcée selon les fondateurs du CASI.[10] Ils constatent pourtant que « La culture est une arme »[11], et lui accordent une importance primordiale. Pour Teresa, le constat de base est « que l’immigré possède sa culture, que ce n’est pas une culture italienne, que ce n’est pas une culture belge, et qu’il faut créer cette culture. Elle n’est pas liée à un pays, elle est surtout liée à une condition ».
De l’Université ouvrière au théâtre-chant
Pour faire émerger cette histoire commune et la valoriser, les jeunes de l’Université ouvrière participent aux ateliers de théâtre-chant. Les pièces de théâtre interprétées par le groupe sont accompagnées par des chants qui sont produits sur disques vinyles. Pour les trois premiers disques, continue Teresa, « on a pris des musiques de chansons populaires italiennes. D’abord parce qu’on n’était pas capable de créer des musiques, mais aussi parce que les musiques populaires rappelaient, comme dit le nom, le peuple. Donc, c’étaient aussi des musiques qui parfois racontaient les souffrances du peuple, des paysans, etc. »
Si les musiques sont issues des traditions populaires italiennes, les textes sont en revanche réécrits afin de « donner un exutoire, un espoir, de la confiance à ces jeunes qui grandissaient (et qui continuent à grandir) marginalement et avec une rage sourde dans le cœur. (…) apprenant à transformer la rage en engagement et l’engagement en réussite ».[12] C’est Bruno Ducoli qui écrit la plupart des textes à partir des réflexions amenées par les jeunes.[13] Pour Teresa, ils ont « eu la chance d’avoir des formateurs qui savaient écrire. Parce que nous, on ne savait pas. Nous, on était des ouvriers, on avait nos limites. Et ils avaient l’art de transformer nos revendications en scène de théâtre ». Par cette démarche, le CASI-UO redonne vie à une tradition italienne pourtant longtemps méconnue des chansons populaires, avec pour sujet tous les aspects de la vie des travailleurs et des travailleuses.[14]
Claudine Liénard (militante féministe et écologiste, ex-coordinatrice de projets à l’Université des femmes)
Évoquer l’histoire de l’Université des femmes constitue un exercice périlleux. Les archives restent à exploiter. Les souvenirs des fondatrices se colorent de leurs ressentis, différents et particuliers. Chaque anecdote, chaque récit constituent autant de fils à nouer, à tisser pour former un tableau à la manière féministe : apparemment sans ordre ni beaucoup de cohérence mais qui finit par offrir un décor où chacune peut se situer et agir. Fort heureusement, l’association a posé ses propres repères historiques, à l’occasion de ses trente ans soulignés le 24 mai 2012 par un colloque dont les interventions ont été publiées. Historienne et cofondatrice, Hedwige Peemans-Poullet y a évoqué la nécessité, à la fin des années 1970, de nourrir le mouvement féministe qui se déployait, d’une pensée construite à partir de recherches et d’études de niveau scientifique. Le monde universitaire belge n’offrant ni terreau favorable ni opportunités, c’est au sein du monde associatif militant que des femmes constituent un point d’appui à des colloques, des débats, des publications. L’association prendra le nom crânement assumé d’Université des femmes[1].
En Belgique particulièrement, le mouvement féministe fonctionne avec des structures temporaires et recomposées au gré de l’actualité des combats à mener (plate-forme « Créances alimentaires » ou « Contre la répudiation », dénonciation des publicités sexistes, refus de la prostitution et des inégalités salariales, etc.), avec des associations nombreuses et diverses (de l’ONG à l’association de fait, de la structure émanant des services publics au groupuscule activiste). Il parvient aussi à pérenniser son action via des organisations plus solides comme le Comité de liaison des femmes où syndicalistes, enseignantes et associatives élaborent leurs positions communes ou via l’institutionnalisation de la démarche dans des organes d’avis officiels tels que le Conseil fédéral de l’égalité des chances[2]. Globalement, il a su construire et garder des modes de fonctionnement sans « vedette », sans trop de hiérarchie, souples et le plus souvent accueillants aux femmes en difficulté, sans ou étudiantes. Malgré la pression politique, administrative voire économique et les mises au pas pour fonctionner dans la légalité, il s’est inscrit vaille que vaille dans le paysage institutionnel belge communautarisé, régionalisé, etc., tout en maintenant une solidarité, des temps et des lieux de convergence, en partageant des outils, des expériences, des savoirs et des savoir-faire. Sans doute, l’analyse politique constante du contexte de domination masculine qui prévaut encore largement dans les institutions belges et, plus largement, dans son organisation sociale, permet de dépasser les incitations à la concurrence associative et de maintenir le sentiment d’une nécessaire cohésion et d’une solidarité féministes.
