Claudine Marissal (historienne, CARHOP asbl)
Introduction
Dans les années 1970, et dans le vivifiant sillage des mouvements contestataires des années 1960, des médecins se mobilisent pour améliorer l’accès aux soins médicaux. Ils interrogent les hiérarchies du passé et entendent fonder un nouveau modèle de soins, plus accessible et plus démocratique. S’inspirant d’initiatives d’autres pays, ils fondent des maisons médicales qui offrent une médecine de première ligne en phase avec l’environnement social de leur patientèle. Pour éviter l’éclatement des soins, ces maisons rassemblent des professionnel.le.s de différentes disciplines (médecins, infirmiers, travailleurs sociaux…) qui se concertent pour mieux soigner. En plus de consultations médicales, elles proposent aussi à leurs patient.e.s des actions de médecine préventive et des activités socio-culturelles pour renforcer leurs capacités d’autonomie. Ce faisant, ces médecins réfléchissent et innovent sans se référer aux centres médico-sociaux plus anciens qui, dans un contexte très différent il est vrai, en étaient venus à développer des activités similaires.
C’est l’une de ces initiatives plus anciennes que nous mettons en lumière dans cette présente contribution, à travers l’histoire de l’Entr’aide des travailleuses (Entr’aide des Marolles depuis 2004). Fondée en 1925 dans un quartier paupérisé du centre de Bruxelles, cette association a mis sur pied un centre de santé qui a rapidement fourni des soins médicaux gratuits à des milliers de familles précarisées. Initiée dans le contexte politique, social et religieux de l’entre-deux-guerres, l’Entr’aide diffère par son origine, son essence et ses réseaux des maisons médicales créées dans les années 1970. Et pourtant, des points communs se dessinent. Les histoires finissent d’ailleurs par se rencontrer puisqu’en 2011, les services médicaux de l’Entr’aide sont reconnus en tant que « maison médicale ». Cette association offre donc la belle opportunité d’ancrer la philosophie des maisons médicales dans un passé plus ancien.
Les archives conservées au siège de l’association, qui nourrissent cet article[1], permettent différentes approches. Pour favoriser les comparaisons avec la « nouvelle vague » de maisons médicales, nous avons choisi d’investiguer les relations que l’Entr’aide a tissées avec ses bénéficiaires. Pourquoi s’est-elle s’implantée dans un quartier précarisé ? Quelles représentations avait-elle de ses patient.e.s ? Quels services leur a-t-elle offerts et pour quelles finalités ? Quel personnel soignant a-t-elle mobilisé et comment s’est-il organisé pour mieux soigner ? Mais avant de plonger dans l’histoire de cette association, il convient de revenir brièvement sur le contexte socio-politique de l’entre-deux-guerres, un contexte évidemment très différent de celui des années 1970, et qui a assurément façonné son organisation et ses priorités.
La foi dans la charité chrétienne
Au tournant du 19e siècle, les profondes inégalités sociales avaient provoqué de violents conflits sociaux et de nombreux débats sur leur résolution. Alors que les socialistes dénonçaient avec véhémence l’exploitation capitaliste et exigeaient l’intervention de l’État et l’adoption de législations sociales pour protéger les travailleurs et travailleuses (notamment pour ce qui concerne les soins de santé), les catholiques et les libéraux restaient divisés : beaucoup comptaient encore sur la moralisation de la classe ouvrière et sur la charité pour traiter la misère et pacifier les relations sociales[2]. Souvent d’obédience chrétienne, de multiples œuvres couvraient alors le pays, qui distribuaient des aides ponctuelles tout en exerçant un contrôle moral et religieux sur les populations précarisées et potentiellement dangereuses[3].
Le vote des premières lois sociales à la fin du 19e siècle et leur multiplication durant l’entre-deux-guerres, ne modifient pas fondamentalement l’engouement pour les œuvres charitables. Traversés par d’influents courants progressistes, les catholiques appuient à présent les législations protectrices, mais comme ils continuent à redouter l’emprise de l’État sur les politiques sociales, ils adoptent des réformes qui prennent appui sur des organismes privés et confessionnels. Les œuvres catholiques trouvent d’ailleurs une nouvelle vitalité dans le vaste mouvement d’Action catholique initié en 1922 par le Pape Pie XI, qui appelle les laïcs à se mobiliser sous la supervision du clergé pour (re)christianiser une société jugée en perte de repères religieux. En 1928 à Bâle, la Conférence internationale des œuvres catholiques de bienfaisance invite à stimuler dans chaque pays le développement et le regroupement des œuvres médico-sociales catholiques pour faire barrage aux organisations socialistes et non confessionnelles. Pour y répondre, l’Office catholique d’hygiène, d’assistance et de service social (Caritas Catholica) est alors fondé en Belgique et placé sous l’autorité de l’Archevêché de Malines[4]. C’est dans ce contexte que l’Entr’aide des travailleuses voit le jour.
Soigner pour rapprocher du Bon Dieu
En 1925, une jeune noble âgée de 24 ans, Marie-Thérèse Robyns de Schneidauer, réunit autour d’elle quelques jeunes femmes qu’elle a rencontrées à l’Œuvre des retraites fermées pour travailleuses, une initiative bruxelloise qui émane de la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine (JOCF). Fondée en 1924 par l’abbé Joseph Cardijn, la Fédération bruxelloise de la JOCF encourage ses membres à visiter les familles ouvrières pour s’enquérir de leurs problèmes, de leurs besoins et de leurs inquiétudes[5]. C’est dans cette voie que Marie-Thérèse Robyns de Schneidauer et ses amies s’engagent, quand elles décident de visiter « des pauvres, des malades, des vieux particulièrement (…) pour leur porter un sourire d’amitié, leur porter surtout quelque chose du Bon Dieu »[6]. Elles se dénomment d’ailleurs « Association des Âmes Apôtres », avant d’adopter l’appellation jugée plus consensuelle d’Entr’aide des travailleuses. L’objectif est clairement apostolique, car les visites qu’elles projettent doivent servir à propager la foi chrétienne dans le quartier des Marolles, un quartier miséreux situé dans le centre de Bruxelles, en contrebas du Palais de Justice, et dont les ruelles surpeuplées abritent une population ouvrière revendicative et encline aux rébellions sociales.