En 1975, de jeunes étudiant.e.s en médecine imprégné.e.s de l’idéal post-1968 et de ses luttes sociales, s’installent au cœur du quartier populaire et industriel de Marchienne-Docherie dans la région de Charleroi. Ils y ouvrent la Boutique populaire La Glaise, bientôt un point névralgique du quartier, aux activités sociales aussi diverses que foisonnantes : consultations médicales bien sûr, mais aussi consultations psychologiques, boutique de droit, animations de jeunes, point d’information de quartier, soutien aux populations immigrées, etc. S’appuyant sur les références théoriques et pratiques que sont le Mouvement d’animation de base (MAB) et la pédagogie de Paulo Freire, cette Boutique populaire donne naissance quelques années plus tard à la Maison médicale La Glaise, toujours active aujourd’hui.
Cet article revient sur cette histoire riche, variée et engagée, qui souffle bientôt ses 50 bougies, en mettant l’accent sur l’ancrage militant des jeunes médecins à l’origine de la Maison médicale, leur projet politique, leurs références théoriques et leurs méthodes pour soigner, conscientiser et émanciper des habitant.e.s d’un quartier ouvrier en proie à la désindustrialisation. Outre des articles de revue et quelques documents d’archives de la Fédération des maisons médicales (FMM), trois témoignages ont servi à sa rédaction : Jacques Charles, Monique Boulad et Thérèse Delattre ont accepté de se prêter au jeu de l’interview[1]. Leurs souvenirs forment l’ossature de ce texte.
Des pionnier.e.s ancré.e.s dans l’idéal post-1968
L’histoire de la Maison médicale La Glaise s’inscrit dans une dynamique de transformation sociale initiée à la suite des années 1960 et des événements de Mai 1968 en particulier. La médecine, comme de nombreux secteurs professionnels, est alors traversée par une remise en question profonde des modèles établis[2]. L’univers de la santé des années 1960 est dominé par un puissant courant de médecins conservateurs. En 1964, prenant le contrepied de ce dernier, un groupe de médecins hospitaliers progressistes met sur pied le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), un collectif qui porte une conception radicalement différente des soins de santé[3]. Inspiré.e.s par les critiques formulées par des collectifs tels que le GERM, de jeunes médecins et militant.e.s réfléchissent à une pratique médicale alternative, en rupture avec l’exercice libéral traditionnel de la médecine et plus proche des réalités des populations marginalisées.
C’est dans ce contexte que Xavier Rousseaux et Jacques Charles, jeunes étudiants carolorégiens à la faculté de médecine de Louvain, affinent, lors de leurs contacts avec le GERM, leur réflexion sur les pratiques de santé en médecine générale et développent un intérêt pour les maisons médicales. Après avoir étudié les initiatives existantes à Tournai, Molenbeek et Seraing, ils ressortent convaincus de l’importance de tenter l’expérience à Charleroi, dans le quartier de Marchienne-Docherie qui cumule les facteurs d’exclusion et de pauvreté et dans lequel la densité médicale est très faible. En 1974, ils s’installent dans le quartier afin d’en analyser plus précisément les besoins.
La Docherie, une colline entourée de terrils
Marchienne-Docherie, souvent abrégé en La Docherie ou plus familièrement « La Doche », est un quartier de Marchienne-au-Pont, une des 15 sections de la ville de Charleroi. Situé en périphérie, il s’inscrit dans la longue tradition industrielle de la région, marquée par l’exploitation du charbon, de la sidérurgie et du verre. Le hameau se peuple à partir de 1840, en parallèle au développement industriel et des puits d’extraction miniers qui s’ouvrent sur son espace. En 1853, 721 habitant.e.s y sont recensé.e.s alors qu’en 1893 il y en a plus de 6 000, démontrant la grande attractivité de la région[4]. À partir des années 1950, la crise industrielle s’installe. La fermeture des charbonnages et la restructuration des industries métallurgiques entraînent un effondrement de l’emploi et une paupérisation croissante de la population. Dans les années 1970 et 1980, ce phénomène s’accélère, laissant place à un paysage urbain marqué par la désindustrialisation, le chômage massif et l’exode des familles les plus aisées. Le quartier se transforme en un territoire fragilisé, où l’accès aux services de base se complique, notamment en matière de santé et de protection sociale.
Terrils et usines désaffectées à Marchienne-Docherie (Maison médicale La Glaise).
Propos entre autres recueillis par Dawinka Laureys (historienne, IHOES asbl)
À partir de 1981, Pierre Drielsma s’implique activement à Maison médicale Bautista Van Schowen à Seraing (BVS) et à la Fédération des maisons médicales (FMM)[1]. Il a confié ses archives à l’Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale de Seraing (IHOES). Féru de mémoire orale, ce centre d’archives privées a choisi, à l’occasion de cet article, de recueillir les propos de Pierre Drielsma sur son parcours de vie et son engagement dans le mouvement des maisons médicales. Des étudiant.e.s en histoire de l’ULg l’ont interrogé sur sa jeunesse, sa formation, sa pratique médicale à l’étranger et les aspects médicaux, sociaux et organisationnels du travail en maison médicale, tandis que Dawinka Laureys l’a questionné sur la création, les spécificités et l’évolution de BVS, mais aussi sur les défis actuels des maisons médicales[2]. Elle nous livre ici différents extraits de ces deux entretiens, qui témoignent de l’expérience du docteur Drielsma à la BVS. Pour plus de fluidité, des modifications de forme ont été apportées, en respectant le fond des propos.
