Bloc-notes : “Écrire l’histoire de l’éducation populaire: Pourquoi (et comment) faire ?”

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Christine Machiels (historienne, CARHOP asbl)

Autour de : Christen, C., Besse, L. (dir.), Histoire de l’éducation populaire 1815-1945. Perspectives françaises et internationales, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 (Histoire et Civilisations).

Que savons-nous au juste de l’histoire de l’éducation populaire ? C’est surtout au travers de lectures de chercheurs et de chercheuses, d’historiens et d’historiennes mais aussi de sociologues, de juristes ou philosophes, que nous l’explorons. En Belgique, certains et certaines se sont surtout attachés à suivre l’évolution de la définition du « droit à la culture », juridiquement connotée, ou encore celle d’« éducation populaire », et de « démocratie culturelle ». D’autres ont tenté de décliner et de décrire les actions éducatives et culturelles menées par le mouvement ouvrier, du côté socialiste, libéral et catholique, depuis le milieu du 19e siècle. Ces recherches ont permis de faire connaître les initiatives d’éducation populaire portées par le mouvement ouvrier, d’identifier ses sources et ses acteurs et actrices. Le Carhop a travaillé cette approche à plusieurs reprises depuis les années 1980.[1]

Depuis une trentaine d’années, en Belgique et ailleurs, il existe bel et bien des recherches sur l’histoire de l’éducation populaire et une multitude de façons de l’aborder et de l’écrire. Écrire cette histoire n’est pas une « opération neutre » ; la démarche met en jeu des sources, des analyses critiques, des approches et des sensibilités différentes. Face aux questionnements que celle-ci suscite, particulièrement lorsque nous la lions à celle d’une co-construction des savoirs, participer à la rencontre internationale, organisée par l’Université Lille 3 – Sciences humaines et sociales, sur l’histoire de l’éducation populaire des 17, 18 et 19 juin 2015 constitue une formidable opportunité de renouveler l’approche, tant dans la recherche que dans la formation, et surtout d’entamer une réflexion sur : comment faire progresser le chantier de l’histoire de l’action socioculturelle aujourd’hui, tout en lui donnant du sens pour les animateurs et animatrices de terrain qui vivent ses évolutions et relèvent des défis, a priori vécus comme « ultracontemporains » ?

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Éditorial

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Où sont les femmes ? À la recherche de l’histoire des femmes migrantes

« Plus méconnue que le travailleur immigré marocain ou turc, était la femme venue le rejoindre ! » Afin de tenter d’apporter quelques éléments de réponse à cette lacune, le CARHOP consacre le n° 3 de la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue à l’histoire très méconnue de la présence féminine dans les courants migratoires.

Parce que des associations de femmes se sont mobilisées pour venir en aide à ces nouvelles arrivantes ne connaissant pas la langue et restant souvent confinées dans la sphère privée, le CARHOP a choisi de traiter la question de la sauvegarde et de la conservation de cette mémoire par le prisme du monde associatif et en se concentrant plus particulièrement sur la situation bruxelloise. Chercheurs et chercheuses, acteurs et actrices de terrain invités dans ce numéro ont fait le point sur cette question et croisé expériences et expertises, afin d’alimenter la réflexion sur l’histoire des trajectoires de vie des femmes migrantes trop longtemps ignorée et négligée et sur le rôle du tissu associatif dans la mise en place de processus d’émancipation et d’empowerment. Mais pour connaître et faire connaître cette histoire, les associations actives sur le terrain doivent prendre conscience de l’importance de leurs archives afin de pérenniser et de transmettre la mémoire de l’action menée envers des publics connaissant aussi de nombreuses mutations. Au vu de l’actualité, le débat sur les migrations est devenu une priorité des enjeux politiques et nous comptons que ce dossier apportera des éléments de compréhension et d’interprétation.

 

Introduction au dossier. 50 ans d’immigration marocaine et turque. Et les femmes dans tout ça ? Une histoire de l’émancipation vue au travers du tissus associatif bruxellois

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Marie-Thérèse Coenen et Florence Loriaux (historiennes, CARHOP asbl)

« Et les femmes dans tout ça ? » Telle était l’interrogation posée par le CARHOP lors de la journée d’étude organisée en décembre 2014 dans le cadre du 50e anniversaire des accords belgo-turc et belgo-marocain. Depuis plusieurs années, l’intérêt pour l’histoire de l’immigration ne cesse de croître comme en témoignent le nombre d’événements et de publications produits dans le cadre des commémorations et le développement de centres de collecte de la mémoire.[1]

« Une double lacune de la recherche historique »

Cependant, il reste encore de nombreux pans méconnus de cette histoire. C’est particulièrement le cas de l’histoire des femmes migrantes. Jusqu’à présent, peu de recherches leur sont consacrées au regard du nombre de travaux produits sur l’histoire de l’immigration. La raison ne relève pas du manque d’intérêt pour la question, loin de là, mais parce que les traces laissées par les femmes migrantes sont parfois tellement infimes, apparaissant en filigrane dans les archives, que leur étude s’en avère souvent complexe.

En outre, si l’histoire des femmes immigrées est ignorée, c’est parce qu’« elle se heurte à une double lacune de la recherche historique : celle qui touche l’histoire de l’immigration et celle qui touche l’histoire des femmes. En effet, l’histoire de l’immigration s’est peu intéressée aux femmes et, de son côté, l’histoire des femmes s’est peu penchée sur la question de l’immigration. »[2]

Les prémices

C’est en décembre 1988, à l’occasion du colloque, organisé au Botanique par Mylène Laurant de la Commission française de la Culture de l’agglomération de Bruxelles, Abdel Fargaoui du Centre socio-culturel des immigrés de Bruxelles, Thérèse Mangot, alors en charge des centres culturels au sein de la Communauté française et engagée en faveur de la diversité culturelle et l’écrivain Ali Serghini de la Commission communautaire de la Région de Bruxelles, sur le thème « Territoires de la mémoire. Histoires, identités, cultures. Des Maghrébins et des Belges parlent »[3], que la question des femmes migrantes est abordée pour la première fois. Cette rencontre met en relation des analystes, des artistes, des auteur.e.s de la culture metissée. L’intervention de la sociologue Nouzha Bensalah[4] sur les « Paroles et silences au féminin » met en évidence les stratégies mobilisées par les migrantes jusqu’alors considérées comme passives et sans histoire. En démontrant leurs capacités à développer des réseaux, des initiatives et des compétences, l’auteure amène la réflexion autour de la place occupée par les femmes migrantes dans la société.

En 2004, dans le cadre du 40e anniversaire de l’immigration marocaine vers la Belgique, un ouvrage coordonné par Nouria Ouali fait le point sur les connaissances socio-historiques de cette migration. Le sociologue Hassan Bousetta, participant au projet, y constate que « les travaux rassemblés à cette occasion contribueront certainement à donner une cohérence à la connaissance éparse que nous avons de l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique. Les données sur le sujet sont en effet encore relativement rares et toujours partielles. L’apparition tardive et le développement parcimonieux des travaux de recherches historiques sur l’immigration en Belgique en offrent une explication. (…) Ce livre nous permet donc pour la première fois de tenter une lecture historique de l’immigration marocaine en Belgique plus précise et plus globale. »[5] Si l’étude constate la féminisation de la population marocaine installée en Belgique et s’attarde principalement sur le rôle joué par les femmes migrantes dans le renouvellement de la population grâce à un taux de fécondité élevé, en revanche on n’y aborde pas véritablement la question féminine.

Mémoires et immigration : l’expérience du CARHOP

Parce que l’expertise du CARHOP en matière d’histoire de l’immigration est multiple et se traduit au travers de la réalisation de différents travaux de recherches, d’expositions, d’animations[6]…, le centre a souhaité poursuivre l’amorce du colloque de 1988 en mettant ici l’accent sur deux dimensions : l’intérêt de la conservation de la mémoire des migrations sous toutes ses formes et la dimension d’éducation permanente comme levier d’émancipation dans l’histoire particulière des femmes migrantes.

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Le milieu associatif bruxellois : un lieu d’émancipation pour les femmes issues de l’immigration maghrébine ? De l’intérêt et l’urgence de nouvelles recherches

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Catherine Jacques (ULB/Saint-Louis, collaboratrice scientifique)

Dans l’après Seconde Guerre mondiale, l’immigration vers les pays européens est encouragée par les pouvoirs en place tant au Maroc qu’en Turquie. Cette émigration résolvait à la fois des problèmes économiques et amenuisait les risques de débordements sociaux. Dans le cadre d’une conjoncture économique favorable, la Belgique entend se pourvoir en main-d’œuvre peu qualifiée en signant un accord bilatéral et le 17 février 1964 avec le Maroc et le 16 juillet de la même année avec la Turquie. La crise économique des années 1970 met un frein à cette politique migratoire : en 1974, le gouvernement belge décide d’arrêter l’immigration officielle tout en régularisant les travailleurs clandestins.[1]

Dans l’imaginaire collectif, le migrant est avant tout un travailleur, un homme qui vient chercher des moyens de subsistance pour sa famille restée au pays. Les femmes migrantes semblent étrangement absentes de cette histoire. Pourtant, nier leur place dans l’histoire de l’immigration, c’est oublier que la politique migratoire belge de l’après-guerre comprend deux volets distincts : l’apport de main-d’œuvre et le volet démographique qui devait doit contrebalancer le vieillissement de la population wallonne mis en exergue par le rapport Sauvy.[2] Très rapidement, les femmes et les enfants rejoignent donc les hommes en Belgique, transformant, comme le souligne Nouzha Bensalah, cet espace migratoire ouvert par le travail en un espace de vie en famille.[3]

Si certains sociologues et politologues, voire psychologues, se sont penchés sur cette catégorie de migrantes, très peu d’études historiques en font leur objet. Dans un premier temps, les raisons de cette lacune seront interrogées. Ensuite, le « postulat » de la journée d’études, à savoir que le tissu associatif bruxellois fut un lieu émancipateur pour les migrantes marocaines et turques, sera lu dans une perspective historique et d’analyse de genre afin d’en vérifier la pertinence.

Parentes « pauvres » de l’historiographie : les migrantes ?