Cela n’explique pas tout. Il y a aussi, actifs, pensés et sans cesse (re)construits, la volonté et le goût des femmes pour « un mouvement social et politique qui concerne la moitié de l’humanité, mais qui n’a ni fondateur ou fondatrice, ni doctrine référentielle, ni orthodoxie, ni représentantes autorisées, ni parti, ni membres authentifiés par quelque carte, ni stratégies prédéterminées, ni territoire, ni représentation consensuelle, et qui, dans cette « indécidabilité » constitutive, ne cesse de déterminer des décisions, imposant aujourd’hui son angle d’approche et son questionnement à travers le monde »[3]. Ce goût de la multiplicité féconde des sources et des expressions qui a marqué les débuts du féminisme, reste présent dans les collectifs et actions qui dynamisent actuellement ce mouvement. À celui-ci d’offrir aux femmes qui font face ensemble, aujourd’hui, aux défis des inégalités, des références nombreuses et diversifiées. Car aucune personnalité emblématique, fût-ce Françoise Collin citée ici, ne suffit à polariser seule un mouvement dont la diversité constitue à la fois l’âme et le carburant.
Entre élaboration de la pensée et analyses féministes
Dans ce mouvement, l’Université des femmes garde une réputation et une pratique d’élaboration de la pensée et des analyses féministes qu’elle entretient grâce à des cycles de formation, à ses publications et à sa Bibliothèque Léonie La Fontaine[4]. Son champ associatif se situe entre les mondes académiques, administratifs, politiques et militants. Acquise aux enjeux de l’éducation permanente à destination des adultes, elle atteint les publics populaires en formant celles et ceux qui sont en première ligne de l’éducation, la formation et l’animation. Son activité de base – un cycle de conférences-débats thématiques ouvert à tous et toutes – continue à les mettre en contact avec les chercheur.se.s et praticien.ne.s de terrain qui proposent des travaux élaborés avec les outils du féminisme : analyse de genre, attention aux stéréotypes, valorisation des apports des femmes. Ce n’est pas un hasard si l’offre formative se calibre sur les séminaires universitaires. À ses débuts, cela se limite à des thèmes annuels déclinés dans des conférences organisées le jeudi soir dans les locaux de l’école Parallax, place Quételet à Saint-Josse-ten-Noode, et donnant parfois lieu à publication dans la revue de l’association, Chronique féministe. Hedwige Peemans-Poullet l’organise ensuite dans un format plus long, déployé en une douzaine de séances où chercheur.se.s et praticien.ne.s approfondissent un sujet avec une approche de genre. Cette « formation longue » thématique échouera à obtenir une reconnaissance académique, mais finira néanmoins par bénéficier d’une solide réputation. Des dossiers bibliographiques et les articles enrichissent chaque séance grâce à l’apport de l’équipe de la bibliothèque réunie autour de Sabine Ballez, bibliothécaire-documentaliste, et les interventions sont largement diffusées par leur publication dans une collection éditoriale de l’association, les Pensées féministes.
Il s’agit donc de montrer que les recherches féministes doivent entrer dans les cursus académiques à l’instar des Women’s studies qui prennent forme aux USA et dont l’Université des femmes se revendique : « Issues du mouvement des femmes des années 70, les Women’s studies avaient pour objectif de prolonger la critique de la place faite aux femmes dans la société par la critique des discours légitimant leur exclusion. Dans un contexte général de développement des études sur les minorités, les féministes universitaires ont obtenu, à une large échelle, avec l’appui des étudiantes, la création d’enseignements sur les femmes et de Women’s studies interdisciplinaires »[5]. Le développement de séminaires de formation, de colloques internationaux, de cycles de conférences répétés et diversifiés année après année n’aura pas été vain. De même que l’étude de faisabilité développée en 2011 par l’association féministe et bicommunautaire Sophia. Il aura fallu plus de quarante ans pour que les féministes obtiennent finalement l’ouverture – pour l’année académique 2017-2018 – d’un master en études de genre interuniversitaire en Belgique.
«L’université populaire de Bruxelles émerge, en février 2009, de la volonté de quelques acteurs issus des milieux associatif, syndical et universitaire, dont la collaboration en matière d’éducation et de formation d’adultes peu qualifiés dure depuis plus de 30 ans. Ce projet se veut un lieu des possibles et d’interactions entre les travailleurs du secteur associatif, entre les habitants du quartier et les associations, entre tous ceux qui partagent l’idée qu’il est nécessaire d’agir et de réfléchir contre le déterminisme social et éducatif qui entrave l’égalité des chances et des conditions »[1]. Nous rencontrons à Saint-Gilles, dans les locaux du Centre Formation Société (CFS), Alain Leduc et Matéo Alaluf[2], deux promoteurs de cette initiative.