Action pour la libération du militant chilien Bautista van Schouwen, arrêté en 1973 et dont la mort avait été dissimulée. Affiche, 1974 (coll. Amsab-IHS, Gand).
La Maison médicale Bautista Van Schowen[3] voit le jour en février 1974 à Seraing[4]. Première du genre en région liégeoise, elle remet « en question l’image d’une médecine technique toute puissante » et défend « une approche holistique de la santé, la non-hiérarchie, l’autonomie et la participation des patients »[5]. Elle porte le nom d’un médecin chilien, militant révolutionnaire assassiné sous Pinochet en 1973. Elle s’enracine dans le mouvement de contestation de Mai 1968 et dans les travaux du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM). Occupant le territoire de « l’ancien Seraing »[6], sa patientèle représente moins de 2 000 personnes au départ et plus de 4 000 actuellement. L’une des caractéristiques de ce centre de santé intégré est de fonctionner en autogestion. En 1980, une coopérative de patients s’y constitue. La même année, BVS fait partie des membres fondateurs de la Fédération des maisons médicales. En 1984, elle adopte le financement au forfait, une première pour une maison médicale. Longtemps, elle pratique l’égalité salariale de ses travailleurs et travailleuses, au nombre de huit en 1977 et de 34 aujourd’hui.
Brève biographie de Pierre Drielsma
Pierre Drielsma est né à Liège le 28 janvier 1952. Voulant se lancer dans la recherche, il entreprend d’abord des études de biologie à l’Université de Liège. Enfant de Mai 68, soucieux de faire correspondre sa carrière professionnelle avec un combat politique ancré à gauche, il s’oriente ensuite vers des études de médecine à l’Université libre de Bruxelles, discipline plus « concrète » qui lui permettra de pratiquer son métier en milieu populaire et d’appliquer sur le terrain le changement social radical qu’il appelle de ses vœux.
En octobre 1981, son diplôme en poche, il est engagé au centre de santé intégré Bautista Van Schowen à Seraing. Il y porte une vision holistique de la médecine, consistant à dépasser la seule relation thérapeutique pour s’intéresser au patient dans sa globalité. Pierre Drielsma est également l’un des pionniers de la conquête du paiement au forfait en maisons médicales. Après 39 ans à BVS, il passe à la Maison médicale de Jemeppe-sur-Meuse et au Centre médical des Marêts à Seraing.
Outre son travail de praticien, Pierre Drielsma est actif au sein de diverses institutions ou commissions en lien avec la santé, notamment dans le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), dont il a été le dernier président à partir de 1993 ; à la Fédération des maisons médicales (FMM) dont il rejoint l’organe d’administration en 2023, après plusieurs décennies passées dans diverses de ses instances (cellule politique, bureau stratégique, etc.) ; à l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) ; à la Commission d’agrément des Associations de santé intégrées (ASI) de la Région wallonne ; au Groupement belge des omnipraticiens (GBO) ; ainsi qu’à l’Agence wallonne pour une vie de qualité (AVIQ).
Dans la mosaïque des maisons médicales fondées dans les années 1970, Médecine pour le Peuple occupe une place particulière. Comme l’a montré un premier article publié dans Dynamiques en décembre 2024[1], ces maisons médicales s’implantent dans des localités industrielles où, initiées par des médecins communistes, elles dispensent des soins gratuits à des populations précarisées et défendent collectivement des travailleurs et travailleuses frappés de maladies professionnelles. Bientôt ralliées au Parti du travail de Belgique (PTB-PvdA), elles remettent profondément en cause la médecine privée et subissent de graves sanctions de la part de l’Ordre des médecins. Initiée en Flandre, Médecine pour le Peuple s’est étendue en Wallonie et à Bruxelles, avec les maisons médicales de Schaerbeek (1992), Marcinelle (1996), Molenbeek (1998) et enfin La Louvière en 1999.
C’est sur cette « jeune » Maison médicale logée au cœur de la cité des Loups que porte cet article, qui montre comment le projet politique de Médecine pour le Peuple prend forme sur le terrain, y compris dans son opposition à l’Ordre des médecins. Pour identifier ses spécificités et ses enjeux, nous avons rencontré les médecins Jan Harm Keijzer et Elisa Munoz Gomez[2]. Jan Harm Keijzer est le fondateur de la Maison médicale. Avant d’emménager dans la région du Centre, il a travaillé plusieurs années à Haïti puis a exercé pendant huit ans à la Maison médicale de Médecine pour le Peuple de Lommel. Originaire de Bruxelles, Elisa Munoz Gomez a débuté sa carrière à la Maison médicale de Médecine pour le Peuple de Marcinelle. Depuis quatre ans, elle est responsable de la Maison médicale de La Louvière.