Au risque de se répéter, il faut souligner qu’au regard de la production des sociologues, psychologues et politologues sur l‘immigration maghrébine, la production historique fait office de parent pauvre. Sauf à remarquer que l’ensemble de ces travaux proposent bien souvent une perspective historique très intéressante.[4]

L’histoire des femmes de l’immigration est encore plus lacunaire. En 2004, dans un très intéressant numéro de la revue, Sextant, consacrée aux femmes migrantes, les historiennes Eliane Gubin et Anne Morelli soulignent qu’il n’est finalement pas si étonnant de constater l’absence des femmes immigrées dans les travaux historiques vu que cette histoire se situe au confluent de l’histoire des pauvres, des immigrés et des femmes. Trois sujets qui, à l’époque, sont extrêmement récents dans le domaine historique. Plus de dix ans après, le constat est malheureusement toujours d’actualité.[5]

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Trajectoires et dynamiques migratoires des pionnières de l’immigration marocaine

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Hajar Oulad Ben Taib[1] (assistante chargée d’enseignement, Université Saint-Louis)

Ayant consacré son mémoire aux « Pionnières de l’immigration marocaine dans la commune de Molenbeek-Saint-Jean : parcours de femmes entre 1964 et 1974 », Hajar Oulad Ben Taib nous présente les résultats de sa recherche qui confirment combien l’histoire des femmes immigrées fait office de parent pauvre. Pour réaliser ce travail, l’historienne a donc fait appel à la mémoire orale et réalisé une série d’entretiens avec des femmes marocaines ayant immigré en Belgique au cours de cette période.

Paraphrasant les féministes françaises, qui, en 1970, déclaraient qu’« il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme  », nous avons commencé nos recherches en déclarant que plus méconnu que le travailleur immigré marocain était la femme venue le rejoindre. Absentes des champs de recherche du phénomène migratoire, les femmes le sont tout autant des sources dites « usuelles »[2]. Le manque de recherche sur l’immigration marocaine féminine s’expliquerait ainsi par la difficulté majeure qu’ont les historiens de retrouver des archives dans lesquelles les immigrées marocaines apparaîtraient distinctement.

Afin d’appréhender l’histoire du phénomène migratoire féminin, il est nécessaire de faire preuve d’originalité et de se tourner vers d’autres types de sources telles que les sources orales. Pour mener à bien cette recherche, nous avons rassemblé vingt témoignages de femmes marocaines, arrivées entre 1964 et 1974, qui se sont installées dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean. En acceptant de faire part de leur récit, ces témoins apportaient des informations qu’aucun autre support écrit n’aurait pu fournir. De fait, ces pionnières allaient, au fil des années, devenir de véritables mémoires vivantes de leur commune.[3]

Toutefois, cette génération féminine, disparaissant progressivement, a laissé très peu de traces écrites. Arrivées très jeunes en Belgique, ces femmes font aujourd’hui partie du 3e âge et bon nombre d’entre elles sont soit retournées dans leur pays d’origine, soit sont pensionnées ou encore sont décédées.

Mais qui sont ces femmes ? D’où proviennent-elles ? Quel a été leur processus de départ d’arrivée et d’installation en Belgique ?

La majorité des immigrées interviewées sont originaires du nord du Maroc, essentiellement des régions rurales du Rif. Cette population féminine arrive, pour la plupart d’entre elles, dans le cadre du regroupement familial prévu dans la convention bilatérale signée avec le Maroc en 1964. En effet, il est important de préciser que la présence de la femme marocaine n’est envisagée par le gouvernement belge que dans le potentiel qu’elle a de participer au repeuplement de la Belgique.[4] C’est essentiellement pour cette raison qu’aucune autre disposition par rapport à ses droits et à la reconnaissance de ses diverses identités n’est prise en considération. L’article 13 de la convention de 1964 stipule que : « (…) les travailleurs marocains occupés et établis en Belgique ont la faculté de se faire rejoindre par leur famille dans le moment où ils auront travaillé pendant 3 mois et à la condition qu’ils disposent d’un logement convenable pour leur famille. Celle-ci comprend l’épouse et les mineurs d’âge à charge. »[5]

Bien qu’il existe d’autres profils de femmes migrantes, comme les non-mariées par exemple, ceux-ci restent extrêmement marginaux. La raison pour laquelle on observe un tel pourcentage de femmes expatriées réside dans le contexte particulier du Maroc des années 1960 : peu de temps après l’indépendance, le contexte économique, politique et social au Maroc est extrêmement difficile. Les dispositions juridiques qui régissent la condition de la femme, la « Mudawana », la maintiennent attachée à toute une série de règles rigoureuses.[6] Ainsi, les femmes qui migrent, considérées comme des éternelles mineures, le font le plus souvent suite à la décision de leur mari. Arrivées en Belgique, les immigrées marocaines découvrent les difficultés liées à leurs nouvelles conditions de vie.

De fait, elles se retrouvent confrontées à de nombreux problèmes tels que la langue non maîtrisée, une culture méconnue, des habitations étroites souvent insalubres dans lesquelles les populations immigrées sont entassées dans des conditions de vie précaires. Plus que les hommes immigrés qui vivent l’immigration dans un cadre communautaire, les femmes marocaines se retrouvent dans un profond isolement. C’est ce sentiment qu’on retrouve chez toutes les femmes interviewées : sans leur famille, sans leurs amis, ne connaissant vraiment personne et ayant une sociabilité réduite.

Afin de faire face à cette nouvelle situation, les pionnières de l’immigration marocaine apportent des réponses circonstanciées. La croyance selon laquelle les femmes immigrées n’ont pas travaillé est souvent erronée, car de nombreuses femmes marocaines travaillent dans les années 1960-1970. De fait, elles viennent en soutien à leur époux en s’insérant dans le marché de l’emploi, de manière irrégulière et pendant des périodes de courtes durées. Toutefois, elles recourent bien souvent à des emplois non déclarés, ce qui rend difficile la tâche de l’historien.ne. Néanmoins, d’après les entretiens, nous pouvons affirmer que les secteurs d’activité qu’elles occupent sont considérés comme peu qualifiés et tenus pour une extension des activités réalisées par les femmes dans la sphère privée.

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Au cœur du Gaffi. La mémoire d’un projet de société pour les femmes migrantes

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Florence Loriaux (historienne, CARHOP asbl)

Dans un contexte sociétal en pleine ébullition et où de nouvelles mouvances prennent leur essor comme le pacifisme, l’écologie, le féminisme, Vatican II ou Mai 68, nombreuses sont les associations inspirées par ces courants qui vont se développer au cours des années 1970. Elles sont à cette époque portées par l’engagement militant et bénévole de citoyens et de citoyennes. Au cours de cette période, la question de l’immigration va particulièrement susciter l’intérêt des milieux associatifs qui, en l’absence de gestion politique cohérente et dans l’émergence de certaines politiques communales xénophobes, vont prendre le problème à bras-le-corps. Partant des besoins du public en matière de logement, de santé, d’éducation, d’alphabétisation, des projets ne tardent pas à se développer. Toutefois, peu d’associations répondent à l’époque aux problèmes spécifiques rencontrés par les femmes migrantes.

Quelle mémoire conservons-nous des projets menés par les milieux associatifs en faveur de ces femmes ? Les femmes migrantes sont difficilement repérables dans les archives quand elles n’en sont pas tout simplement absentes, il est donc plus que jamais impératif de sauvegarder les archives des associations qui leur sont dédiées. L’intérêt en est encore renforcé du fait que les femmes migrantes y sont considérées comme des individus à part entière et pas uniquement dans leurs fonctions de mères de famille et de gardiennes du foyer.

Si les associations ont été nombreuses, un bon nombre d’entre-elles n’ont cependant pas survécu pour différentes raisons (idéologiques, financières, structurelles…). La connaissance de leur histoire trop souvent méconnue[1] et leur transmission s’avèrent urgentes à faire émerger et à protéger, ouvrant un champ novateur de recherche pour les historiens et historiennes. Le croisement de ces histoires associatives à la fois semblables et pourtant si différentes permettra de développer une nouvelle approche de l’immigration féminine.

L’une de ces associations, désormais inscrite dans le milieu institutionnel bruxellois, a ainsi décidé de pérenniser et de transmettre sa mémoire. Pour ce faire, le GAFFI, au terme de 36 années d’existence a sollicité le CARHOP, Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, pour en retracer l’histoire en se basant sur les archives et en s’appuyant sur un certain nombre de témoignages oraux.[2]

Naissance du GAFFI

Le Groupe d’Animation et de Formation Femmes Immigrées, mieux connu sous le sigle GAFFI, est né en 1978 de l’engagement militant de citoyens appartenant à la mouvance de la gauche chrétienne émergeant de l’association « Culture et Développement ». Il s’est construit autour de la pédagogie novatrice du brésilien, Paulo Freire, dont la méthode intuitive d’alphabétisation crée une interaction entre l’enseignant et l’enseigné en partant du vécu de ce dernier. Il partage au sein de réseaux nationaux et internationaux les valeurs de solidarité et d’émancipation.

L’engagement d’une jeune assistante sociale, possédant déjà une solide expérience de terrain, Agnès Derynck, va permettre de développer l’action immigrée souhaitée par « Culture et Développement » pour sa section bruxelloise.

Activités au GAFFI dans les années 1980 avec les femmes et les jeunes filles du quartier (Collection GAFFI).

Partant du constat qu’il existe en fait peu d’actions en faveur des femmes migrantes (beaucoup d’entre elles ne font partie ni de la sphère économique ni de la sphère sociale et le fait de rester à la maison contribue un peu plus à les rendre transparentes), les objectifs poursuivis par la jeune association sont de permettre aux femmes d’acquérir des compétences en français et de les mettre en pratique afin d’accéder à une plus grande autonomie, de valoriser leurs savoirs et leur savoir-faire, de retrouver confiance en elles et de s’épanouir dans la vie sociale, économique, culturelle et politique, tout comme dans leur vie personnelle et familiale. Il s’agit de permettre aux femmes de prendre conscience que les problèmes rencontrés au niveau individuel peuvent trouver une réponse dans la solidarité et dans l’action collective.

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L’immigration à Bruxelles, d’hier à aujourd’hui. L’enracinement d’un nouveau « Sujet historique »

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Albert Martens (sociologue, professeur émérite de la K.U. Leuven)

Préambule

Cette analyse incorpore des réflexions glanées des conférenciers et des interventions nombreuses des participant.e.s à la journée d’étude sur l’immigration féminine marocaine et turque à Bruxelles, d’hier à aujourd’hui. Tout en faisant aussi référence à mes propres expériences vécues, je me trouvais devant un dilemme : présenter une réflexion générale qui risquait de servir une gerbe de lieux communs ou me perdre dans l’énumération de particularités dans lesquelles sombrerait l’attention des participants. Convaincu que durant la journée, force détails et précisions sur des actions passées seraient abordées, je m’étais cantonné à une approche générale. Au vu de certaines réactions, l’option que j’avais prise – une réflexion globale sur ce demi-siècle d’immigration qui pourrait nous être utile non seulement pour comprendre le passé mais aussi pour essayer de comprendre les 50 ans à venir – a suscité quelques réactions. La fresque des réflexions historiques paraissait à quelques-un.e.s très large mais a suscité l’incompréhension pour d’autres.