L’université populaire du 21e siècle s’inscrit dans un contexte où la démocratisation des études et le développement de l’éducation permanente sont devenus une réalité tangible. Se pose alors la question de l’intérêt d’un tel projet si on met de côté celui d’assister à des conférences intéressantes et d’acquérir ou entretenir un certain savoir. Plutôt que de démocratisation, Matéo Alaluf préfère parler de « démographisation » des études. « Hier », souligne-t-il, « les études s’adressaient à une élite. Aujourd’hui, le public s’est élargi. Quand j’étais étudiant, il y avait la jeunesse travailleuse et la jeunesse étudiante. La scolarité obligatoire allait jusqu’à 14 ans, mais déjà à 16 ans et surtout à 18 ans, la plupart quittaient l’enseignement. À la fin du secondaire, beaucoup n’étaient déjà plus là. Aujourd’hui, avec l’obligation jusqu’à 18 ans, la jeunesse est scolarisée et il n’y a plus cette distinction. Mais la scolarisation des uns n’est pas celle des autres. Elle est très inégale. Ce n’est pas parce que les jeunes sont à l’école qu’il y a une démocratisation des études. Il y a un passage à l’école et ce n’est pas pour cela que les inégalités scolaires sont moindres que les inégalités sociales qu’il y avait avant cette « démographisation ». Les études des uns ne sont pas celles des autres. »
L’Université populaire de Bruxelles s’ancre à la fois dans le temps court, le renouveau des universités populaires en France à partir de 2003, et dans le temps long, puisque ses racines plongent dans les initiatives de démocratisation de l’enseignement et de la formation qui mobilisent les gauches dans les années 1960 et suivantes. Nous aborderons donc dans une première partie, les expériences et les options fondamentales en matière de formation d’adultes qui ont amené les partenaires de l’Université populaire de Bruxelles à lancer cette nouvelle initiative socioculturelle, dont la genèse et les objectifs seront traités dans un deuxième temps.
Les racines : émanciper les milieux populaires par la formation
1968 : Ouvrir les portes de l’université
Pour Matéo Alaluf, les racines de l’université populaire du 21e siècle remontent aux années 1960, autour d’une certaine idée de la démocratie culturelle et de l’ouverture de l’université aux classes populaires. Il est alors assistant à l’Université libre de Bruxelles et président de la CGSP-ULB. Ensuite il deviendra enseignant et responsable de l’Institut des sciences du travail à l’ULB. « Fin des années 1960, nous avions la volonté d’ouvrir l’université aux classes populaires. Elle était fermée aux classes populaires comme aux classes d’âges. Nous voulions transformer l’université et discutions d’un projet de licence comme cela se faisait à la FOPES (UCL). Nous connaissions Émile Creutz ainsi que l’expérience de l’Open university en Angleterre. René De Schutter, secrétaire de la Régionale de la FGTB de Bruxelles[3], devient membre en 1971 du Conseil d’administration de l’ULB et nous soutient. Dans notre projet, le programme ne devait plus suivre une approche « académique » par champs disciplinaires, mais un regroupement sur des matières avec une approche interdisciplinaire. Pour donner cours, il ne fallait ni être docteur ni avoir un titre académique. On voulait le changement ».
En plus d’un programme interdisciplinaire et des enseignants « non académiques », il est nécessaire, pour avoir une véritable ouverture, donner accès à des candidats-étudiants peu diplômés, mais ayant une expérience.
Début 1970, l’ULB souhaite s’implanter en Wallonie. L’occasion d’ouvrir un programme universitaire à destination des adultes débouchant sur un diplôme est saisie. À Nivelles, qui voit la première expérience, l’orientation proposée est la licence en sciences du travail à horaire décalé avec comme finalité la « Gestion de la formation et de la transition professionnelle ». L’expérience est menée avec le Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP). À Charleroi, c’est une licence en sciences du travail à horaire décalé qui est proposée avec l’orientation « Développement social ».[4] Le public visé est celui des animateurs-formateurs. L’accès par des passerelles et sur dossier – par la valorisation de l’expérience – doit permettre à un public de non-universitaires d’accéder à la formation qui se déroule à horaire décalé et en décentralisation.[5] Matéo Alaluf précise : « à Nivelles, nous avons fait la première expérience inter-facultaire avec des découpages de programmes qui ne se voulaient pas disciplinaires. Mais très vite, la structure académique a repris le dessus dans les procédures de nominations et ensuite dans les contenus. Le poids institutionnel était tel qu’ils ont eu raison de ce que nous pensions et voulions ».
Sur le plan pédagogique, les travaux de Bertrand Schwartz[6] sont une source d’inspiration, mais c’est surtout le CUCES (Centre universitaire de coopération économique et sociale) à Nancy et sa vision de l’éducation des adultes qui les intéressent. Le CUCES partait des savoirs et des compétences des personnes. Ainsi, un cours « coupe couture » pouvait devenir le point de départ pour construire un nouveau savoir. C’est aussi la découverte de la non-directivité : « nous avons tenté », poursuit Matéo Alaluf, « de l’appliquer dans nos pratiques professionnelles et militantes. D’une part, l’idée que le savoir était chez les gens a été très importante dans la formation syndicale où le formateur, l’animateur n’était là que pour développer les idées qui étaient exprimées autour de la table. D’autre part, nous souhaitions implémenter ces méthodes même dans l’Université. Même si l’Université peut capter les innovations et a une certaine capacité d’absorption des idées, nous avons rencontré quelques difficultés pour faire accepter ces méthodes d’apprentissage».