La création de la Maison médicale de La Louvière
En 1999, pour répondre aux besoins des ouvriers et ouvrières des industries louviéroises et leur proposer une médecine gratuite, le PTB demande à Jan Harm Keijzer d’ouvrir une nouvelle maison médicale à La Louvière. Il l’établit dans l’ancienne salle de boxe du café Le Ring situé à la rue de Bouvy, à deux pas du centre-ville, dans un bâtiment vétuste et trop étroit qui sera rénové à plusieurs reprises pour répondre à ses nouvelles fonctions. À l’origine, la consultation comptait un seul médecin mais aujourd’hui, la Maison médicale comprend trois cabinets de consultation pour la médecine générale, les soins infirmiers et les consultations psychologiques, ainsi qu’une salle des fêtes pour des activités communautaires. Cinq médecins, deux infirmières, un psychologue, trois accueillantes et une technicienne de surface s’y activent, et des patient.e.s bénévoles viennent aussi en appui, s’occupant du courrier, de la mise en ordre hebdomadaire des stocks de médicaments, de réparations au bâtiment, etc. Bien que la Maison médicale dépende du PTB, les membres de l’équipe n’y sont pas tous affiliés mais, comme l’explique Jan Harm Keijzer, tous et toutes ont :
« en eux, cette fibre sociale et solidaire (…), le refus de l’injustice [et la volonté] de s’engager pour améliorer la situation et apporter une autre manière de soigner »[3].
Un café se transforme en Maison médicale : évolution de la façade depuis 1999 (coll. Médecine pour le Peuple, La Louvière).
Les conflits avec l’Ordre des médecins
Dès l’ouverture de la Maison médicale, les problèmes débutent avec l’Ordre des médecins qui accuse depuis les années 1970 les maisons médicales de concurrence déloyale envers les praticiens privés. La fête d’inauguration de la Maison louviéroise est ainsi assimilée à de la publicité illégale et l’Ordre des médecins, selon une tactique éprouvée depuis de longues années contre d’autres praticiens, assigne devant sa chambre disciplinaire, puis devant les tribunaux, les médecins louviérois accusés de pratiquer une médecine gratuite.
Les médecins sont condamnés, mais reçoivent un beau soutien de leur patientèle. Des pétitions sont lancées et des autobus sont affrétés pour les soutenir en nombre lors de leurs convocations devant l’Ordre des médecins et les tribunaux. La patientèle se mobilise aussi pour faire barrage aux saisies de biens. Jan Harm Keijzer se souvient :
« il y avait ici, à l’accueil, une accueillante bénévole âgée de 76 ans à ce moment-là, et sur ses deux béquilles, elle a dit « il faudra me passer sur le corps pour entrer » »[4].
Des barricades d’objets et de meubles sont dressées pour s’opposer aux saisies des huissiers de justice. La Maison médicale peut également compter sur le soutien des syndicats louviérois :
« On a été reçu à la réunion du SETCA ici à La Louvière, et ils nous ont promis qu’au moindre problème, on pouvait faire appel à eux et qu’ils étaient prêts à se mobiliser immédiatement pour empêcher toute prise de meubles et cela, c’est très impressionnant, car on sent toute la force des syndicats »[5].
Aujourd’hui les relations avec l’Ordre des médecins se sont apaisées et la Maison médicale peut se concentrer sur ses missions premières : soigner la patientèle.
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
La Fondation André Oleffe (FAO)[1] a été créée en 1978 dans le périmètre de la CSC en vue d’apporter une aide aux initiatives d’autoproduction/autogestion, une des formes de lutte sociale dans les années 1970[2]. C’est volontairement qu’on qualifie lesdites luttes de deux mots qui ne sont pas synonymes, même si, à l’époque, c’est « autogestion » qui a le plus souvent été utilisée pour désigner les deux réalités. La première était celle d’entreprises qui fermaient : au-delà de l’occupation de l’usine, la résistance a consisté à continuer de produire, faire fonctionner l’entreprise, vendre, protéger l’outil et les stocks. L’objectif était surtout de convaincre un repreneur et/ou de faire pression pour que l’État soit aidant (quitte à ce qu’il soit lui-même repreneur). On est dans le registre de « l’autoproduction ». Au rang des exemples, on peut citer Les grés de Bouffioulx, les Cristalleries du Val Saint Lambert (Seraing), les Capsuleries de Chaudfontaine, les poêleries Somy (Couvin). La seconde a plus à voir avec la perspective d’autogestion proprement dite : des entreprises reprises par leurs travailleurs eux-mêmes. Trois cas emblématiques ont fonctionné : Le Balai libéré à Louvain-la-Neuve, les Sablières de Wauthier-Braine et les Textiles d’Ère (après la faillite de Daphica) à Tournai. Malgré leurs formes hétérodoxes de gestion, ces entreprises ont tenu le coup jusque respectivement 1989, 1990 et 2002. Un peu en situation intermédiaire, une autoproduction qui a tenté l’autogestion mais a rapidement échoué : Salik (Quaregnon). Force est cependant de reconnaître que ces formes de lutte, et la thématique autogestionnaire en particulier, n’ont pas connu le succès espéré. Autrement écrit, ça n’a représenté qu’un moment en définitive assez court[3].