Ce qui me semble important à « faire passer », ce n’est pas tellement un rappel historique des joies et souffrances vécues par les participant.e.s, leurs parents et leurs enfants, mais d’essayer de nous situer dans la cascade des évènements que nous vivons maintenant. Dans quelle pièce (de théâtre) jouons-nous actuellement ? Comment comprendre les réactions des un.e.s et des autres ? Peut-on les prévoir ? Dans la « caisse à outils » de notre passé et de nos réflexions accumulées tout au long de l’ « Histoire » (avec un grand H), n’y aurait-il pas quelques « histoires » (avec un petit h) qui pourraient nous être utiles pour raviver et réactualiser des choses que nous connaissons bien telles que le « voir-juger-agir ».

En d’autres mots, d’une part, utiliser les expériences présentes pour (ré)interroger et réécrire le passé et d’autre part, voir dans quelle mesure ce passé peut nous aider à comprendre le présent et y trouver outils et recettes pour mieux vivre ensemble maintenant et dans le futur. La question posée est celle-ci : Comment percevoir et définir la présence des femmes immigrées durant ces 50 ans ? Ne se trouve-t-on pas devant l’émergence d’un (nouveau) « sujet historique » en Belgique et en Région bruxelloise en particulier ?

Je reprends ici le concept de « sujet historique » d’Alain Touraine : un « instrument d’analyse », un « acteur » construit à partir de la connaissance des représentations et des actions collectives. Son analyse se concentre sur trois moments qui se déroulent plus ou moins conjointement. Le premier est celui de l’identité, celui de sa (son) (auto)définition : Qui suis-je ? Au nom de qui je parle ? Qui je prétends représenter ? Comment suis-je défini par les autres ? Le second est celui de l’opposition : qui sont mes contradicteurs, mes adversaires ? Quelles sont les causes de mon aliénation ? Et le troisième, celui de la totalité : ce vers quoi je tends ; qu’est-ce je veux en définitive ? Quels seront le but ultime, la situation optimale que je veux voir instituer ?[2] Ces trois types de questions constituent un cadre de référence assez simple pour lire et essayer d’interpréter 50 ans d’histoire partagée.

Conjointement à ces questions, je voudrais aussi introduire la relecture de certains moments historiques où nos sociétés ont été confrontées à des débats « homériques », où des affrontements philosophiques et idéologiques ont eu lieu. Ces affrontements sont de nos jours sans doute oubliés, mais ils peuvent nous rappeler que nombre de débats actuels ne sont pas si neufs que cela.[3] L’histoire contemporaine se plait souvent à souligner le caractère nouveau et inédit de certains faits, l’originalité radicale de la situation actuelle. Ignorant la connaissance du passé, nous nous mettons, avec la meilleure volonté du monde, à réinventer l’eau chaude alors que des issues et des solutions possibles ont déjà été trouvées bien avant nous. Introduire la relativité des choses nous permet bien souvent de trouver (plus) rapidement des réponses à nos questions.

Conjuguant ces deux approches, mon exposé se fera en trois temps. Dans un premier point, sera abordée une réflexion sur le temps et la durée. Un second point énumérera quelques questions et débats qui font la une de nos discussions actuelles tandis qu’un troisième évoquera comment, dans le passé, des questions similaires sont déjà apparues et furent résolues entièrement, partiellement ou pas du tout.

Réflexions sur le temps et la durée.

Le schéma suivant devrait nous inciter à quelques réflexions sur la relativité du temps et des périodes historiques.

Prenons l’année 1964, date de la signature de la convention entre la Belgique et le Maroc relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique[4], comme point de départ et demandons-nous ce qui s’est passé d’important depuis pour le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui :

♦ 50 ans de paix: pas de guerre ni d’invasions militaires. Un fait incroyable par rapport aux 50 années antérieures où deux guerres mondiales se sont abattues sur notre territoire. Du jamais vu en Europe occidentale depuis des siècles. Cette stabilité a eu des conséquences importantes, favorables pour les (im)migrants. Ceux-ci pouvaient imaginer de s’établir ‘durablement’ s’ils le souhaitaient, n’étant pas menacés par des tribulations politiques susceptibles de les contraindre à un nouvel exil.

♦ Une accélération et un raccourcissement incroyables du temps et de l’espace. Dans les années 1960-1970, le retour au pays d’origine lors des vacances n’avait bien souvent lieu que tous les deux ou trois ans (voyages souvent homériques qui ont laissé des traces dans les mémoires). Actuellement, nous nous permettons d’aller deux ou trois fois par an « au pays » et d’y rester plus ou moins longtemps. En d’autres mots, la vie « ici » et « au pays » n’a plus cette rupture, souvent vécue comme périlleuse et difficilement franchissable, qu’elle avait antérieurement. Il y a une confluence permanente, quotidienne entre « ici » et « là-bas ».

♦ L’avènement de nouvelles présences sur fond de continuité. Depuis 1964 (mais en fait depuis 1945), les immigrations étrangères ont toujours eu lieu, mais elles ont des caractéristiques fort différentes. D’abord intra-européennes (Italie, Grèce, Espagne, Portugal), elles sont devenues extra-européennes (Afrique du Nord, Turquie) puis à nouveau européennes ou autres (Pologne, Bulgarie, Roumanie, Kosovo, Bosnie, Macédoine mais aussi africaines et sud-américaines…). Certains de ces arrivants avaient subi la colonisation et d’autres, la domination d’une puissance extérieure. À cela s’ajoute encore la venue de réfugiés, de demandeurs d’asile, de personnes venant dans le cadre du regroupement familial, de mariage… Enfin, et c’est tout de même une nouveauté pour ce pays, la résidence d’adeptes d’une religion monothéiste (Islam) en plus des monothéismes déjà présents et reconnus (judaïsme, christianisme). Tous ces passés divers ont brouillé l’image que la population autochtone pouvait avoir des « immigrés », mais aussi contraint ceux-ci à des choix d’identification multiples. Qui sommes-nous ? Comment et à qui voulons-nous être ou ne pas être identifiés ? reconnus ? définis ? Des cartes complexes à jouer ![5]

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Vers une collecte et une valorisation des archives de l’immigration

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François-Welter (historien, CARHOP asbl)

Actuellement, il est désolant de constater qu’aucun centre d’archives (privé ou public) ne mène de politique systématique de récolte, de gestion et de valorisation des archives issues de l’immigration. Il existe là un créneau d’investigations que le CARHOP souhaite perpétrer. Ainsi, en 2017, le centre reçoit en dépôt le fonds d’archives de l’association « La Jeunesse maghrébine ». Née au début des années 1980, celle-ci voit le jour de manière informelle, lorsque des jeunes en quête d’expression culturelle et d’entraide se regroupent spontanément. À cette époque, l’immigration marocaine s’installe structurellement à Bruxelles : la seconde génération se scolarise et s’enracine dans le pays sans qu’il ne soit plus question de retour au pays. Elle est pourtant négligée par les politiques publiques[1]. Comme souvent, les associations pallient alors aux carences des pouvoirs publics en construisant une cohésion sociale à laquelle participe La Jeunesse maghrébine. En 1985, celle-ci est reconnue comme centre de jeunes par la Communauté française. De ce fait, elle se professionnalise et engage ses premiers permanents. En 1988, elle s’enrichit de nouveaux membres qui rompent avec le modèle identitaire des jeunes Marocains de l’époque et promeuvent une société interculturelle, laïque et progressiste.

Les revendications de La Jeunesse maghrébine portent sur la justice sociale et l’égalité, le droit de vote en faveur des non-européens et la mise en place de leviers d’intégration et d’insertion. L’association se positionne aussi par rapport aux polémiques autour du port du foulard et aux exclusions qui en résultent, aux dérives racistes de l’extrême-droite, ainsi qu’aux bavures policières. Enfin, elle soutient une révision et une amélioration de la procédure de naturalisation.

En 1996, Jeunesse maghrébine est reconnue par la Communauté française comme service d’aide en milieu ouvert (AMO) : elle aide les jeunes en difficulté dans une logique de prévention. Les deux pendants (centre de jeunes et AMO) fonctionnent en parallèle jusqu’à la dissolution de la première en 2001.[2]

Les archives de  La Jeunesse maghrébine conservées au CARHOP offrent un utile reflet des engagements politiques, sociaux et éducatifs portés depuis 1985 par l’association. Gageons que la conservation et la valorisation de ce fonds d’archives ne soient qu’une première étape à l’acquisition d’archives d’autres associations qui s’impliquent ou se sont impliquées dans l’action socioculturelle, voire militante, des populations immigrées présentes en Belgique.

Si vos archives sont susceptibles de contribuer à l’histoire de l’immigration en Belgique et notamment à l’histoire des associations qui ont travaillé avec des populations immigrées, n’hésitez pas à prendre contact avec le CARHOP : francois.welter@carhop.be

Notes
[1] À ce sujet, voir : Leduc, A., « Évolution des politiques de cohésion sociale depuis la création de la Région bruxelloise en 1989 », Les Cahiers du Fil Rouge, n° 7-8, p. 36 [En ligne] http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/cahier7et8.pdf, page consultée le 2 octobre 2017.
[2] Le contenu de cette contribution a largement été puisé dans l’introduction de la publication suivante : Ben Djaffar, L., Decelle, M., Barco, P., Archives du fonds La Jeunesse maghrébine, inédit, 2007 (Collection Archives, n°67).
POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Welter, F., « Vers une collecte et une valorisation des archives de l’immigration », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/

LES MOUVEMENTS SOCIAUX DANS L’ESPACE PUBLIC : OCCUPATIONS ET GESTIONS

Manifestation du 26 mars 1955 contre la loi Collard  au Boulevard du Jardin Botanique à Bruxelles lors de la guerre scolaire (1950-1958). Carhop, fonds La Cité, série photographies, dossier                    « Enseignement 1955 Loi Collard », Manifestation contre la loi Collard à Bruxelles, 26 mars 1955.

Éditorial

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L’espace public, un enjeu de pouvoir

L’espace public est un des lieux dominants d’expression des revendications et des crispations sociales. Cette notion « d’espace public » est aujourd’hui questionnée dans un contexte d’inquiétude lié aux menaces terroristes grandissantes et aux politiques sécuritaires qui en résultent et, qui en limitent l’accès. En même temps, l’espace public est devenu plus que jamais un lieu de contestation dans un contexte de crises à répétition, qui inspirent des politiques d’austérité adoptées en force, sans un recours à la concertation sociale. En réaction, les syndicats, mais aussi d’autres mouvements sociaux, descendent dans la rue pour manifester leur opposition et faire valoir leurs revendications. La problématique de l’occupation de l’espace public apparaît profondément contemporaine. Elle est pourtant fortement liée aux luttes sociales pour l’acquisition de la démocratie politique, sociale et économique des 19e et 20e siècles.