1970 : L’université syndicale à la FGTB-Bruxelles-Hal-Vilvorde-Liedekerke
Pour Alain Leduc, l’intérêt pour la formation d’adultes remonte à sa participation à l’Université syndicale mise en place par la FGTB de Bruxelles, à l’initiative de René De Schutter, au début des années 1970. Camille Deguelle[7] en était le président. Cette formation de haut niveau, l’Université syndicale, comme l’avaient appelée les délégués, avait pour objectif de valoriser la promotion collective, mais non individuelle, l’évaluation collective, le refus d’une sanction par diplôme, et enfin une approche critique de la connaissance contre la simple transmission d’un savoir théorique ou technico-pratique.[8] « Comme militant », dit-il, « j’ai participé à l’Université syndicale. On voulait apporter aux délégués autre chose que des formations techniques, une certaine compréhension du monde économique et syndical : comprendre l’économie, la sociologie, comprendre le monde, mais dans la mesure où il y avait la volonté d’intégrer les militants migrants à la FGTB non seulement comme affiliés, mais aussi comme délégués syndicaux, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait des problèmes de lecture et d’écriture. C’est comme cela que sont nés les cours d’alphabétisation pour les immigrés, pour les Espagnols en 1969 et les Marocains en 1971 ». [9] Les références théoriques mobilisées sont Pierre Bourdieu (1930-2002) avec « l’héritage et la reproduction »[10] et Paulo Freire (1921-1997) avec ses écrits sur l’éducation populaire[11]. « C’était important pour nous. Dans le groupe d’alphabétisation, il y avait beaucoup de chrétiens de gauche qui étaient branchés sur la théologie de la libération. Nous formions une équipe très militante et riche [de ses composantes]. Cette expérience d’université syndicale est, pour moi, un embryon d’université ouverte. Il s’agissait de travailler la question du savoir avec les gens en commençant par le niveau le plus bas, c’est-à-dire apprendre à lire, à écrire, à compter. » Le lien avec la FGTB de Bruxelles subsiste dans l’université populaire contemporaine puisque la FGTB reste une composante fondatrice de l’Université populaire à Bruxelles.
Depuis quelques années, des universités populaires fleurissent en Wallonie et à Bruxelles. Souvent soutenues par les autorités publiques, elles sont une réponse concrète aux politiques promues par l’Union européenne de la nécessité de formation tout au long de la vie. L’idée est cependant loin d’être neuve : le mouvement ouvrier, depuis sa création au 19e siècle, porte le combat en faveur de la démocratie culturelle (notamment en réclamant l’instruction obligatoire) au même titre que l’obtention de droits politiques, économiques et sociaux. C’est une des raisons de son investissement dans ce courant d’éducation populaire alliant souvent des solidarités interclasses.
L’université populaire plonge ainsi ses racines dans l’histoire sociale. Prenant des formes multiples, les universités populaires naissantes poursuivent alors les mêmes objectifs d’émancipation et d’accès à la citoyenneté pour le monde ouvrier. Chaque pilier, qu’il soit socialiste, démocrate-chrétien ou libéral, développe ainsi ses propres initiatives avec plus ou moins de succès et de manière plus ou moins durable.
Aujourd’hui, les universités populaires, qui ont connu de nombreuses mutations par rapport à leurs objectifs initiaux, soutiennent une démarche de formation continue dans l’esprit de construction d’un savoir réflexif.
Ce numéro de Dynamiques consacré aux initiatives d’éducation ouvrière lancées au 19e siècle et au début du 20e siècle, propose de renouer le fil de l’histoire entre les expériences pionnières et les projets contemporains. À travers l’étude de quelques exemples, nous invitons le lecteur à découvrir la philosophie qui les sous-tend à une époque où pour de nombreux individus « il est impossible de comprendre qu’une université puisse être populaire. (…) Ces deux mots jurent de se trouver juxtaposés. Cette opinion provient de ce que les universités sont ordinairement des instituts d’études supérieures, accessibles aux seuls jeunes gens ayant subi une longue préparation dans des établissements d’enseignement primaire et moyen. On ne conçoit pas qu’il puisse y avoir une université pour le peuple.»[1] Outil de transmission des savoirs ou levier d’émancipation, les universités populaires ont ainsi contribué à écrire une page de l’histoire de l’éducation des adultes et à s’inscrire dans le combat pour l’accessibilité de l’enseignement pour tous.
[1] MARINUS, A., Les Universités Populaires, Bruxelles, 1909.
Le 4 février 2005, Elio Di Rupo inaugure en grande pompe l’Université populaire (UP) de Mons et la présente comme la première expérience en Wallonie. Il avait invité pour l’occasion Stéfan Leclercq, directeur des Éditions Sils Maria et du fonds Gilles Deleuze à Paris, qui devient aussi le pilote de cette expérience avec la collaboration de la ville de Mons et du Mundaneum. L’initiative s’inscrit dans le sillage des universités populaires remises à l’honneur par Marcel Onfray, ancien enseignant et philosophe, en 2002, à Caen. Le 15 mars 2005, les activités sont lancées.