Affiche de promotion de l’autogestion par la Fondation André Oleffe, s.d. (CARHOP, fonds Marc Vandermosten, aff. n°117).
Le soutien syndical a surtout été le fait de la CSC. Côté FGTB, on est resté sensiblement plus prudent. Rétrospectivement, on peut considérer que le soutien de la CSC s’apparentait à la mise en application du principe de « l’autonomie associative » : on accepte l’initiative et l’expérimentation, en particulier au nom de la « subsidiarité » (qu’on peut lire : « les gens sur place sont les mieux à même de juger ce qu’il est bon de faire ») ; les « personnalités meneuses » peuvent être critiquées dans l’organisation syndicale mais elles n’y sont pas bridées. Ainsi l’affaire a-t-elle été menée par quelques fortes personnalités, par exemple Raymond Coumont, secrétaire de la fédération CSC du Brabant wallon, ou Jean Devillé, permanent de la centrale CSC du textile, rejoints par différentes autres individualités (Gilberte Tordoir, Raymonde Harchies, Marc Vandermosten, liste non exhaustive). Pour autant, on ne peut pas soutenir que cela mobilisait l’organisation dans son entièreté : doute au démarrage des expériences, réelle sympathie envers les personnes qui se battent de façon originale, vertes critiques lorsque les choses tournent mal[4].
La FAO est fondée pour apporter des soutiens juridiques, logistiques et financiers à la dynamique, ainsi que pour organiser des synergies entre les initiatives et des homologues à l’étranger. Paradoxalement, elle a été mise en piste pour soutenir l’autogestion au moment précis où la dynamique déclinait. Cela ne l’a pas empêchée de multiplier les initiatives et d’accompagner différentes situations, principalement pour aider à trouver des solutions pour des PME en difficulté et pour prendre des initiatives de lutte contre le chômage, alors en croissance spectaculaire. Un job pas simple, avec des bas, mais aussi des hauts : la FAO a joué un rôle significatif dans l’accompagnement des « Textiles d’Ere »[5] : c’est de l’emploi qui a été préservé pendant 20 ans ; on ne peut pas dire que ce n’est rien, ou qu’il n’y aurait pas de bilan !
Déclin
Le tournant majeur a été l’opération de reprise d’un grand magasin « Les galeries Anspach », renommées « Galeries namuroises » en 1983, en mobilisant du capital de la COB[6] et de la CSC[7]. L’expérience s’est terminée par une faillite en 1988, non sans créer de fortes tensions entre la CSC et la FAO. Au titre de « pouvoir organisateur »[8], la CSC a souhaité reprendre un contrôle plus significatif sur la FAO, ce qui n’a pas été accepté en Assemblée générale de l’ASBL au nom de… la pratique autogestionnaire[9]. En peu de temps, la rupture a été consommée : la FAO est officiellement sortie du périmètre des organisations du MOC, même si, à titre personnel, plusieurs individualités notoirement CSC ont continué à s’y impliquer. Pour retrouver un outil, à présent que la FAO était sortie de son périmètre, la CSC a créé l’ASBL SYNECO, aujourd’hui reconnue comme agence-conseil en économie sociale en Wallonie[10] – c’est un autre récit.
Rallye de l’autoproduction, 1979 (CARHOP, fonds CSC – service Presse).
La FAO s’est alors enfoncée dans la crise, sans plus guère de projet clair. Des déficits systématiques ont fait fondre les fonds propres à vive allure. Un permanent CNE-GNC[11], Guy Roba, a tenté une relance, qu’il a partiellement réussie en parvenant à créer une petite cellule spécialisée dans ce qu’aujourd’hui on nommerait de « l’outplacement » (de cadres licenciés). Mais il ne s’est agi que d’un petit sous-ensemble de deux personnes (« cellule accompagnement de cadres ») qui a rapidement fonctionné en autonomie du reste de l’équipe. Une partie significative des travailleurs restait utilement occupée, car impliquée dans des partenariats de longue durée avec quelques ASBL : à la longue, dans les faits, ces personnes s’identifiaient plus aux projets des ASBL concernées, où elles étaient la plupart du temps, qu’à la FAO proprement dite. Le paradoxe était là : la FAO se vidait de sa substance et de son personnel, mais celui-ci continuait à travailler sur les enjeux pertinents de partenaires.
Rallye de l’autoproduction, 1979 (CARHOP, fonds CSC – service Presse).
