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L’espace public, un enjeu de pouvoir
L’espace public est un des lieux dominants d’expression des revendications et des crispations sociales. Cette notion « d’espace public » est aujourd’hui questionnée dans un contexte d’inquiétude lié aux menaces terroristes grandissantes et aux politiques sécuritaires qui en résultent et, qui en limitent l’accès. En même temps, l’espace public est devenu plus que jamais un lieu de contestation dans un contexte de crises à répétition, qui inspirent des politiques d’austérité adoptées en force, sans un recours à la concertation sociale. En réaction, les syndicats, mais aussi d’autres mouvements sociaux, descendent dans la rue pour manifester leur opposition et faire valoir leurs revendications. La problématique de l’occupation de l’espace public apparaît profondément contemporaine. Elle est pourtant fortement liée aux luttes sociales pour l’acquisition de la démocratie politique, sociale et économique des 19e et 20e siècles.
Ces luttes sociales, le CARHOP les travaille avec les militant.es d’aujourd’hui dans le cadre de la formation des adultes comme « acteurs/actrices de changement » (formation ISCO, BAGIC, animations ponctuelles avec des groupes militants syndicaux, associatifs etc.). Au vu des actualités, il nous semblait donc important d’investir ce dossier et d’interroger tout particulièrement la notion « d’espace public » avec notre regard d’historien. Cette notion nous apparaît non pas comme subsidiaire des luttes sociales, mais bien comme un enjeu majeur des rapports de force entre mouvements sociaux et pouvoirs publics. Un retour via l’histoire sociale permet de montrer toute la gageure d’un débat contemporain sur la négociation de cet espace public aujourd’hui.
Notre approche se veut sociohistorique. Le Carhop s’est ainsi attelé à réaliser une généalogie des luttes sociales des 19e et 20e siècles selon une perspective toute particulière, qui a supposé de relire les archives sous le prisme d’un questionnement : celui de l’articulation entre l’histoire sociale belge et l’évolution de la législation relative à l’ordre public.
À partir de cette contextualisation réalisée par l’historien François Welter, nous avons choisi de réunir dans ce même dossier des contributions qui éclairent plusieurs questions que soulève aujourd’hui la problématique « L’espace public, un enjeu de pouvoir ». Nous avons souhaité croiser les approches de la sociologie de l’action collective, de l’histoire sociale, orale, urbaine, de la sécurité et de la gestion des risques.
Occuper l’espace public aujourd’hui. De quoi parlons-nous ?
L’occupation de l’espace public revêt des formes très différentes. Une manifestation réunissant dans les rues plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, n’en est qu’une forme parmi d’autres. Mais l’espace public est aussi occupé par la diffusion des idées dans la presse et les pamphlets, tandis que les nouvelles technologies, que se partagent autant les dirigeants que les contre-pouvoirs, renforcent encore cette occupation.
Indignés, Nuit debout, Enfants de Don Quichotte, altermondialistes, collectifs de Sans-papiers, mobilisations étudiantes, syndicats, collectifs de chômeurs… Ces différents mouvements sociaux ont pour point commun d’utiliser l’espace public comme principal lieu d’action tout en adoptant des formes de mobilisation très différentes, dépassant largement le cadre traditionnel de la manifestation. Lahcen Ait Ahmed, permanent au CIEP communautaire, dresse une typologie des formes contemporaines d’occupation avec une focale sur le rôle de l’utilisation de la place publique dans une action collective.
La gestion négociée de l’espace public. Revoir nos perceptions
Parce qu’il règne chez certains militant-es une perception systématiquement négative vis-à-vis de l’appareil policier, François Welter nous convie à reconsidérer le rôle des forces de l’ordre et leur place vis-à-vis des mobilisations citoyennes dans leur gestion de l’espace public en croisant les témoignages de Roland Dewulf, ancien secrétaire politique de la CSC, et Vincent Gilles, président du SLFP Police. Ces derniers reviennent sur les dispositifs qu’installent depuis ces trente dernières années les syndicats (pour gérer l’auto-encadrement de leurs troupes) et les services de police afin que le rassemblement collectif dans l’espace public ne soit pas taxé de trouble à l’ordre public, notamment dans le cas de manifestations.
La militarisation de l’espace public… En question
Mais au final, de quelle liberté d’expression dans la rue les citoyens bénéficient-ils lorsque l’espace public est militarisé ? Jonas Campion, historien spécialiste de l’histoire de la sécurité, des polices et des justices en guerre, nous explique que, la présence des militaires dans les rues n’est pas en soi une nouveauté produite par le contexte de la menace terroriste, mais qu’elle n’en pose pas moins question. L’auteur retrace cette histoire de « situations exceptionnelles » et met en exergue les enjeux que suscite ce phénomène pour la démocratie.
Bruxelles. Un lieu d’expression qui cristallise les foules
Par son statut particulier de capitale plurielle (Europe, Belgique, gouvernements régionaux et communautaires…), Bruxelles est un véritable épicentre pour de nombreux mouvements sociaux, où se développent depuis le 19e siècle des pratiques d’occupation et de gestion de l’espace spécifiques que rappelle l’historien Cédric Leloup. Ce dernier nous explique comment et dans quelles circonstances la zone neutre, qui, selon une certaine approche, empêche la confrontation directe entre la population et ses dirigeants, a été constituée.
Au final, l’espace public, qui se décline de multiples façons, est donc une matrice dans laquelle beaucoup de mouvements sociaux prennent corps, quitte à être ensuite relayés dans d’autres enceintes plus officielles ou plus structurées. Il est un enjeu majeur dans les rapports de force entre les mouvements sociaux et les pouvoirs publics et ce, d’autant plus que les médias contemporains participent souvent à la diffusion et à l’amplification des revendications sociales exprimées dans cet espace. C’est notamment pour cette raison que le mouvement ouvrier a un intérêt évident à ne pas négliger ce débat sur l’espace public, qui constitue un lieu symbolique de revendications à défendre.