Comme en France, les cours sont gratuits et s’organisent deux fois par semaine de 18 à 20 heures. Aucun titre n’est requis. Les sujets sont variés : philosophie, histoire de l’art classique, histoire de l’art moderne et contemporain, communication par l’image, histoire de la littérature médiévale, Avant-garde littéraire, histoire de la Grèce antique, histoire de la mode, etc. L’objectif est de créer un lieu de rencontre et de débat autour de thématiques permettant aux personnes intéressées de comprendre le monde contemporain. L’Université populaire aborde, à travers un programme annuel, des sujets d’actualités, tout en confrontant la pensée des leaders d’opinion dans le monde politique, économique, social mais aussi philosophique. Tous ces sujets sont travaillés dans des groupes ouverts. C’était du moins l’intention déclarée par les promoteurs du projet.
Aujourd’hui, des universités populaires fleurissent en Belgique également. En 2010, l’Université populaire de Bruxelles se lance en s’appuyant sur le modèle français. L’UP Quart Monde Belgique s’adresse aux personnes dans une situation de grande précarité. L’UP de Liège, initiée par Présence et action culturelles (PAC), entend notamment réfléchir à la question de la reconversion économique de la province de Liège, etc. La dernière, l’UP de Laeken[1], fondée au cœur de la Cité Modèle à Laeken, veut partir des préoccupations des habitants de la Cité pour établir son programme de cours et de conférences. Toutes s’engagent à former, à éduquer la population afin d’en faire des citoyens acteurs de changement(s) dans une société en pleine mutation économique, sociale et politique.
Michèle Stessel (historienne) avec la collaboration de Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
En 1893, des membres de l’Université libre de Bruxelles s’inspirant directement d’œuvres similaires existant en Angleterre et aux États-Unis lancent l’Extension universitaire de Bruxelles.[1] C’est au professeur Léon Leclère qu’en revient l’initiative quand il lance un appel aux intellectuels à s’engager dans la création d’une extension universitaire selon le modèle anglais. Un groupe de professeurs, d’étudiants et d’anciens étudiants réunis autour de lui et d’Eugène Monseur, décide de créer dans la capitale, une telle société. Le but de l’œuvre est de rendre les connaissances scientifiques accessibles au plus grand nombre, d’élever le niveau intellectuel et moral de la population et de faire découvrir le rôle fondamental de l’activité scientifique dans la société.
Un comité provisoire s’attèle à élaborer un projet de statuts et à préparer l’assemblée générale fondatrice de la société à laquelle est invitée toute personne intéressée par cette œuvre d’éducation populaire. Un Manifeste précise les intentions poursuivies : « il appartient aux détenteurs du savoir et du pouvoir d’instruire le peuple ou mieux de diffuser la culture dans les masses populaires afin qu’elles participent à cette culture au même titre que ceux qui l’ont élaborée. […] Tous les bons esprits sans distinction d’opinion ont de plus en plus la conscience du devoir qui leur incombe d’élever à eux les masses populaires, de compléter l’éducation du peuple. »[2] Pour les initiateurs, les universités sont les seules capables d’organiser un véritable enseignement populaire : « [En Angleterre], l’éducation populaire n’y a pas été laissée au hasard des bonnes volontés individuelles. Ce sont les universités d’Oxford et de Cambridge qui, avec toutes les ressources scientifiques, ont assumé cette tâche. Les séries de cours organisées par elles dans les milieux en apparence les plus réfractaires à tout effort intellectuel ont réussi au-delà des prévisions les plus optimistes. Nous nous proposons de les imiter et venons faire appel à vous pour nous aider à créer une société intimement rattachée à l’Université libre de Bruxelles qui se chargera d’organiser des cours populaires d’enseignement supérieur avec le concours de toutes les associations qui voudront bien s’intéresser à l’œuvre ».[3]
La fondation
Le 22 mars 1893, a lieu l’assemblée générale fondatrice de l’Extension universitaire, en présence d’une centaine de personnes, tous membres de l’ULB. Le recteur, Hector Denis, préside la séance et insiste dans son discours inaugural, sur la nécessité de diffuser pour le bien de la démocratie, les connaissances scientifiques. Il expose ensuite les objectifs de l’Extension. L’université ne doit pas seulement être celle des étudiants, mais du peuple tout entier. L’institution se propose donc de mettre à la portée de tous, sous des formes simplifiées, le contenu de son enseignement. Ainsi l’Extension tend en quelque sorte à réaliser dans le domaine des sciences, ce qu’accomplissent les sections de la Maison du peuple dans celui de l’art. Ensuite, Léon Leclère retrace l’historique du mouvement extensionniste et expose le but spécifique de l’Extension universitaire de Bruxelles. Après quoi, Émile Vandervelde présente et commente les dispositions statutaires. L’assemblée est conviée à voter chaque article ce qui ne suscite aucune difficulté, à l’exception de l’article 11 qui limite le corps enseignant aux seuls professeurs et docteurs de l’ULB. Plusieurs participants, dont une majorité d’anciens étudiants, soulignent le caractère restrictif et