Un épisode EVO
En 1997, les EVO (éditions Vie Ouvrière[12]) ont manifesté leur intention de sauvetage par reprise de l’outil et ont déposé un plan d’affaires, dont le résultat principal a surtout été d’aviver toutes les tensions et résistances internes : c’était perçu comme une OPA hostile – offre publique d’achat – à laquelle il fallait résister de toutes ses forces[13] ! Bien qu’officiellement la FAO était hors périmètre MOC (car hors périmètre CSC), elle y restait néanmoins peu ou prou associée dans les imaginaires, eu égard à la qualité des fondateurs, aussi à la mémoire de la qualité mobilisatrice du militantisme autogestionnaire. EVO de son côté était plus nettement ancré dans le « réseau d’affinité » du MOC même si on avait là aussi à faire à une gestion en autonomie. Les éclats du conflit témoignaient d’une situation de blocage total en plus d’une inefficacité de plus en plus patente dans l’action de la Fondation. D’autorité, François Martou, alors président du MOC, a pris personnellement la main en convoquant une réunion le 6 octobre 1997, qui a associé EVO, FAO, SYNECO et MOC. À l’issue de celle-ci, un protocole d’accord a été signé, qui a consacré le retrait d’EVO et l’entrée en scène du MOC par l’intermédiaire d’un de ses secrétaires nationaux dont le cahier des charges était de « faire atterrir » la FAO en bonne intelligence avec les activités qu’entretemps SYNECO avait développées au titre de nouvelle agence-conseil du Mouvement. On peut sans doute « lire » l’initiative de François Martou comme étant aussi de « police » pour compte de la CSC : faire rentrer la FAO dans le rang ou la dissoudre en en récupérant les actifs (s’il y en a), en tous les cas en faisant le moins de dégâts possible.
Pierre Georis (auparavant secrétaire général, MOC)
Le jardin des Fraternités ouvrières (FO) est créé vers 1980 et, depuis plus de quatre décennies, plein de choses se passent autour de celui-ci, qui impliquent un nombre important de personnes –pas que les affilié.e.s qui payent une cotisation pour bénéficier des cours, des conseils, des achats groupés et des plaisirs de “faire collectif”– mais aussi de nombreux bénévoles qui “font tourner la boutique”.[1] Mais les FO ont une histoire plus ancienne. Fondées en 1969, une décennie d’activités précède le jardin. C’est dans cet avant que l’auteur est impliqué (bien plus que dans le jardin[2]). C’est donc sur la décennie 1970 qu’il mobilise ses souvenirs. L’article interroge ainsi le préquel du jardin, ce qui s’est passé avant et, partant de là, propose quelques éléments de compréhension :de quel vivier émerge le jardin des FO ? Quelles en sont les forces vives ? Au final, de quelles trajectoires collectives le jardin est-il révélateur ?
Gageons qu’il n’y a pas de copyright sur “Le jardin extraordinaire” parce qu’il s’agit aussi du nom d’une très populaire émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) ! Ce n’est pas de l’émission que nous allons traiter mais d’un jardin particulier, celui des Fraternités ouvrières (FO), qui a d’ailleurs, une fois ou l’autre, eu les honneurs du… Jardin extraordinaire, l’émission. Bien caché en intérieur d’îlot, entre gare et Grand Place de la petite ville de Mouscron, accessible par la rue Charles Quint, alignement de maisons modestes ne payant pas de mine. À côté du n° 58, une seconde porte ouvre sur un couloir latéral – qu’à vrai dire on a souvent vu encombré – arrivée ensuite dans une pièce claire dont l’un des murs impressionne par le nombre de livres qu’accueillent les étagères. Et ça défile : traversée d’une petite cour attenante, puis soudain… La jungle !
Reportage du journal télévisé de 19h30, RTBF, septembre 2016.
Mais une drôle de jungle quand même qui parvient aussi à être potager : où qu’on passe, quel que soit le végétal qu’on frôle ou contourne, malgré le sentiment de chaos et de désordre qu’on peut ressentir, il y a fruits à cueillir et légumes à ramasser, et ce en toutes saisons. C’est tout à la fois grand et pas bien grand : 1 800 m² (en rectangle, ça ferait 45 mètres sur 40) pour un entrelacs de 6 000 espèces estimées, dont 2 000 arbres fruitiers différents. Les visites du lieu se succèdent, avec aussi la surprise de s’y retrouver dans un mini microclimat, où il fait bon en hiver (la taille des arbres leur fait offrir une protection naturelle contre les vents du Nord), tandis qu’il devient îlot de fraicheur par temps de canicule. On en irait presqu’à dire que la nature s’y autogère (mais ce n’est évidemment pas vrai, car c’est aussi le produit de nombreuses impulsions humaines).
Une fois par mois, un dimanche matin, cours de jardinage biologique, avec parfois des extras un autre jour (cours sur la greffe des arbres fruitiers ou sur les jardins ornementaux, mais aussi conférences et débats sur des sujets de société). Chaque jeudi, “grainothèque”, groupement d’achat de plus de 5 000 variétés de graines, mobilisant les bénévoles pour les mises en sachet de ce qui a été acheté en gros, les répertoires, les classements, le contact avec les acquéreurs et les acquéreuses. Ce n’est accessible qu’aux membres de l’association, qui s’acquittent d’une modeste cotisation.[3] Selon les FO, ils sont de l’ordre de 3 000 ! Pas uniquement vivant à Mouscron, petite ville de de 60 000 habitant.e.s, mais aussi des environs : la position géographique singulière du lieu fait rayonner l’activité auprès de voisin.ne.s flamand.e.s (Kortrijk) et français.es. Une petite coopérative de produits naturels participe de l’offre. La bibliothèque compte, quant à elle, environ 2 000 livres, eux aussi disponibles aux membres.[4] Avec ceci, on a posé l’aujourd’hui des FO et de son jardin. Plongeons maintenant dans ses racines.
