Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)
La suite concrète de la journée du 27 avril 1975, « Rencontre des écoles alternatives », organisée par le CASI-UO, l’Agence schaerbeekoise d’information et Hypothèse d’école[1], est la naissance d’un Comité de liaison des écoles alternatives en quartiers populaires. Il se réunit à partir de janvier 1976, tous les premiers mercredis du mois, au n° 114 de la rue des Tanneurs à Bruxelles. Geneviève Outers, militante à Hypothèse d’école, en assure l’animation et le suivi. En juin, les rencontres se déplacent au nouveau siège du secrétariat général d’Hypothèse d’école, situé au n° 19, rue des Palais à Schaerbeek.
Une dizaine d’écoles y sont représentées par un.e ou deux délégué.e.s. Les premières rencontres permettent de lister les attentes des « animateurs »[2]. Les sujets ne manquent pas : l’organisation concrète des groupes d’enfants, l’éveil à la conscience politique, le lien avec l’école, avec les instituteurs ou les enseignants, les parents, la télévision et les enfants, les jeux, les rapports entre les différentes cultures, entre les garçons et les filles, etc. Plusieurs demandent des outils pédagogiques. Ils expriment aussi pour eux-mêmes un besoin de formation. De cette efflorescence d’idées, émergent quelques priorités : la connaissance de l’immigration et l’école, l’échec scolaire et la relégation des classes populaires, l’examen de l’utilité des devoirs. L’approche est aussi pragmatique : des fiches pédagogiques pour l’apprentissage de la langue, la mutualisation des outils mobilisés par chacun et chacune, la liste de manuels intéressants à utiliser, les jeux autour du vocabulaire, les exercices de français, de mathématique, etc.
À chaque rencontre, un temps est consacré à la présentation d’une ou deux expériences : l’histoire de ses origines, ses caractéristiques, son public, les objectifs poursuivis, les outils pédagogiques mobilisés. Cet exercice permet de mieux se connaître, mais montre aussi les limites du dispositif. Chaque école a ses propres règles de fonctionnement souvent en lien avec le milieu qui l’a vu naître[3].
Une priorité : l’accompagnement des animateurs et animatrices
Le constat est vite fait que les écoles alternatives se situent dans le registre du rattrapage et de l’aide à la réussite scolaire plutôt que dans la formation à l’action politique et à la critique du système scolaire, mais il apparaît aussi que le problème se situe plutôt du côté des animateurs et animatrices. Pour beaucoup, l’accompagnement des enfants dans la réalisation de leurs devoirs et de l’étude des leçons apparaît comme une mission impossible tant les difficultés sont multiples. Comment arriver à combler les lacunes déjà présentes dès le premier cycle scolaire ? D’un côté, les animateurs et animatrices se sentent peu formé.e.s pour les décoder, les analyser et y remédier. D’un autre côté, ils ont l’ambition de « changer l’école » et d’outiller les enfants à l’analyse critique du système scolaire, mais le temps manque, et les enfants, une fois les devoirs terminés, n’ont qu’une envie, aller jouer. Il y a une distorsion entre l’idéal, la conscientisation politique, et la réalité, les devoirs et les leçons.
Pour les soutenir dans les apprentissages, un groupe de travail élabore des fiches pédagogiques pour l’apprentissage du français. Pour les aider dans l’accompagnement des enfants et des jeunes de milieux populaires, le Comité organise un cycle de formation sur le thème « Les immigrés et l’enseignement » (approche du système scolaire, analyse du milieu, comment combattre la sélectivité scolaire, les enfants et la politique, etc.). Ce cycle se déroule d’octobre 1976 à janvier 1977 et rencontre un grand intérêt. Les intervenants sont des membres d’Hypothèse d’école, mais aussi des membres d’autres initiatives comme le Centre socioculturel des immigrés. La collection Lire l’immigration[4] sert de base à l’analyse. Le cycle sera repris par le groupe des animateurs des écoles de devoirs de Liège et de Verviers qui se met en place. Un atelier, animé par Michelle Tassin de l’école de devoirs des Marolles en décembre 1977, traite des problèmes de langage des enfants immigrés, à l’école primaire et dans les écoles de devoirs. Ce module attire beaucoup de monde, preuve de l’importance des problèmes rencontrés dans les accompagnements des enfants.
Le Comité de liaison discute aussi des finalités d’une école de devoirs. Le risque est de conforter le système scolaire et d’être un palliatif à l’incapacité de l’école de développer une politique d’égalité des chances. Ne devrait-elle pas se concentrer sur les alternatives pédagogiques et viser l’autonomie des enfants et des valeurs comme la collaboration plutôt que la compétition pour la réussite scolaire ou dans la vie ? Finalement, ne faut-il pas plutôt lutter au sein de l’école pour que les pédagogues, dont c’est le métier, aient l’obligation de mener chaque enfant à son rythme le plus loin possible sur le chemin de la réussite ? Le Comité décide de consacrer une nouvelle journée d’étude aux pédagogies de libération comme alternatives aux pédagogies de compensation. En filigrane, c’est la dimension politique des écoles de devoirs qui est interrogée.
15 mai 1977 : La pédagogie de la libération
La deuxième journée de rencontre des écoles alternatives en quartier populaire est consacrée à la pédagogie de la libération. Elle se déroule le 15 mai 1977 à la Maison de quartier des Quais au n° 67, rue d’Ophem à Bruxelles, et a comme partenaire le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne. Sont invités les animateurs d’écoles de devoirs, mais également les moniteurs en alphabétisation, les militants des mouvements d’éducation populaire, les enseignants, etc.[5] La veille, le samedi 14 mai dans l’après-midi, une animation « L’École en folie » est réservée aux enfants fréquentant les écoles de devoirs[6]. Les activités proposées sont multiples : des expositions de dessins d’enfants, des ateliers (créer des dessins pour illustrer les mots, inventer des histoires et les mettre en diapositive), les ombres chinoises, des déguisements, la projection de dessins animés, etc. Rosa Collet[7] et Renée Ponette, animatrice bénévole à l’école de devoirs Rasquinet, dans le quartier Josaphat à Schaerbeek, en sont les chevilles ouvrières.