Ces luttes sociales, le CARHOP les travaille avec les militant.es d’aujourd’hui dans le cadre de la formation des adultes comme « acteurs/actrices de changement » (formation ISCO, BAGIC, animations ponctuelles avec des groupes militants syndicaux, associatifs etc.). Au vu des actualités, il nous semblait donc important d’investir ce dossier et d’interroger tout particulièrement la notion « d’espace public » avec notre regard d’historien. Cette notion nous apparaît non pas comme subsidiaire des luttes sociales, mais bien comme un enjeu majeur des rapports de force entre mouvements sociaux et pouvoirs publics. Un retour via l’histoire sociale permet de montrer toute la gageure d’un débat contemporain sur la négociation de cet espace public aujourd’hui.

Notre approche se veut sociohistorique. Le Carhop s’est ainsi attelé à réaliser une généalogie des luttes sociales des 19e et 20e siècles selon une perspective toute particulière, qui a supposé de relire les archives sous le prisme d’un questionnement : celui de l’articulation entre l’histoire sociale belge et l’évolution de la législation relative à l’ordre public.

À partir de cette contextualisation réalisée par l’historien François Welter, nous avons choisi de réunir dans ce même dossier des contributions qui éclairent plusieurs questions que soulève aujourd’hui la problématique « L’espace public, un enjeu de pouvoir ». Nous avons souhaité croiser les approches de la sociologie de l’action collective, de l’histoire sociale, orale, urbaine, de la sécurité et de la gestion des risques.

Occuper l’espace public aujourd’hui. De quoi parlons-nous ?

L’occupation de l’espace public revêt des formes très différentes. Une manifestation réunissant dans les rues plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, n’en est qu’une forme parmi d’autres. Mais l’espace public est aussi occupé par la diffusion des idées dans la presse et les pamphlets, tandis que les nouvelles technologies, que se partagent autant les dirigeants que les contre-pouvoirs, renforcent encore cette occupation.

Indignés, Nuit debout, Enfants de Don Quichotte, altermondialistes, collectifs de Sans-papiers, mobilisations étudiantes, syndicats, collectifs de chômeurs… Ces différents mouvements sociaux ont pour point commun d’utiliser l’espace public comme principal lieu d’action tout en adoptant des formes de mobilisation très différentes, dépassant largement le cadre traditionnel de la manifestation. Lahcen Ait Ahmed, permanent au CIEP communautaire, dresse une typologie des formes contemporaines d’occupation avec une focale sur le rôle de l’utilisation de la place publique dans une action collective.

La gestion négociée de l’espace public. Revoir nos perceptions

Parce qu’il règne chez certains militant-es une perception systématiquement négative vis-à-vis de l’appareil policier, François Welter nous convie à reconsidérer le rôle des forces de l’ordre et leur place vis-à-vis des mobilisations citoyennes dans leur gestion de l’espace public en croisant les témoignages de Roland Dewulf, ancien secrétaire politique de la CSC, et Vincent Gilles, président du SLFP Police. Ces derniers reviennent sur les dispositifs qu’installent depuis ces trente dernières années les syndicats (pour gérer l’auto-encadrement de leurs troupes) et les services de police afin que le rassemblement collectif dans l’espace public ne soit pas taxé de trouble à l’ordre public, notamment dans le cas de manifestations.

La militarisation de l’espace public… En question

Mais au final, de quelle liberté d’expression dans la rue les citoyens bénéficient-ils lorsque l’espace public est militarisé ? Jonas Campion, historien spécialiste de l’histoire de la sécurité, des polices et des justices en guerre, nous explique que, la présence des militaires dans les rues n’est pas en soi une nouveauté produite par le contexte de la menace terroriste, mais qu’elle n’en pose pas moins question. L’auteur retrace cette histoire de « situations exceptionnelles » et met en exergue les enjeux que suscite ce phénomène pour la démocratie.

Bruxelles. Un lieu d’expression qui cristallise les foules

Par son statut particulier de capitale plurielle (Europe, Belgique, gouvernements régionaux et communautaires…), Bruxelles est un véritable épicentre pour de nombreux mouvements sociaux, où se développent depuis le 19e siècle des pratiques d’occupation et de gestion de l’espace spécifiques que rappelle l’historien Cédric Leloup. Ce dernier nous explique comment et dans quelles circonstances la zone neutre, qui, selon une certaine approche, empêche la confrontation directe entre la population et ses dirigeants, a été constituée.

Au final, l’espace public, qui se décline de multiples façons, est donc une matrice dans laquelle beaucoup de mouvements sociaux prennent corps, quitte à être ensuite relayés dans d’autres enceintes plus officielles ou plus structurées. Il est un enjeu majeur dans les rapports de force entre les mouvements sociaux et les pouvoirs publics et ce, d’autant plus que les médias contemporains participent souvent à la diffusion et à l’amplification des revendications sociales exprimées dans cet espace. C’est notamment pour cette raison que le mouvement ouvrier a un intérêt évident à ne pas négliger ce débat sur l’espace public, qui constitue un lieu symbolique de revendications à défendre.

Introduction au dossier. Espérer, contester, concilier et réprimer : les mouvements sociaux dans l’espace public (19e-20e siècles)

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François Welter (Historien, CARHOP asbl)

L’occupation de l’espace public par les foules est une pratique aussi ancienne que les revendications portées par celles-ci. à travers les époques, elle revête des formes très différentes, que le législateur tente d’encadrer, de contrôler plus ou moins efficacement et avec un degré de permission fluctuant selon le contexte politique et socioéconomique. En tant qu’État démocratique, la Belgique accepte un trouble admissible de l’ordre public, avec comme seuil de tolérance la protection des libertés fondamentales, des institutions et de l’ordre social, économique, moral, voire, à certaines époques, religieux.[1]

Considérée comme libérale, la Constitution belge de 1831 protège en effet plusieurs libertés fondamentales qui, chacune, permettent une occupation de l’espace public sous différentes formes : la liberté de manifester ses opinions en toute matière (art. 14), la liberté de la presse et l’interdiction de la censure (art. 18), le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, sans le soumettre à une autorisation préalable (art. 19), le droit de s’associer (art. 20), le droit d’adresser aux autorités publiques des pétitions signées par une ou plusieurs personnes (art. 21), etc., n’en sont que quelques exemples.[2] Pourtant, le législateur pose d’emblée des balises à ces libertés. Les délits perpétrés à l’occasion de l’usage de la liberté d’opinion constituent, par exemple, une limite mentionnée explicitement par la Constitution.[3] Une autre concerne la soumission des rassemblements en plein air, eux-mêmes liés au droit de s’assembler, aux lois de police. Les règlements de police peuvent ainsi prescrire des mesures préventives, telles que la nécessité d’une autorisation préalable, pour empêcher le désordre sur la voie publique et dans les lieux publics.[4]

Détenteurs à la fois de l’autorité administrative, y compris sur la police, et politique, les bourgmestres sont les principaux garde-fous de l’expression des mouvements sociaux dans les rues, dans un contexte où l’autonomie communale est sacro-sainte face au pouvoir central. Il serait illusoire de parcourir l’ensemble des mesures législatives adoptées dans chaque commune pour contrôler l’occupation publique durant les 19e et 20e siècles ; les principaux mouvements sociaux qui parcourent l’histoire de Belgique montrent néanmoins des évolutions à la fois dans les revendications qui cristallisent des franges de la population et dans l’attitude des autorités publiques vis-à-vis de ces mobilisations. Renonçant à un tracé chronologique stricto sensu et sans prétendre à l’exhaustivité, le parcours présenté ici essaye de mettre en perspective des moments marquants par les motifs et les formes d’occupation de l’espace public, ainsi que par les moyens et l’ampleur de leur encadrement/répression légale.

La Loi et la force face aux droits sociaux et politiques élémentaires : le long 19e siècle

L’héritage juridique de l’État belge n’incite pas à une ouverture face aux revendications populaires (droits sociaux et politiques), malgré que la Constitution soit jugée libérale et installée en réaction aux pouvoirs autoritaires précédents. Le régime français marque durablement de son empreinte les pratiques juridiques de la Belgique indépendante, tandis que le plus pur libéralisme économique conçoit toute réclamation concertée des ouvriers et des ouvrières comme une attaque à son encontre. Le contrôle social et la défense de la propriété privée s’inscrivent dans ce paradigme et le législateur du 19e siècle travaille dans ce sens. Ainsi, le Code pénal de 1810, en application sur notre territoire jusqu’en 1867, prévoit que « toute association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraire, politique ou autre, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer » (art. 291).[5] Le texte ne précise pas son champ spatial d’application ; mais, les commentaires y relatifs semblent considérer de la même manière les espaces publics et privés. Le législateur estime que les coalitions ouvrières, au contraire des associations de maîtres, sont de nature à troubler la paix publique et les intérêts du commerce, par les rassemblements qu’elles provoquent et la fermeture des ateliers.[6] En tant que tel, l’article 291 est abrogé par le décret du gouvernement provisoire du 16 octobre 1830 ; mais, la coalition ouvrière est toujours sévèrement réprimée.[7] Jusqu’à la révision du Code pénal, les poursuites judiciaires se succèdent : près de 2 000 ouvriers sont traduits devant les tribunaux correctionnels et plus de la moitié d’entre eux sont condamnés à des peines d’emprisonnement. Malgré les nombreuses oppositions dénonçant la menace pour l’ordre public, la loi spéciale du 31 mai 1866, intégrée à l’article 310 du Code pénal de 1867, met fin au délit de coalition, tout en assurant à la Justice de pouvoir poursuivre le délit d’atteinte au libre exercice du travail ou de l’industrie[8] ; tout individu qui porte atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers en se rassemblant près des établissements où s’exerce le travail ou à proximité de la demeure de ceux qui le dirigent s’expose à la même menace.[9]

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Occupez l’espace public !

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Lahcen Ait Ahmed (Permanent, CIEP communautaire)

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, en s’immolant par le feu devient le symbole du déclenchement du « Printemps Arabe » (Tunisie, Maroc, Egypte, Syrie, Yémen, etc.) ; un mouvement invoqué ensuite par certains acteurs d’actions collectives en Amérique du Nord – le «printemps d’érable» canadien, « occupy Wall-Street » – et en Europe – les «Indignés» espagnols et français, les manifestations grecques contre l’austérité ou tout récemment les « Nuit Debout » françaises. Les formes et les désirs d’investissement de l’espace public se propagent et cette propagation n’est pas le fruit d’un calcul savant ou d’une stratégie concertée entre les acteurs-contestataires du monde entier. Ceux-ci s’emparent d’un symbole, d’un geste, reformulent une revendication. Ils s’autorisent d’une action collective proche ou lointaine (dans l’espace ou le temps) et font ainsi monter en généralité leurs propres revendications.