Le mystère des origines
À l’origine des FO : Gilbert Cardon et Joséphine, dite Josine, Marchal. Gilbert, entré en usine dès l’âge de 15 ans, est travailleur frontalier, ouvrier du secteur chimique dans le nord de la France. C’est à l’occasion d’un déplacement en Amérique latine, dans le cadre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) que le couple se rencontre : Josine y assurait le secrétariat du fondateur de la JOC, le futur cardinal Joseph Cardijn. Un peu plus tard, le couple s’installe à Mouscron, au 58 rue Charles-Quint, et y fonde les FO en 1969.
Quelle drôle d’idée de renvoyer son patron ! Car, comment organiser le travail sans lui ? L’initiative des travailleuses du Balai libéré est-elle la seule à cette époque ? Si non, comment ces femmes, qui jouent un rôle prépondérant dans la structure familiale, parviennent-elles à allier défense de leur projet et soutien de la vie de famille ? Et, pourquoi aborde-t-on ce sujet dans un numéro portant sur la démocratie et la participation ?
Au printemps 1968, un vent de contestation souffle sur le vieux continent. En France, des émeutes étudiantes éclatent à Paris le 10 mai. Elles lancent l’événement qui est rentré dans l’histoire sous le nom de « Mai 68 ». Face à la répression policière, les syndicats soutiennent le mouvement étudiant et appellent à la grève générale. Largement suivie, le nombre de grévistes atteint 6 à 9 millions le 22 mai sur un nombre total de 15 millions de salarié.e.s. Si le conflit social trouve une issue lors de la signature des accords de Grenelle le 26 mai, le souffle révolutionnaire des événements de Mai 68 perdure dans le temps et dans l’espace.
Ainsi, l’idée d’autogestion prend place dans les esprits. On théorise alors sur la possibilité de se passer des patrons en mettant sur pied des collectifs de travail, avec une propriété collective des moyens de production. En Belgique, la gauche chrétienne se montre sensible à cette forme d’organisation du travail. Puis, en 1973, l’occupation de l’usine LIP par ses ouvriers, qui s’organisent ensuite en autogestion, rend tangible cette théorie et impacte le monde ouvrier.
Pour ce sujet, les auteures détaillent dans un premier temps l’historique du Balai libéré. Puis, elles s’intéressent à d’autres expériences d’autogestion au féminin en Belgique et cherchent à savoir quel en est l’impact sur la vie professionnelle et personnelle de ces militantes ouvrières. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique d’une expérience d’autogestion au Balai libéré
L’asbl le « Balai libéré » nait de l’initiative d’un groupe de travailleuses d’une entreprise de nettoyage. Elles décident de licencier leur patron et de reprendre en autogestion leur société, ANIC. Prenant ainsi le contrôle, elles rebaptisent leur entreprise.
CARHOP, fonds Marc Bariaux.
Les travailleuses du Balai libéré ne sont pas seules dans leur initiative. Située dans la toute nouvelle ville de Louvain-la-Neuve, l’entreprise bénéficie à la fois du soutien de l’Université catholique de Louvain qui réitère son contrat et à la fois du soutien financier de l’Institut Cardijn. Dans leur dynamique autogérée, les travailleuses sont aussi soutenues par les organisations syndicales.
Novembre 1974,
Les travailleuses de la société de nettoyage ANIC se rebellent contre leur patron concernant leurs conditions de travail. Elles sont payées 78 francs de l’heure alors que le tarif normal est de 102 francs de l’heure ; leurs frais de déplacements ne sont pas remboursés ; si elles cassent du matériel, le montant de celui-ci est retenu sur leur salaire ; elles n’ont pas de tenue de travail fournie par l’employeur ; enfin, certaines travaillent plusieurs mois sans avoir encore signé leur contrat.
CARHOP, fonds Marc Bariaux.
Février 1975,
La société ANIC perd son contrat avec l’Université catholique de Louvain. Le patron prend alors la décision unilatérale d’envoyer ses travailleuses sur un nouveau site de travail, à 150 km de là. S’opposant à cette décision, les ouvrières se mettent en grève et rédigent une lettre de licenciement à l’attention de leur patron.
CARHOP, fonds Marc Bariaux.CARHOP, fonds Marc Bariaux.CARHOP, fonds Marc Bariaux.
10 mars 1975,
Avec l’aide des syndicats, l’ASBL le « Balai libéré » voit le jour. Pour les aider à se lancer, les travailleuses bénéficient d’un prêt de l’Institut Cardijn qui s’élève à hauteur de 50.000 francs. De plus, elles récupèrent le contrat de nettoyage auprès de l’Université catholique de Louvain.
1978,
L’ASBL connait des moments difficiles en raison d’un budget sous-évalué et de la réalisation de nouveaux investissements trop conséquents. Dès lors, les ouvrières décident de mettre en place un plan de crise. Elles renoncent à une augmentation salariale et chacune accepte un jour de chômage par semaine.