réactionnaire de ce principe et reprochent au Comité fondateur d’exclure de manière totalement injustifiée des personnes compétentes, telles des médecins, des jurisconsultes de premier ordre, des savants, sous le seul prétexte qu’ils ne sont pas agrégés. Malgré ces échanges, l’article en question est adopté sans modification. Dès le départ, l’Extension se prive dès lors de personnes compétentes et intéressantes. La séance de fondation s’achève avec l’élection d’un comité provisoire qui est chargé aussitôt de prendre contact avec les organismes susceptibles d’aider la jeune Extension à réaliser le but social qu’elle s’assigne : « la diffusion de la culture scientifique basée sur le principe du libre examen, par l’organisation de cours populaires d’enseignement supérieur, à caractère exclusivement scientifique. »
Organisation et administration
Le fonctionnement de l’Extension universitaire copie celui du modèle britannique avec un comité central et des comités locaux implantés dans tout le pays. La société est composée de membres effectifs et de membres adhérents. Les premiers, qui paient 2 francs de cotisation, sont des professeurs, des docteurs agrégés ou spéciaux, des étudiants et anciens étudiants de l’ULB. Les membres adhérents paient 10 francs de cotisation annuelle, n’ont pas de droit de vote et composent en quelque sorte un comité d’honneur. À la première assemblée générale du 6 juin 1893 qui se déroule après seulement 4 mois de fonctionnement, le nombre de membres effectifs et adhérents est de 207. Ils sont 246 membres (233 effectifs et 13 adhérents) à l’assemblée générale du 3 juin 1894. L’assemblée du 6 avril 1895 qui doit gérer la scission dont il sera question plus loin dans cet article et se prononcer sur l’avenir de la société, affiche une stabilité des membres puisqu’ils sont 229 effectifs et 15 adhérents.
1893 : l’Extension reçoit le soutien moral de l’ULB
Dès la fondation, le Comité provisoire, à l’instar de ses consœurs anglaises et américaines, sollicite du conseil d’administration de l’ULB la reconnaissance officielle ce qui lui sera refusé. Celui-ci estime néanmoins que l’université doit se montrer coopérante vis-à-vis d’une entreprise louable à bien des égards en encourageant ses membres, professeurs et étudiants à participer à son essor. Comme elle se doit d’avoir un droit de réserve institutionnel vis-à-vis de l’Extension, rien ne l’empêche de lui accorder son patronage moral.[4] Lors de l’assemblée générale du 3 juin 1894, le Comité se déclare satisfait de cet appui moral de son université ainsi que du droit d’utiliser ses locaux.
La Ligue de l’enseignement : un partenariat essentiel
Dans le même temps, le Comité provisoire se tourne vers La Ligue de l’enseignement et lui propose un partenariat. Sans aucune difficulté, la Ligue accepte et ses représentants ont désormais le droit de siéger au Comité central. Le terrain est préparé : plusieurs sont membres à la fois de l’Extension universitaire et de La Ligue de l’enseignement. Pour la Ligue, les objectifs sont communs : « cette société, qui poursuit la diffusion de la culture scientifique par l’institution de cours populaires d’enseignement supérieur, avait cru pouvoir compter sur l’appui de notre Ligue dont le programme porte précisément la propagation et la diffusion de l’éducation et l’instruction à tous les degrés et qui s’est attachée, durant son existence, déjà longue à favoriser tout ce qui peut étendre la culture intellectuelle du peuple. C’est assez dire que l’accord devait être facile entre la jeune société et la nôtre. »[5]
La Ligue accepte d’informer ses membres de l’existence de l’Extension, de susciter la constitution de comités locaux et lui assure son appui financier si nécessaire. Ces comités doivent clairement annoncer son patronage et lors de la séance d’ouverture d’un cours, un délégué de la Ligue doit prendre la parole au même titre qu’un représentant de l’Extension. Ses membres bénéficient de la gratuité des leçons et un syllabus de chaque cours, organisé par un comité local, est envoyé à sa bibliothèque.
L’Université populaire de Marcinelle, inaugurée en 1904, est une initiative de Jules Destrée, échevin de l’Instruction publique de cette commune. Comme les universités populaires de Schaerbeek, de Saint-Gilles ou de Mons, elle s’appuie sur ces devancières et sur le modèle français et va développer de multiples activités de tout ordre.
Jules Destrée, un homme aux engagements multiples
Jules Destrée naît à Marcinelle, le 21 août 1863 et décède à Bruxelles le 3 janvier 1936. Il fait des études de droit à l’Université libre de Bruxelles dont il est diplômé en 1883. Il est alors actif dans le Cercle des étudiants progressistes qui lutte en faveur du suffrage universel. Comme avocat, il est amené à côtoyer le monde ouvrier dont il découvre la précarité d’existence. En 1886, il défend Oscar Falleur, dirigeant de l’Union verrière qui est, avec d’autres, inculpé au titre de meneur lors des grèves violentes de mars 1886 dans le bassin de Charleroi et pour lesquelles il sera condamné à vingt années de travaux forcés avant d’être amnistié. En 1889, il assure, avec d’autres confrères, lors du procès dit « procès du Grand Complot », la défense des 27 membres du Parti socialiste républicain qui se terminera par un acquittement général.