Selon la philosophe étasunienne Judith Butler[1] , il existe bel et bien une politique de la rue. Elle est un espace de visibilité et de rassemblement pour des corps maltraités ; l’espace d’autoconstitution d’un acteur ; le lieu d’une affirmation, d’une parole.

En Belgique, les actions collectives de l’automne 2015 rappellent à tous et toutes que la rue, la place, l’espace public sont encore et toujours des espaces politiques. L’espace public est l’espace des publics, un lieu privilégié de la représentation des conflits entre les groupes sociaux.

INTRODUCTION

Les formes d’investissement de l’espace public sont diverses (de la manifestation à la pétition en passant par le blocage d’autoroutes). Dans ce texte, nous concentrerons notre regard sur une forme spécifique de protestation: l’occupation des places. Nous contextualiserons ce mode d’action et proposerons quelques éléments d’analyse. Nous dégagerons ensuite de cette forme spécifique des éléments généraux concernant l’action collective dans l’espace public.

RÉPERTOIRES D’ACTIONS

Selon l’historien Charles Tilly, les acteurs qui souhaitent « mettre en scène » une protestation, puisent très souvent à l’intérieur d’une série « limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré. »[2] Il existerait donc à chaque époque, dans chaque lieu, « un stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires. » L’auteur qualifie de «performances» ces actions dans l’espace public.

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L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre

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François Welter (historien, Carhop asbl)

Dans leur configuration spatiale, les manifestations sont certes des espaces de revendications, d’expression de messages politiques ; elles sont aussi des lieux de confrontations entre militant-es et les forces de l’ordre. Sous ce derniers aspect, les relations entre organisateurs et forces de l’ordre sont plus ou moins tumultueuses selon le contexte et la dynamique du mouvement social ; cependant, la possibilité laissée au citoyen par la Constitution de s’exprimer aboutit à la construction de pratiques militantes et policières évolutives permettant une occupation réglementée/contrôlée et, à terme, négociée de l’espace public.

INTRODUCTION

Le 6 novembre 2014, près de 100 000 manifestant-es se mobilisent à Bruxelles contre les politiques d’austérité du gouvernement Michel : les troubles en marge de la mobilisation provoquent 120 blessés du côté des forces de police et d’importants dégâts matériels (véhicules incendiés ou dégradés, panneaux et feux de signalisation détruits) ; le 24 mai 2016, dans la même ville, une manifestation nationale des trois principaux syndicats du pays réunit 60 000 personnes : l’affrontement entre une dizaine de casseurs et la police cause une vingtaine de blessés, 21 arrestations administratives et deux arrestations judiciaires. Ces dernières années, les médias se font surtout l’écho des violences en marge des mouvements sociaux et placent au second plan la dénonciation des politiques gouvernementales actuelles, marquées par l’austérité et les injustices sociales de plus en plus prégnantes. Bien qu’existants, ces dérapages doivent toutefois être étudiés à l’aune de leurs proportions réelles et des stratégies mises en œuvre pour, justement, les éviter. En effet, si l’histoire des mouvements sociaux en Belgique montre des débordements et des confrontations entre forces de l’ordre, voire l’armée, et manifestant-es, des regards croisés sur les trente dernières années tendent à revoir un jugement trop hâtif sur l’ampleur des troubles de l’ordre public dont la presse fait sa « Une ».[1]

Interroger des acteurs et les actrices de terrain et questionner leur vision paraissent un moyen adéquat pour définir ce qui est mis en oeuvre, tant par les organisateurs que par les forces de l’ordre, lors de la préparation et la tenue d’une manifestation, ainsi que l’évolution des pratiques et, in fine, l’efficacité de celles-ci. Les témoignages de Roland Dewulf, secrétaire politique du secrétaire général de la CSC de 1979 à 2008, et Vincent Gilles, président du SLFP Police depuis 2010, constituent de ce point de vue un matériau de base intéressant pour une approche sociohistorique de la gestion de l’espace public.

L’ORGANISATION DES MANIFESTATIONS : UNE GESTION INTANGIBLE

En tant qu’organisation structurante des institutions belges, la CSC dispose de moyens humains et logistiques, d’une part, et d’une ligne de conduite claire, d’autre part, pour mener des manifestations dans les rues.[2] D’après Roland Dewulf, le processus de ces trente dernières années est presqu’intangible au sein du syndicat chrétien. Une mobilisation telle qu’il s’en déroule régulièrement est d’abord le résultat d’une décision politique prise par les instances de la CSC. Elle a pour objectif de créer un rapport de force dans le cadre de négociations avec le gouvernement et/ou les interlocuteurs sociaux. [►] Et, lorsqu’une lutte en front commun est décidée, des quotas et un nombre de manifestants à mobiliser sont fixés, en concertation avec les autres syndicats et les fédérations. La suite de l’organisation est surtout le fruit d’une concertation avec le bourgmestre et les services de police. [►] Ceux-ci se montrent d’ailleurs proactifs dans la prévention de tout trouble à l’ordre public. Les sections « Renseignements généraux »[3] des zones de police s’informent préalablement des revendications portées par les manifestant-es, des militant-es présent-es et des personnes de contact parmi les organisateurs. Au cours de la manifestation, le dialogue est constant entre organisateurs et les services de police, en fonction des évènements qui surviennent à proximité ou au sein des cortèges. Les négociations préalables entre organisateurs et représentants de l’ordre ne sont toutefois pas un gage de manifestation pacifique. Le déroulement des évènements et la capacité des acteurs et actrices à réagir proportionnellement aux troubles influent sur la gestion de l’espace public. Au sein des cortèges qu’elle organise, la CSC dispose d’un service d’ordre, parfois des métallurgistes à la réputation pourtant sulfureuse dans la conscience collective, chargé d’encadrer les manifestant-es, de les prémunir de fauteurs de troubles extérieurs et, le cas échéant, de neutraliser ceux-ci en concertation avec les services de police. Mais, dans de telles circonstances, les choix de réaction sont encore décidés en collaboration avec les services de police.

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Démocratie, situations « exceptionnelles » et militarisation de l’espace public

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Jonas Campion
(Chercheur associé, Irhis, U. Lille 3
Chargé de cours invité, UCLouvain)

Depuis les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher à Paris en janvier 2015, et dans la foulée du démantèlement d’une cellule terroriste à Verviers, le gouvernement belge a pris la décision de déployer des militaires dans les rues du pays. Face au risque terroriste, ils ont pour mission d’augmenter la sécurité – à savoir assurer la protection des personnes, des biens et des institutions -. Ils apportent leur soutien à la police locale et fédérale dans la protection des lieux sensibles. Dispositif temporaire à l’origine, la présence de l’armée dans l’espace public est régulièrement prolongée par le gouvernement Michel, au gré d’un niveau de menace toujours considéré comme élevé. Les effectifs déployés varient. Ils sont passés d’environ 150 hommes à l’origine à près de 1 800 après les attentats de mars 2016 à Bruxelles, pour se stabiliser au printemps 2017 aux alentours de 1 250 unités, hommes et femmes.

La présence de l’armée dans les rues doit être questionnée selon deux axes. D’abord, il faut interroger son caractère inédit dans l’histoire contemporaine du pays. D’autre part, il faut envisager les conséquences et les risques potentiels d’une telle mobilisation : comment participe-t-elle à transformer l’ordre public, le rapport à l’espace public ou plus largement la démocratie ?

(DÉS)ÉQUILIBRE SÉCURITAIRE ?

Fin 2015, la mobilisation de militaires pour contribuer à la sécurisation de la société belge rencontre à l’origine une large approbation des partenaires de la majorité, malgré des réserves initiales du CD&V dénonçant un « plan antiterrorisme » manquant de transparence. Par contre, elle donne rapidement lieu à des réticences de la part de syndicats policiers et/ou militaires qui invoquent à son égard des raisons identitaires, de spécialisation des institutions, de formation de leurs membres mais 2 aussi d’attribution inadéquate de ressources financières.[1]

Pour eux, policiers et militaires sont des métiers distincts, basés sur des moyens et une formation particulière. Ils reposent surtout sur des «identités professionnelles» spécifiques. Selon les syndicats policiers, plutôt que de faire exercer les tâches des premiers par les seconds, il conviendrait de veiller à renforcer la police en lui donnant notamment les budgets nécessaires pour garantir l’efficacité de l’institution et lui permettre d’exercer ses missions dans de bonnes conditions. Les syndicats militaires dénoncent quant à eux la surcharge de travail induite par cette mobilisation massive. Ils relèvent également la surqualification des militaires pour les tâches demandées. Enfin, ils mettent en lumière l’impact de cette mission sur l’entraînement des unités et sur la vie privée des militaires.[2]

Ils soulignent pour finir la nécessité d’envisager une stratégie claire d’emploi de l’armée, envisageant déjà les cadres de son retrait de l’espace public, face à une sécurité absolue impossible à garantir.[3]

En réaction à diverses propositions faites par des membres du gouvernement (faire revêtir l’uniforme policier à ces militaires, rendre leur présence permanente,…), un discours critique face à cette mesure se fait progressivement entendre au sein de la société civile. Premier point d’orgue de cette opposition, plusieurs associations (CNAPD, la Ligue des droits de l’homme, de Liga voor Mensenrechten et Vrede vzw,…) annoncent le 5 mai 2015 qu’elles portent plainte contre cette décision, jugée à la fois comme « anxiogène » (puisque la présence permanente et massive de militaires en rue peut contribuer à ancrer et développer la crainte parmi la population), « injustifiée » et « illégale ».[4]

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Bruxelles : un épicentre pour les mouvements sociaux

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Cédric Leloup (historien CARHOP asbl)

Capitale de la Belgique et siège d’institutions européennes, Bruxelles est aussi le théâtre récurrent de manifestations populaires sur des thématiques aussi diverses que variées. Des premières heures de l’indépendance à nos jours, son histoire est émaillée des actions de mouvements sociaux, tantôt pacifiques, tantôt violentes, mais toujours revendicatives. En ces temps où les manifestations populaires sont si souvent banalisées ou décriées, il est utile d’en évoquer les origines, l’évolution et les enjeux afin de comprendre leur sens au sein de notre démocratie.