Juillet 1979,
L’ASBL du « Balai libéré » devient une coopérative dans laquelle les ouvrières possèdent chacune des parts. De 1975 à 1980, l’entreprise autogérée passe de 35 à 96 personnes. Durant cette période, les travailleuses améliorent leurs conditions de travail : il y a une meilleure coordination, les horaires sont conçus en fonction des transports en commun, des contraintes de la vie, on veille à l’égalité salariale et les barèmes sont adaptés sur ceux du secteur.
1988,
L’entreprise autogérée le « Balai libéré » ferme ses portes.
Les enjeux démocratiques de l’autogestion féminine
Durant les années 1970 et 1980, les travailleuses du « Balai libéré » ne sont pas les seules à s’emparer de la gestion de leur entreprise et à prendre leur destin en main. Ainsi, en 1976, l’usine de filature Daphica devient la coopérative « Les Textiles d’Ere ». En 1978, l’usine de de pantalon Salik devient « Le comité des Sans Emploi » puis, en 1980, la coopérative « L’Espérance ». Pour ces femmes et ces travailleuses, cette expérience constitue une révolution sociale et culturelle.
Ce qui frappe dans l’aventure autogestionnaire, ce sont les avancées émancipatrices pour celles et ceux qui la vivent. La hiérarchie contraignante de la productivité est ainsi balayée pour lui substituer les dynamiques de solidarité et de liberté. Ainsi, une travailleuse se souvient que « le passé, c’étaient des tabliers de couleurs différentes selon les chaînes de travail de manière à repérer les infiltrations de corps étrangers. Chacune à sa place et pas question de sortir du rang. Désormais, la couleur des tabliers n’a plus aucune importance. La communication est ouverte et les décisions se prennent en assemblée générale. »[1] Dans l’autogestion, le groupe de travail se réapproprie l’outil dans une dynamique émancipatrice et non plus aliénante.
Mais comme toute expérience humaine, l’autogestion connait ses imperfections et ses besoins de rééquilibrages. Parfois ils réussissent, parfois non. Madame D’Amore, l’une des initiatrices du mouvement, se souvient et déclare que « le travail en autogestion n’est pas évident. Nous n’étions pas prêtes à travailler en autogestion. Tout le monde se prenait pour quelqu’un. Tout le monde voulait faire le chef. Certaines en profitaient pour fumer, bavarder… Alors, avec celles qui avaient un peu plus de conscience professionnelle et qui faisaient leur boulot, il y avait des conflits internes. Bien sûr, il y avait des assemblées générales mais ce sont toujours les mêmes qui prennent la parole et les mêmes qui se taisent. ». D’une occupation d’usine, les travailleuses de Salik passent en autogestion. Mais le temps nécessaire à cette transition épuise les travailleuses qui, petit à petit, quittent l’aventure.Quand les femmes se lancent dans l’aventure autogestionnaire, cela a des répercussions au-delà des murs de l’usine et prend aussi place au cœur des familles des travailleuses. En effet, au vu du rôle traditionnel occupé par les femmes dans les structures familiales de l’époque, l’implication des travailleuses dans l’occupation de l’usine bouscule la structuration de ces dernières. Pour mener à bien cette occupation et la production en autogestion, elles doivent réaménager leur temps et les priorités qu’elles y mettent. Ainsi, ce temps, qui se construit au départ dans un équilibre entre vie familiale et professionnelle, ne peut plus se structurer comme tel. Les travailleuses restent dans leur usine pour défendre leur emploi. Les structures familiales qui préexistent à l’occupation de l’usine doivent maintenant s’adapter à ce changement d’équilibre. Liliane Ray se souvient que « [c]’était une aventure extraordinaire. Pour nous, c’était la révolution totale dans tous les domaines ! ».
Émancipatrice pour les femmes, l’expérience autogestionnaire féminine amène donc le besoin de repenser la structure familiale afin de pouvoir mener une lutte collective. Et, pour les personnes qui le vivent, ce n’est pas toujours évident à réaliser. Ainsi, Liliane Ray explique que
« Quand on est mère de famille et qu’on doit y passer les jours et les nuits [occupation de l’usine], c’est pas évident. Mais toutes ces femmes se sont mises debout. On vivait une révolution sociale et culturelle importante à l’intérieur de l’entreprise et aussi à l’extérieure parce qu’il a fallu se battre avec nos maris. Il fallait qu’ils fassent la bouffe et lavent les gosses… J’ai connu des ménages qui se sont défaits parce que, quand on passe par là, quand on vit ça, on n’est plus jamais la même, on devient quelqu’un d’autre, ça vous transforme. Partout, on s’imposait. On voulait être nous-mêmes, être reconnues pour ce que nous étions. Les femmes qui ont vécu ça ne sont plus jamais redevenues des petits toutous. »[2]
Mais parfois, les familles parviennent à réaliser cette adaptation et resserrent les rangs. Le partage d’expériences militantes est un facteur qui permet de cimenter les liens familiaux. Ainsi, Raphaël, le fils de Madame D’Amore, initiatrice de l’occupation de l’usine, se souvient de l’impact de cette grève sur sa mère et sa famille.