Un social-démocrate
Militant politique, Jules Destrée est, en 1893, un des fondateurs de la Fédération démocratique de Charleroi qui opère un rapprochement idéologique avec le Parti ouvrier belge. En 1894, une liste commune aux deux organisations est déposée à l’occasion des premières élections organisées au suffrage universel tempéré par le vote plural. Sur les vingt-huit députés socialistes élus en 1894, huit sont de la région de Charleroi : Jules Destrée est l’un d’eux. Il siégera au Parlement jusqu’à sa mort.
Jules Destrée opte pour le parti qui lui semble le plus capable de contribuer à l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière. Il plaide pour un socialisme combatif tempéré dans ses moyens d’actions : « Nous désirons opérer une modification fondamentale de la société. (…) Pour arriver à cette révolution que nous espérons, nous avons, en entrant dans cette Chambre, suivi les voies légales et parlementaires. Nous avons accepté de nous soumettre aux lois et nous avons prêté serment à la Constitution. »[1] Pour Jules Destrée, l’amélioration de la condition ouvrière passe par le vote de lois sociales. Il revendique le suffrage universel, continue à défendre la cause des ouvriers inculpés lors de grèves de décembre 1904. Il intervient en 1909 sur la question de la réduction du temps de travail dans les mines lors des discussions parlementaires, se prononce pour l’égalité juridique et sociale de la femme.[2]
Pendant la Première Guerre mondiale, Jules Destrée est nommé ministre de Belgique à Saint-Pétersbourg d’octobre 1917 à avril 1918 où il assiste à la Révolution bolchévique. L’Armistice signée, de retour en Belgique, Jules Destrée est nommé ministre des Arts et des Sciences en charge de l’instruction publique dans les gouvernements d’union nationale dirigés de 1919 à 1920 par le catholique Léon Delacroix et de 1920 à 1921, par le catholique Henry Carton de Wiart.
Au 19e siècle, face à la question ouvrière, le monde catholique ne reste pas sans réagir. L’encadrement et l’éducation morale de la classe ouvrière les préoccupent également. Paul Gérin, dans l’article[2] qu’il consacre aux organisations d’éducation populaire nées dans le giron catholique du 19e et début du 20e siècles, présente une typologie qui permet de catégoriser les initiatives prises. Celles-ci peuvent prendre des noms divers et il est parfois difficile de comprendre dans quelle filière elles se situent. Certaines sont moralisatrices, d’autres conservatrices, seul un petit nombre d’entre elles vise l’émancipation des travailleurs et leur formation sociale. Toutes ciblent le monde populaire, voire la classe ouvrière. Mais derrière les dénominations, pour comprendre la portée de leur action, il faut regarder qui sont les fondateurs et fondatrices, comparer les finalités et rechercher si des ouvriers et des ouvrières sont présents parmi eux et/ou dans les instances dirigeantes. Paul Gérin souligne la frontière entre les œuvres catholiques de type paternaliste, où la religion est une fin en soi, et les cercles ou organisations ouvrières qui inscrivent le principe de l’égalité et de la justice sociale comme une priorité et légitime ainsi la revendication ouvrière et l’intervention de l’État.[3]
La première vague, observée à partir de 1851, est constituée des patronages, des œuvres de Saint-Vincent de Paul, qui allient charité et enseignement moral et visent essentiellement l’éducation des jeunes ouvriers. Pour les travailleurs adultes, les sociétés ouvrières dites de Saint-Joseph prennent le relais et fleurissent un peu partout dans le pays wallon. Elles constituent un réseau avec la création d’une Fédération des sociétés ouvrières catholiques qui deviendra la Fédération belge des œuvres ouvrières catholiques en 1880. Après les Congrès des œuvres sociales de Liège de 1886, 1887 et 1890, ces sociétés Saint-Joseph fondent des Maisons des ouvriers, alternatives aux « Maisons du peuple » socialistes. Après la Première Guerre mondiale, elles seront plus ou moins absorbées par le mouvement démocrate-chrétien.
La deuxième tendance s’affiche après les Congrès sociaux de Liège. Encore sous le choc de la révolte sociale de mars 1886 et s’appuyant sur l’Encyclique Rerum Novarum que vient de publier le pape Léon XIII en 1891, des catholiques lancent des cercles d’études sociales pour approfondir la doctrine sociale de l’Église et réfléchir à la vision d’un État social-chrétien cher à la démocratie chrétienne. La majorité des initiateurs sont issus du monde politique, du clergé et de la bourgeoisie intellectuelle, mais on retrouve aussi quelques travailleurs chrétiens parmi ceux-ci.