Bruxelles, une capitale au cœur des manifestations

De nos jours, Bruxelles est la ville dans laquelle se déroulent le plus grand nombre de manifestations dans le monde.[1] Ce « record », bien que surprenant de prime abord, n’en est pas moins logique et s’explique par la place qu’occupe Bruxelles tant en Belgique qu’en Europe. Capitale belge depuis 1830, la ville constitue aussi le siège de la plupart des institutions européennes depuis la fin des années 1950. C’est également là que se situent les parlements des Communautés flamande et française, ainsi que celui de la Région de Bruxelles-Capitale. C’est donc tout naturellement vers elle que convergent les manifestations de citoyen-nes belges et européen-nes qui désirent faire connaître leurs opinions ou leurs griefs sur divers sujets aux décideurs politiques de ces multiples instances.

Dès les premières années de la Belgique indépendante, l’occupation de l’espace public bruxellois à des fins de contestation constitue un moyen de pression exercé par la population sur le gouvernement. Cette politique dite « des grandes voiries » est, dans un premier temps, employée par les libéraux contre leurs adversaires catholiques.[2] Elle est ensuite reprise de manière systématique par le Parti ouvrier belge (POB) fondé en 1885. Pour ce dernier, dépourvu de moyens importants et de possibilités d’expression, elle constitue un outil efficace permettant de faire entendre ses revendications, notamment l’obtention du suffrage universel, tout en sensibilisant à sa cause les quartiers populaires généralement hermétiques à toute propagande intellectuelle ou écrite. À ce moyen d’agitation socio-politique, les socialistes ajoutent la grève, ce qui renforce la cohésion et la solidarité au sein du mouvement, tout en rendant les couches populaires plus réceptives aux messages des meneurs.[3]

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Bloc-notes

Vers une criminalisation des mouvements sociaux ?

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François Welter (Historien au CARHOP)

Ces derniers mois, plusieurs évènements nous amènent à nous interroger sur, d’une part, l’évolution des regards portés sur les mouvements sociaux et leur occupation de l’espace public et, d’autre part, les futures possibilités de mobilisation. À cet égard, notre participation à deux colloques nous incite à quelques constats et pistes de réflexion.

 Le 24 février 2017, le Centre d’Information et d’Éducation Populaire organisait une journée d’étude consacrée à la « Pluralité de mobilisations et à la convergence de luttes ». Moins de deux mois plus tard, le 20 avril 2017, se tenait le colloque annuel du réseau de cabinets d’avocats progressistes Progress Lawyers Network, en partenariat avec la FGTB et la Ligue des droits de l’Homme, autour des menaces qui pèsent actuellement sur l’État de droit. Il ne nous appartient pas de revenir sur toutes les évolutions qui ébranlent certains socles de notre démocratie (accroissement des compétences des services de police et de sécurité, réduction du contrôle des magistrats sur ceux-ci, addition et pérennisation des mesures d’exception destinées à combattre le terrorisme, généralisation de celles-ci à l’ensemble de la criminalité, restriction des droits de la défense, etc.). Le climat ambiant a toutefois des incidences sur les capacités d’action des mouvements dans l’espace public.

Dans les présentations des différents intervenant-es des colloques, le constat d’une criminalisation des actions militantes est criant, comme le montrent les éléments rapportés. Le contexte sécuritaire lié à la menace terroriste et le discours ambiant contribuent, en effet, à jeter la suspicion, voire à menacer, les mobilisations des militant-es. Toute une série de mesures limitées dans leur ampleur s’additionnent les unes aux autres pour œuvrer à ce processus. Sur le plan judiciaire, policier et administratif, la multiplication de mesures de coercition à l’égard d’actes de militants (recours aux huissiers lors de grèves, impositions d’astreintes, poursuites pénales de syndicalistes, intimidations, sanctions lors de grèves, expulsions de représentants de sans-papiers, etc.) sont perçues comme autant d’attaques à la liberté syndicale et, de manière générale, à la possibilité de revendiquer/contester. Certaines enquêtes policières cherchent même d’éventuels liens entre les actions de syndicats et des actes de terrorisme.

L’association des actions militantes au terrorisme, et plus généralement au crime, est, de fait, un phénomène en expansion dans le discours ambiant. Les menées des syndicats sont régulièrement associées à autant d’entraves au droit au travail, détournant du même coup le sens premier de celui-ci. Le gouvernement fédéral actuel use de sa légitimité issue des urnes pour défendre son projet, décrédibiliser les contestations et revendications des interlocuteurs sociaux, notamment en dénonçant une prétendue désinformation, et justifier sa seule primauté dans les décisions politiques. Des candidat-es/élu-es politiques et des représentants patronaux dénoncent le prétendu terrorisme des syndicats (ex : affiches diffusées par la N-VA). Lors d’évènements dramatiques (ex : décès de personnes, accidents, etc.), les médias incriminent des militant-es en diffusant des informations partielles, voire erronées, à propos des implications provoquées par les actions menées dans des lieux publics (ex : barrages filtrants, blocage des routes, etc.). D’aucuns dénoncent les facilités de transport offertes aux syndicats pour accéder aux points de rassemblements (ex : trains mis à disposition pour les manifestations nationales à Bruxelles).

De notre point de vue, l’ensemble de ces constats incite à une vigilance à porter aux attaques multiples contre les possibilités de mobilisation, et donc contre certains de nos droits. La militance, pour autant qu’elle défende des valeurs conformes au respect de nos libertés fondamentales, doit aussi œuvrer à défendre/justifier sa légitimité sociale, politique, économique et culturelle, en poursuivant ses combats, d’abord, en brisant par la voie légale ou informative les agressions frontales dont elle fait l’objet et en s’appuyant sur des avancées sociales probantes.

Éditorial

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Être une travailleuse enceinte : le parcours d’une combattante

Après avoir traité dans le n° 0 de la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue la question de l’inégalité salariale à travers le combat emblématique des travailleuses de la FN, le Carhop poursuit ce chantier dédicacé à l’histoire des femmes en consacrant ce n° 1 à une problématique marquée également par des discriminations.

« Félicitations. Vous attendez un heureux événement ». Combien de guides législatifs sur la maternité au travail n’introduisent-ils pas ainsi une question qui n’est pourtant pas neuve puisqu’elle s’est posée avec acuité dès le 19e siècle mais qui n’en est pas pour autant définitivement réglée de nos jours et qui continue à soulever régulièrement des débats passionnés. Il s’agit de la compatibilité entre vie domestique et familiale (et vise à travers elle la fonction sociale de la maternité) et vie professionnelle, deux activités que la majorité des femmes sont tenues d’exercer. Face aux débats contemporains et dans une perspective socio-historique, le Carhop a choisi de traiter cette problématique en invitant des collaborateurs et des collaboratrices à croiser les regards sur cette problématique dont le traitement a fortement évolué depuis deux siècles mais où les tensions entre la volonté réelle de protéger les travailleuses enceintes et la mise en place de mesures discriminatoires pouvant mener à l’exclusion du monde du travail sont toujours présentes.

Introduction au dossier. Travail et maternité sont-ils inconciliables ?

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Florence Loriaux (Historienne, CARHOP asbl)

Travail et maternité font-ils bon ménage ? Au cours de l’histoire, pouvoirs publics, scientifiques, Église, presse, moralistes… se sont montrés souvent assez unanimes pour dénoncer la situation des femmes au travail et inciter ces dernières à retrouver rapidement la sphère familiale et privée afin de se consacrer à ce qui a été considéré comme leur première fonction « naturelle » : la maternité. Avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail à partir du 19e siècle, les législateurs (au plan national et international) se sont saisis de la question de la protection de la maternité et ont peu à peu élaboré un dispositif législatif allant du congé de maternité forcé et non rémunéré à une protection sociale prenant la forme d’assurance maternité. Aujourd’hui, les femmes sont intégrées dans le monde du travail comme le prouve leur taux d’activité. Mais malgré ces avancées, force est de constater que les discriminations à l’encontre des travailleuses enceintes sont encore légions. La potentielle fonction maternelle des femmes sert encore de prétexte à un refus d’engagement et la grossesse reste un prétexte au licenciement abusif. La maternité continue à être un obstacle à l’emploi des femmes comme en témoigne l’enquête de 2010 de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes[1]. Entre la mise en place de mesures spécifiques visant à protéger les travailleuses enceintes et les risques de discriminations pouvant en découler, les débats sur la question tenus dans les assemblées parlementaires, les cénacles médicaux, les associations féminines et féministes, les organisations syndicales ont souvent été houleux et passionnés entre partisan-e-s et opposant-e-s de toute forme de réglementation.

L’histoire de la maternité et de son rapport à l’activité professionnelle des femmes est donc un sujet éminemment complexe et large dont toutes les facettes ne peuvent être abordées au travers de ce seul numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue, la revue du CARHOP. Nous avons cependant veillé à adopter une approche pluridisciplinaire en donnant la parole non seulement à des historien-ne-s mais aussi à des scientifiques relevant de disciplines multiples telles la sociologie, l’économie, la démographie ou les sciences juridiques, ainsi qu’à des responsables d’associations. De la sorte, nous espérons porter des regards croisés sur une question dont le traitement a fortement évolué depuis deux siècles et qui concerne deux des activités  au cœur des enjeux féministes, à savoir la reproduction sociale et la production économique.

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La protection de la maternité sous la IIIe République (1870-1940)

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Anne Cova (Institut en Sciences Sociales de l’Université de Lisbonne)

La durée du congé de maternité (actuellement fixée à 16 semaines en France) est régulièrement débattue. Cet article analyse la genèse et le cheminement de l’idée de la protection de la maternité dans les hémicycles. Quelles en sont les grandes étapes depuis la fin du 19e siècle ? De quelle façon s’est opéré le passage de l’assistance à l’assurance ? La France se trouvait-elle en retard ou en avance par rapport à ses voisins ? Quel a été l’apport des féministes à la construction de l’État-providence ?

Lente émergence de la protection de la maternité

Le repos après et avant l’accouchement et le versement d’une indemnité sont des idées qui mûrissent lentement chez les législateurs[1]. C’est d’abord la discussion autour du repos après l’accouchement qui retient l’attention. Puis l’indemnité entre en scène, avant même que ne soit prise en considération la nécessité d’un repos avant l’accouchement. La question du repos avant et après l’accouchement est loin de rencontrer l’unanimité. En dehors des parlementaires qui s’y opposent, des clivages existent entre ceux favorables à un repos uniquement après l’accouchement, et d’autres qui réclament le repos avant et après ce dernier. Une difficulté supplémentaire est de déterminer à partir de quelle période avant l’accouchement doit commencer le repos.