« Mon frère et moi étions de jeunes militants de la J.O.C. Avant l’occupation, ma mère nous reprochait tout le temps nos arrivées tardives et le fait qu’on aille manifester, distribuer des tracts et se faire bastonner par la police. Elle nous disait que ce n’était pas ça qui nous donnerait à manger ni nous ferait réussir nos études. Après la réunion qui a précédé l’occupation, elle s’est tout naturellement tournée vers mon frère et moi et nous a demandé comment on fait pour occuper une entreprise. Avec d’autres militants de la J.O.C., on lui a donné un canevas : il faut avertir la presse, mettre un comité de grève sur pied, prévenir les syndicats et essayer de conscientiser un maximum de gens pour vous soutenir dans votre action. À partir de ce moment-là, pour ma mère, tout a changé.
Les rapports entre mes parents et moi ont été complètement bouleversés parce qu’on vivait les mêmes choses ensemble. Mon frère et moi, on a eu une liberté totale d’action parce qu’on se retrouvait dans les mêmes manifestations et les mêmes occupations. Quand mon frère est devenu permanent de la J.O.C., c’est ma mère qui s’occupait de l’intendance pendant les soirées. Elle préparait les soupers spaghetti et les pizzas. Elle nous suivait quasiment partout. Ça l’a marquée. Encore aujourd’hui, quand j’engueule ma fille qui veut sortir et rentrer tard, c’est ma mère qui prend sa défense et me traite de vieux con.
Tous les rapports ont basculé dans l’autre sens. La vision que j’avais par rapport aux adultes a complètement changé aussi. Le discours de l’époque, c’était que l’adulte est l’ennemi des jeunes. Mais comment je pouvais considérer ma mère, qui occupait son entreprise, comme mon ennemie ? Comment je pouvais considérer mon père, pensionné mineur, membre du parti communiste italien, comme mon ennemi ? Tout ça a changé notre vie. »[3]
Il y aurait bien d’autres expériences individuelles issues d’expériences autogestionnaires dont on pourrait parler. Toutefois, nous espérons que la mise en regard de deux situations opposées permet de rendre compte de la complexité des enjeux que rencontrent les travailleuses dans les usines autogérées.
Conclusion
Comme le montre les différents témoignages, l’autogestion au féminin n’est pas quelque chose de facile et ne s’organise pas n’importe comment. Partant d’une impulsion spontanée de défense de leurs droits, comme au Balai libéré, ou de leurs emplois, comme à Salik, les travailleuses se réapproprient l’outil. Il faut alors s’organiser avec l’aide des syndicats.
Or, l’organisation en autogestion ne s’improvise pas. En effet, la conflictualité ne disparait pas complètement avec le patron. Il faut donc trouver un système de fonctionnement où chacune s’y retrouve et qui ne permet pas à un nouveau système de leadership de s’installer. C’est en parvenant à mettre en place ce système équilibré que l’on peut installer une forme de démocratie en entreprise. Chacun peut alors s’exprimer librement, chaque avis est pris en considération et discuté lors de réunions collectives.
Ensuite, une entreprise autogérée doit trouver des partenaires et des alliés. Ainsi, très vite les travailleuses trouvent des soutiens extérieurs capables de leur apporter une aide financière ou matérielle. Petit à petit, elles apprennent les rudiments de la gestion de la production. Bénéficiant de soutiens financiers, les travailleuses mettent en balance les bénéfices avec les dépenses telles que l’achat de matériel, les salaires, les taxes, les assurances, les avocats, etc.
Mais, en tant que femmes, elles doivent parvenir à imposer leurs revendications à la fois dans la sphère professionnelle et privée. Et, sur ce point, les mentalités ont la vie dure. À la lecture des témoignages, on découvre les difficultés que les travailleuses rencontrent, que ce soit dans leur vie active ou leur vie de famille. Pour beaucoup, la place des femmes est à la maison et le rôle de l’homme est de subvenir aux divers besoins de sa famille.
Dans les années 1970, c’est un univers très masculin qui a encore à l’esprit les grandes grèves et une certaine nostalgie des mineurs. Or, avec les grèves et l’occupation de leurs usines, les femmes imposent un respect et une profondeur. Au Balai libéré, elles vont même jusqu’à prendre l’initiative de licencier leur patron, le déclarant incompétent. Elles prennent alors pied dans des centrales syndicales.
Pour aller plus loin
Photos et témoignages écrits : archives du CARHOP.
Marie-Thérèse COENEN, « Quel Look, mon Salik ! », dans Les cahiers de La Fonderie, La Fonderie, 1993.
Marie-Thérèse COENEN, L’autogestion au féminin, CARHOP, 2005.
Céline CAUDRON, « Les occupations de Siemens et ex-Salik », dans La révolution totale dans tous les domaines, CARHOP, 2008.
Interview de Chanoine F, travailleuse chez Salik d’août 1968 à mars 1973, Bruxelles.
Notes
[1] Marie-Thérèse COENEN, « L’autogestion au féminin », Analyse en ligne, CARHOP, 2005. [2] Céline CAUDRON, « Les occupations de Siemens et ex-Salik » dans La révolution totale dans tous les domaines, CARHOP, 2008. [3] Ibidem
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Chanoine, W., Ghaye, E. « Années 1970 : “l’autogestion n’est pas de la tarte mais cela vaut le coup” », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/