Le Cercle d’études sociales du Centre
Ce cercle, lancé au début de 1893 à La Louvière, est un bel exemple d’implication des travailleurs, avec en particulier Florimond Senel, annotateur aux chemins de fer à La Louvière. Le cercle sera à l’origine de la création du Parti démocratique du Centre, d’institutions sociales, de syndicats, de coopératives et de mutualités mais surtout il vise à « initier les ouvriers et les jeunes gens de la région à l’étude des questions sociales en soumettant à un sérieux examen les questions qui, directement ou indirectement, intéressent la classe ouvrière, de former des défenseurs intelligents des intérêts ouvriers. »[4] La méthode est participative. Les sujets, choisis par les membres, les introduisent aux questions politiques, économiques, sociales et religieuses du moment : le repos dominical, le contrat de travail, la durée du travail, les initiatives politiques, etc. Paul Gérin constate que, dans la fréquentation du cercle, il y a 34 ouvriers, 18 employés, 34 ecclésiastiques, 70 indépendants qui comprennent des artisans et 166 indéterminés dont il suppose que ce sont surtout des ouvriers, car « s’ils appartenaient à une autre catégorie socio-professionnelle, elle aurait été mentionnée »[5]. Ces cercles d’études ont joué un rôle non négligeable dans la formation de ces membres d’abord et vont influencer, voire infléchir, les politiques sociales menées par les catholiques au pouvoir en Belgique depuis 1884.
Universel travail des cerveaux et des mains,
Fais jaillir de la mort la vie et la jeunesse ;
Fais-nous un généreux printemps plein de promesse,
Pour nous et nos frères humains
Le mouvement ouvrier socialiste, comme l’ensemble des mouvements sociaux, publie et diffuse, depuis le milieu du 19e siècle, quantité de petites brochures thématiques qui forment au final une collection. Elles abordent tous les sujets et servent souvent de support aux conférences, aux cours donnés aux militants, dans les maisons du peuple, dans les universités populaires, etc. De cette façon, les militants ont l’occasion de s’approprier des thématiques utiles pour la lutte sociale.
Les plus connues parmi ces brochures sont sans conteste les « Catéchismes syndicaux » dont le plus célèbre est celui d’Alfred Dufuisseaux[2]. Le CARHOP possède diverses séries de ces publications socialistes, dont la revue L’Églantine qui fait l’objet des lignes qui suivent.
L’Églantine ?
L’églantine est la fleur de l’églantier, un arbuste épineux de 2 à 3 mètres de hauteur qui se développe au bord des pâtures et dans les taillis. Cette espèce, beaucoup plus répandue autrefois, lorsque la campagne était parsemée de haies, se distingue par une floraison de mai à juillet. Cet arbuste (en botanique : Rosa canina), de la famille des rosacées, s’appelle également « rosier sauvage », « églantine blanche » et « rosier des chiens ». Ce dernier surnom s’explique par le fait que, dans l’Antiquité, ses racines étaient utilisées pour soigner la rage des chiens ! On connait aussi le fruit de l’églantier : le cynorrhodon qui a, paraît-il, une haute teneur en vitamines.
L’églantine rouge a longtemps servi d’insigne aux socialistes et aux communistes. Elle avait déjà servi de symbole durant la Révolution française. À partir du milieu du 20e siècle, le parti socialiste utilise le symbole de la rose rouge brandie dans un poing serré. Cette fleur a également été concurrencée par le muguet, symbole du 1er mai, qui a l’avantage de fleurir à cette période de l’année… Par contre et pour en terminer avec ces évocations botaniques, les socialistes italiens ont utilisé l’œillet rouge comme emblème.
Progression du mouvement socialiste durant l’Entre-deux-guerres
Avec la fin de la Première Guerre mondiale, on assiste à un gonflement des effectifs socialistes. Du point de vue syndical par exemple, alors que le mouvement compte 100 000 affiliés en 1914, le demi-million est largement atteint en 1919. Cette importante progression accentue le rôle de la Centrale d’éducation ouvrière (CEO) en matière de formation militante. Créée en 1911 par le Parti ouvrier belge (POB), elle a « pour but d’organiser et de coordonner l’activité de toutes les œuvres d’éducation ouvrière (…) et de procurer aux travailleurs les connaissances et les qualités qui les mettent le mieux en état de mener la lutte pour leur émancipation comme classe dans tous les domaines. »[3]
Deux autres éléments expliquent le développement du travail éducatif du POB : la diminution du temps de travail, grâce en particulier à la loi sur la journée de 8 heures votée en 1921, qui ouvre des disponibilités de temps et donc de nouvelles possibilités éducatives et culturelles, et la participation du POB à divers niveaux de pouvoir, depuis les communes jusqu’au gouvernement national. Les formations syndicales se spécialisent. L’accroissement des responsabilités dans la vie économique et sociale au niveau des entreprises le justifie. La mise en place des commissions paritaires (1919) ou la création de la Conférence nationale du travail (1936) imposent un effort plus pointu de formation.