Ce n’est que peu à peu que l’État devient protecteur, en témoigne le nombre d’années de débats parlementaires nécessaires entre le dépôt d’une proposition ou d’un projet de loi et la promulgation d’une loi : trois années pour la loi Engerand (loi du 27 novembre 1909, du nom du député de droite Fernand Engerand), quatorze années pour la loi Strauss (loi du 17 juin 1913, du nom du sénateur radical Paul Strauss), neuf années pour les assurances sociales qui comprennent l’assurance maternité (lois des 5 avril 1928 et 30 avril 1930) et quatre années pour les allocations familiales (loi du 11 mars 1932).

Loi du 17 juin 1913 (collection Bnf Gallica)

Avec la loi Engerand, l’employeur ne peut impunément rompre un contrat de travail d’une femme enceinte. C’est une forme de responsabilisation et surtout de garantie pour les travailleuses de retrouver leur travail après l’accouchement. La loi Strauss permet aux femmes enceintes de se reposer quatre semaines avant et quatre semaines après l’accouchement — seul le repos après l’accouchement est obligatoire — et de bénéficier d’une indemnité, si minime soit-elle.

L’assurance maternité constitue une avancée notable en permettant notamment aux femmes mariées ou salariées de toucher pendant douze semaines, six semaines avant et six semaines après l’accouchement, une indemnité journalière pour perte de salaire, égale à la moitié de la moyenne du salaire de leur branche et des primes d’allaitement.

Aucune loi n’étant votée sur la protection de la maternité en France avant le début du 20e siècle, il convient donc de poser la question du retard français.

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Le travail au féminin fécond

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Michel Loriaux (démographe, économiste et sociologue UCL)

De tous temps, la société a fait porter aux femmes la lourde responsabilité d’assurer la continuité de l’espèce et la perpétuation de la famille, du clan, de la communauté ou de la Nation.

En outre, dans la foulée de la maternité, elles ont la charge d’élever et d’éduquer les enfants. Des enfants qui furent longtemps nombreux pour compenser les pertes dues à des niveaux incroyablement élevés de mortalité infantile et juvénile. Dans l’ancien régime démographique qui a précédé la révolution industrielle et la transition démographique occidentale, il n’était pas exceptionnel de trouver des femmes ayant eu des descendances de quinze enfants ou plus. La faible efficacité des pratiques contraceptives de l’époque (abstinence, coitus interruptus, avortement…) n’était d’ailleurs pas la seule explication puisque les couples étaient dans la quasi obligation de concevoir beaucoup d’enfants pour avoir une chance d’en amener au moins deux vivants jusqu’à l’âge du mariage et de l’entrée en activité de façon à perpétuer la lignée.

Un exemple de famille nombreuse à la fin du 19e siècle (collection CARHOP).

La situation commence à évoluer à la fin du 18e siècle avec l’entrée dans la révolution démographique, elle-même concomitante de la révolution industrielle. La fécondité amorce alors une descente rapide au point d’alarmer les pouvoirs publics qui craignent qu’une natalité trop basse provoque une diminution de la population et une perte de vitalité de l’économie. On ne tarde pas à mettre en cause le travail des femmes qui les éloigne du foyer familial et réduit leur propension à peupler les berceaux.

Les femmes ont toujours travaillé

En réalité, les femmes ont toujours travaillé que ce soit sous l’Ancien régime ou comme plus tôt au Moyen Âge ou dans l’Antiquité. La révolution industrielle n’a donc pas changé fondamentalement le rapport des femmes au travail et à la maternité sinon que la nouvelle organisation du travail dans les manufactures et les entreprises a contribué à rendre plus visible l’éloignement de la mère par rapport à son foyer. Entre 1846 et 1880, si le taux d’activité féminine se situe autour de 36 % (tous âges mélangés), il faut toutefois rappeler que les statistiques ne prennent en compte que le travail salarié et négligent le travail à domicile et le travail bénévole. Or, le travail est souvent une nécessité de survie, pour tous hommes et femmes confondus.

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La maternité en affiches : l’allaitement, une injonction sociale

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Marie-Thérèse Coenen (Historienne, CARHOP)

À la fin du 19e siècle et au début du 20e, l’affiche devient un support publicitaire, largement utilisé dans le cadre de politiques de santé publique pour prévenir des maladies contagieuses (tuberculose), dénoncer les pratiques à risque (syphilis, alcoolisme) ou développer des réflexes d’hygiène (se laver, aérer). L’objectif de ces messages simples, vie une image combinée à un court texte, est clairement d’éduquer aux bonnes pratiques, condamner les mauvaises, faire peur, développer la responsabilité individuelle, voire de moraliser « le peuple », cible de ces campagnes.[1]

La maternité, et plus particulièrement l’allaitement maternel, est un thème récurrent vu qu’il est au centre de nombreux enjeux, esthétiques, moraux, sanitaires, religieux et socio-économiques. Au début des années 1920, l’arrivée du lait de vache pasteurisé puis du lait en poudre change un peu la donne surtout pour les travailleuses, qui disposent ainsi d’une alternative à l’allaitement maternel. Mais ce n’est pas l’idéal prôné et la mère travailleuse sera encore longtemps accusée de négligence, voire d’égoïsme, d’abandon d’enfants, de mauvaise mère. Le modèle féminin qui s’impose est celui de la bonne ménagère, restant au foyer, instruite, nourrissant et éduquant ses enfants selon des règles précises élaborées par des professionnels que sont les médecins, les hygiénistes, voire les moralistes. La puériculture s’impose comme un nouveau savoir à acquérir. Elle est enseignée dans les écoles au même titre que les arts ménagers et fait l’objet de nombreuses publications. L’affiche participe de ce mouvement d’éducation par l’exemple. Le sujet de l’allaitement est récurrent. Cet acte sous haute surveillance s’inscrit dans une politique de santé publique de lutte contre la mortalité infantile en vue d’améliorer la santé physique et mentale des générations futures. Les mères sont donc objets de contrôle et cibles de toutes les campagnes, non pour leur bien-être mais pour celui de leur progéniture.

Notre corpus reprend les premières affiches publiées par l’Office national de l’enfance (ONE) datant de 1920. Elles mettent en scène des poupons et déclinent plusieurs messages à destination des mères. Dans les années 1950, le service éducatif de la Province de Liège lance une campagne pour l’allaitement maternel. La dernière affiche est publiée, début 1980, par l’ONE et met en scène la femme enceinte.

1920 : la campagne de prévention de l’ONE

Dès sa création en 1918, l’ONE[2] publie une série d’affiches s’inscrivant dans le mouvement de prévention contre les épidémies et d’hygiène sociale qui émerge fin du 19e siècle. L’institution veut lutter contre la mortalité infantile et recourt à l’affiche pour atteindre cet objectif. La « nouvelle culture », que l’ONE souhaite implanter, s’inscrit en rupture aux coutumes existantes, notamment en matière d’alimentation des petits enfants qui, après un rapide sevrage, sont souvent nourris comme des adultes, entrainant un taux de mortalité infantile. Le discours dénonce ces pratiques anciennes et met l’accent sur ce qui est attendu, pour le bien-être des enfants. La première étape est de convaincre les mères de fréquenter les consultations gratuites offertes par ses soins. Le changement de mentalités et donc des pratiques se fera ensuite par l’éducation des mères, pendant les permanences.

L’ONE signe son affiche et donne ses références : sous le haut patronage de L.L.M.M. le Roi et la Reine. Sur le bord, de manière discrète, la mention « exempt de timbre, loi du 6 sept. 1919 » donne une indication de date de diffusion, au moins après 1919.

Affiche ONE, Bruxelles, 1919 (Archives de la ville de Bruxelles, fonds affiches).

Le message s’adresse aux mères, principales destinataires de celui-ci. Le texte ne laisse planer aucun doute : « Sauvez votre bébé ! Mères, fréquentez les consultations de nourrissons qui sauvent 14 enfants par jour ». L’action bienfaisante des consultations de nourrissons est validée scientifiquement : elle sauve quatorze enfants par jour tandis que le patronage de la Reine et du Roi lui ajoute une honorabilité.

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La maternité comme une anomalie : une régulation patriarcale et productiviste des risques reproductifs

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Laurent Vogel (Juriste, Institut syndical européen, ETUI)

L’évolution de la réglementation en santé au travail est marquée par un paradoxe. Au 19e siècle, les premières initiatives de législation ont toutes été justifiées par la protection de l’espèce humaine. Il s’agissait de permettre une reproduction de la classe ouvrière sans courir le risque d’une perte de valeur productive pour la génération suivante. Les hygiénistes s’inquiétaient souvent de la « dégénérescence de la race » qui aurait résulté autant des conditions matérielles de travail des femmes et des enfants que des conditions morales (promiscuité, affaiblissement des liens « naturels » entre les mères et leurs enfants, attitudes d’insoumission des ouvrières jugées incompatibles avec la décence et l’humilité « propres à leur sexe »). Si les règles actuelles ont évolué de manière considérable, elles restent marquées par cette origine du droit de la santé au travail et n’ont pas perdu leur caractère patriarcal.

La mise en tutelle des travailleuses

Dans le célèbre rapport d’Édouard Ducpétiaux[1] sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants publié en 1846, une double inquiétude s’exprime constamment. Le travail des ouvrières dans des usines les rendrait amorales et contribuerait à la mortalité infantile. On peut citer ces quelques chiffres de la Société de médecine de Gand : sur 369 ouvrières interrogées par les médecins, 294 n’étaient pas mariées mais 18 d’entre elles avaient eu ou étaient sur le point d’avoir un enfant, 12 étaient mariées mais n’avaient pas d’enfant, 57 étaient mariées et avaient donné naissance à 237 enfants dont 114 étaient morts, 8 étaient veuves[2]. Si les données citées sont nombreuses, les médecins qui interviennent dans l’enquête sont très peu conscients des risques reproductifs spécifiquement liés au travail. Ils signalent de nombreux cas d’aménorrhées parmi les ouvrières, mais ils ne s’interrogent pas sur la toxicité reproductive des substances chimiques. En ce qui concerne le plomb, on constate un écart considérable entre les pratiques populaires (l’usage du plomb comme abortif est attesté par des sources judiciaires dès la moitié du 19e siècle[3]) et la médecine savante qui ne s’intéresse à la toxicité reproductive du plomb que vers la fin de ce siècle.

En Belgique, contrairement aux autres pays industrialisés, toutes les propositions de réglementation du travail se sont heurtées à une hostilité acharnée de la bourgeoisie. Il a fallu attendre les émeutes insurrectionnelles de 1886 pour qu’une législation commence à être élaborée. Une idée centrale y est sous-jacente : pour les travailleurs masculins adultes, la législation n’intervient que de manière exceptionnelle ; pour les femmes et les enfants, l’État doit assurer une sorte de tutelle sur leurs conditions de travail.

