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Albert Martens (sociologue, professeur émérite de la K.U. Leuven)
Préambule
Cette analyse incorpore des réflexions glanées des conférenciers et des interventions nombreuses des participant.e.s à la journée d’étude sur l’immigration féminine marocaine et turque à Bruxelles, d’hier à aujourd’hui. Tout en faisant aussi référence à mes propres expériences vécues, je me trouvais devant un dilemme : présenter une réflexion générale qui risquait de servir une gerbe de lieux communs ou me perdre dans l’énumération de particularités dans lesquelles sombrerait l’attention des participants. Convaincu que durant la journée, force détails et précisions sur des actions passées seraient abordées, je m’étais cantonné à une approche générale. Au vu de certaines réactions, l’option que j’avais prise – une réflexion globale sur ce demi-siècle d’immigration qui pourrait nous être utile non seulement pour comprendre le passé mais aussi pour essayer de comprendre les 50 ans à venir – a suscité quelques réactions. La fresque des réflexions historiques paraissait à quelques-un.e.s très large mais a suscité l’incompréhension pour d’autres.
Ce qui me semble important à « faire passer », ce n’est pas tellement un rappel historique des joies et souffrances vécues par les participant.e.s, leurs parents et leurs enfants, mais d’essayer de nous situer dans la cascade des évènements que nous vivons maintenant. Dans quelle pièce (de théâtre) jouons-nous actuellement ? Comment comprendre les réactions des un.e.s et des autres ? Peut-on les prévoir ? Dans la « caisse à outils » de notre passé et de nos réflexions accumulées tout au long de l’ « Histoire » (avec un grand H), n’y aurait-il pas quelques « histoires » (avec un petit h) qui pourraient nous être utiles pour raviver et réactualiser des choses que nous connaissons bien telles que le « voir-juger-agir ».
En d’autres mots, d’une part, utiliser les expériences présentes pour (ré)interroger et réécrire le passé et d’autre part, voir dans quelle mesure ce passé peut nous aider à comprendre le présent et y trouver outils et recettes pour mieux vivre ensemble maintenant et dans le futur. La question posée est celle-ci : Comment percevoir et définir la présence des femmes immigrées durant ces 50 ans ? Ne se trouve-t-on pas devant l’émergence d’un (nouveau) « sujet historique » en Belgique et en Région bruxelloise en particulier ?
Je reprends ici le concept de « sujet historique » d’Alain Touraine : un « instrument d’analyse », un « acteur » construit à partir de la connaissance des représentations et des actions collectives. Son analyse se concentre sur trois moments qui se déroulent plus ou moins conjointement. Le premier est celui de l’identité, celui de sa (son) (auto)définition : Qui suis-je ? Au nom de qui je parle ? Qui je prétends représenter ? Comment suis-je défini par les autres ? Le second est celui de l’opposition : qui sont mes contradicteurs, mes adversaires ? Quelles sont les causes de mon aliénation ? Et le troisième, celui de la totalité : ce vers quoi je tends ; qu’est-ce je veux en définitive ? Quels seront le but ultime, la situation optimale que je veux voir instituer ?[2] Ces trois types de questions constituent un cadre de référence assez simple pour lire et essayer d’interpréter 50 ans d’histoire partagée.
Conjointement à ces questions, je voudrais aussi introduire la relecture de certains moments historiques où nos sociétés ont été confrontées à des débats « homériques », où des affrontements philosophiques et idéologiques ont eu lieu. Ces affrontements sont de nos jours sans doute oubliés, mais ils peuvent nous rappeler que nombre de débats actuels ne sont pas si neufs que cela.[3] L’histoire contemporaine se plait souvent à souligner le caractère nouveau et inédit de certains faits, l’originalité radicale de la situation actuelle. Ignorant la connaissance du passé, nous nous mettons, avec la meilleure volonté du monde, à réinventer l’eau chaude alors que des issues et des solutions possibles ont déjà été trouvées bien avant nous. Introduire la relativité des choses nous permet bien souvent de trouver (plus) rapidement des réponses à nos questions.
Conjuguant ces deux approches, mon exposé se fera en trois temps. Dans un premier point, sera abordée une réflexion sur le temps et la durée. Un second point énumérera quelques questions et débats qui font la une de nos discussions actuelles tandis qu’un troisième évoquera comment, dans le passé, des questions similaires sont déjà apparues et furent résolues entièrement, partiellement ou pas du tout.
Réflexions sur le temps et la durée.
Le schéma suivant devrait nous inciter à quelques réflexions sur la relativité du temps et des périodes historiques.
Prenons l’année 1964, date de la signature de la convention entre la Belgique et le Maroc relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique[4], comme point de départ et demandons-nous ce qui s’est passé d’important depuis pour le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui :
♦ 50 ans de paix: pas de guerre ni d’invasions militaires. Un fait incroyable par rapport aux 50 années antérieures où deux guerres mondiales se sont abattues sur notre territoire. Du jamais vu en Europe occidentale depuis des siècles. Cette stabilité a eu des conséquences importantes, favorables pour les (im)migrants. Ceux-ci pouvaient imaginer de s’établir ‘durablement’ s’ils le souhaitaient, n’étant pas menacés par des tribulations politiques susceptibles de les contraindre à un nouvel exil.
♦ Une accélération et un raccourcissement incroyables du temps et de l’espace. Dans les années 1960-1970, le retour au pays d’origine lors des vacances n’avait bien souvent lieu que tous les deux ou trois ans (voyages souvent homériques qui ont laissé des traces dans les mémoires). Actuellement, nous nous permettons d’aller deux ou trois fois par an « au pays » et d’y rester plus ou moins longtemps. En d’autres mots, la vie « ici » et « au pays » n’a plus cette rupture, souvent vécue comme périlleuse et difficilement franchissable, qu’elle avait antérieurement. Il y a une confluence permanente, quotidienne entre « ici » et « là-bas ».
♦ L’avènement de nouvelles présences sur fond de continuité. Depuis 1964 (mais en fait depuis 1945), les immigrations étrangères ont toujours eu lieu, mais elles ont des caractéristiques fort différentes. D’abord intra-européennes (Italie, Grèce, Espagne, Portugal), elles sont devenues extra-européennes (Afrique du Nord, Turquie) puis à nouveau européennes ou autres (Pologne, Bulgarie, Roumanie, Kosovo, Bosnie, Macédoine mais aussi africaines et sud-américaines…). Certains de ces arrivants avaient subi la colonisation et d’autres, la domination d’une puissance extérieure. À cela s’ajoute encore la venue de réfugiés, de demandeurs d’asile, de personnes venant dans le cadre du regroupement familial, de mariage… Enfin, et c’est tout de même une nouveauté pour ce pays, la résidence d’adeptes d’une religion monothéiste (Islam) en plus des monothéismes déjà présents et reconnus (judaïsme, christianisme). Tous ces passés divers ont brouillé l’image que la population autochtone pouvait avoir des « immigrés », mais aussi contraint ceux-ci à des choix d’identification multiples. Qui sommes-nous ? Comment et à qui voulons-nous être ou ne pas être identifiés ? reconnus ? définis ? Des cartes complexes à jouer ![5]
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