L’enjeu de ces débats est de faire supporter par les travailleuses le fardeau d’une caractéristique du mode de production capitaliste : le travail de reproduction ne permet pas de produire de la plus-value (du moins, pas à grande échelle) mais sa valeur d’usage est évidemment indéniable. Plutôt que d’aménager le travail de production de manière à le rendre compatible avec le travail de reproduction, les normes juridiques poussent les femmes à prendre en charge la reproduction en renonçant à l’égalité, notamment sur le terrain du travail salarié.

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Entreprise #EnfantsAdmis : Côté face, une démarche, un label. Côté pile, la maternité, une réalité discriminante

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Marie-Thérèse Coenen[1] (Historienne, CARHOP asbl)

En 2016, l’ASBL Amazone, Carrefour de l’Égalité de Genre[2], lançait une campagne et un label[3] : l’entreprise #EnfantsAdmis, avec un slogan optimiste Happy parents, happy employees, happy employers. Qui vise à rendre visible et à encourager les bonnes pratiques des entreprises et des organisations dans le soutien à la parentalité tant vis-à-vis de la mère que du père.

Chaque entreprise qui sollicite le label, s’engage à mieux intégrer la parentalité dans son organisation et à faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. L’entreprise labellisée #EnfantsAdmis s’engage à respecter les principes de cette charte : « Ici, les parents sont les bienvenus ! Notre organisation s’engage à mener une politique parent-friendly. Nous nous efforçons d’engager des candidat-e-s sur l’évaluation de leurs talents et compétences, sans tenir compte de leur (éventuelle) maternité ou envie d’enfants, de soutenir les femmes enceintes, de chercher des solutions avec les mères et les pères pour une combinaison harmonieuse entre vie professionnelle et familiale ».

Les entreprises candidates soumettent les règles qu’elles mettent en œuvre pour favoriser la parentalité. L’ASBL Amazone vérifie alors qu’aucune plainte n’est portée à leur encontre pour une discrimination au travail, elles reçoivent le droit d’user du logo dans toutes leurs communications et offres d’emploi et se font remettre officiellement un joli trophée.

Le changement par l’exemple

L’idée est simple. Il vaut mieux promouvoir les bonnes pratiques que de stigmatiser et dénoncer les mauvaises. Pour Marleen Teugels, directrice de l’ASBL Amazone à l’initiative de ce label et de la campagne, il s’agit d’introduire le changement par l’exemple. C’est une approche positive. Elle s’inspire de la campagne « Bob », dont l’objectif est de réduire les risques de conduites sous influence de l’alcool et ce, particulièrement durant les périodes des fêtes. Cette campagne s’est largement popularisée et est même devenue un label de responsabilité partagée : « Si je suis le Bob de la soirée, je ne bois pas ». Pour Marleen Teugels, il est évident qu’une entreprise, qui soutient la parentalité, se donne un atout tant par rapport à d’autres entreprises de son secteur que pour son image ou que vis-à-vis de son personnel qui aura tendance à apprécier cette culture d’entreprise. Valoriser les rôles de père et de mère de leurs employé-e-s et de leurs cadres peut devenir un critère de différenciation, par rapport à la concurrence, particulièrement dans les secteurs où l’attractivité des travailleurs et des travailleuses est forte.

Brochure #EnfantsAdmis publié par Amazone asbl, Carrefour de l’Egalité de Genre

La campagne a son site #EnfantsAdmis sur lequel les témoignages et les bonnes pratiques[4] sont mis en évidence. Les employeurs comme les travailleurs et les travailleuses peuvent constater et comparer ce qui se fait, ce qui est possible et ce qui est aisément envisageable. Les exemples sont éclairants et montrent l’innovation en matière d’organisation du travail, la souplesse dans la gestion du temps, principalement pendant des périodes de congés scolaires et les mercredis après-midi. À titre d’exemple, la société d’assurances Ethias organise, entre autres, un service de garde d’enfants malades à sa charge et fournit également de l’information aux travailleurs masculins sur les possibilités de crédit-temps et/ou congé parental. D’autres sociétés, et non des moindres, développent également un plan de soutien à la parentalité. Ainsi BNP-Paribas-Fortis déclare « permettre à chacun d’être pleinement soi-même au travail, donc aussi un parent, papa ou maman. Cette volonté d’inclusion, qui accueille avec plaisir les expériences différentes et essaie de s’adapter aux besoins différents, est aussi porteuse d’innovation et de performance. C’est notre stratégie en matière de diversité ». L’entreprise qui comptabilise bon an mal an, 400 naissances, et donc autant de pères et de mères, a sondé ces nouveaux parents sur leurs besoins et c’est principalement le besoin d’informations qui vient en premier. La banque mène des actions au niveau de l’accueil des mères quand elles reviennent de congé de maternité, organise des lieux d’échanges sur ce qu’elles vivent au niveau de leur poste de travail, sur la réappropriation de leurs fonctions, sur l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, sur leur vision de leur carrière professionnelle. L’entreprise souligne : « Nous en profitons toujours pour leur rappeler que pour l’entreprise, leur maternité est aussi une opportunité, en développant chez elles des compétences d’organisation mais aussi de leadership »[5].

Parmi les solutions, le télétravail est le plus souvent mis en œuvre ce qui permet aux travailleuses de garder leur poste à temps plein et donc aussi leur salaire et leurs droits. La flexibilité du temps de travail et des prises de jours de congé sans solde sont souvent évoquées pour parer aux circonstances exceptionnelles. Dans certains cas, plus rares, l’entreprise intervient dans les frais de garde d’un enfant malade, etc. Un bémol toutefois : ces dispositifs sont encore trop tournés vers les seules mères travailleuses.

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Éditorial

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Il y a 50 ans, 3 000 travailleuses de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) déclenchent une grève au nom du principe « À travail égal, salaire égal ». Afin de commémorer cet événement majeur dans l’histoire du syndicalisme mais aussi dans l’histoire du féminisme, le CARHOP asbl, en partenariat avec l’ULB et l’ULg, ont organisé un colloque de deux journées en mars 2016 au cours desquelles, chercheurs et chercheuses, syndicalistes, militant-es, travailleurs et travailleuses, représentant-es des milieux associatifs mais également des témoins des faits ont mis en commun leurs approches plurielles, apportant ainsi un nouvel éclairage à ce mouvement social sans précédent.

Quoi de mieux pour lancer la revue en ligne du CARHOP « Dynamiques. Histoire sociale en revue » qu’un dossier réalisé à partir de cette rencontre de mars 2016, dont l’objectif était de confronter l’approche socio-historique du CARHOP avec d’autres regards contemporains, qu’ils soient issus d’une démarche scientifique ou d’une expérience d’éducation permanente ? Le numéro zéro de « Dynamiques » est dédiée à ce dossier exceptionnel.

Dans une dynamique socio-historique, le CARHOP asbl, à travers la revue « Dynamiques », poursuit l’objectif de mener des projets collectifs sur différents thèmes de l’histoire sociale qui réunissent de manière inédite des expertises universitaires, suivant un dialogue interdisciplinaire, des savoirs de terrain, issus des milieux syndicaux, associatifs et des témoignages, qui constituent les sources de cette histoire. L’espoir est de faire émerger de cette cohabitation une démarche réflexive, critique et constructive, mais également des pistes d’action.

Introduction au dossier. La grève des ouvrières de la FN de 1966 : enjeux et mémoires

Sara Tavares Gouveia (Historienne, CARHOP asbl)
et Nicolas Verschueren (Historien, ULB)
Le 17 février 1966, les femmes de la FN se réunissent aux portes de l’usine. Elles se rendent à l’assemblée convoquée par le front commun syndical (CARHOP, fonds La Cité).

L’année 2016 marque le cinquantième anniversaire de la grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN). Parallèlement aux évènements commémoratifs et aux expositions organisées à Herstal, le colloque « Les ouvrières de la FN changent l’histoire. 1966-2016 » qui s’est tenu à Liège les 24 et 25 mars 2016 a permis d’explorer cette lutte sociale en l’insérant dans un contexte historique et géographique plus large, d’en offrir une lecture plurielle et à partir de sources diverses. Il est interpellant de voir à quel point ce mouvement a marqué l’histoire des luttes sociales, du mouvement ouvrier et des droits des femmes en Europe. Un demi-siècle plus tard, avec le recul que permet l’histoire, il semblait pertinent de faire le point et d’évaluer la portée concrète de cet évènement tant au niveau national qu’européen et de rendre hommage à la mobilisation des femmes-machines.

Le colloque, dont les différentes contributions sont rassemblées ici, s’est inscrit dans une série d’initiatives organisées à Liège et Herstal dans le cadre du Mois de la femme et des commémorations de la grève des femmes. Le cycle s’est clôturé le 26 mars 2016 avec la fin de l’exposition Femmes en colère réalisée à l’initiative de la CSC et de la FGTB Liège-Huy-Waremme, à laquelle le CARHOP et l’IHOES ont participé pour l’élaboration du contenu historique.[1] Ce colloque a ceci d’original qu’il est le fruit d’un partenariat entre le CARHOP, l’ULB et l’ULg, et qu’il a placé en son cœur l’approche pluridisciplinaire. Ainsi Sophie Jacquot nous présente les implications internationales de la grève, tandis que Jackie Clarke compare ce mouvement social à des manifestations du même type ayant éclaté par la suite en France. La mobilisation de sources aussi diverses que riches, comme l’iconographie, ou encore les sources sonores redonnent vie aux travailleuses en grève. Des témoins militant­­­‑e‑s ont retracé pour nous leurs souvenirs de cette période, comme Annie Massay permanente syndicale FGTB-SETCa et Jean-Marie Roberti, journaliste au Drapeau Rouge. Le colloque a également été l’occasion de mettre en avant certaines figures emblématiques du mouvement telles que Jenny Magnée, ou Rita Jeusette. Ces militantes ont laissé quelques traces, souvent orales, et certaines, comme c’est le cas pour Germaine Martens – qui fait l’objet d’un portait dans ce dossier-, ou encore Charlotte Hauglustaine, ont déjà leur place dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique (DBMOB)[2].

Tenu à la Cité Miroir de Liège, lieu emblématique de l’émancipation sociale, le colloque a rassemblé plus d’une centaine de personnes issues des milieux académique, associatif, féministe et syndicaliste de Belgique francophone, de France et d’Angleterre. La richesse des interventions présentées ouvre la voie à de nouveaux questionnements et à de nouvelles pistes de recherches en histoire sociale et ouvrière. C’est la raison pour laquelle le CARHOP a souhaité publier certaines des interventions.[3]

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