Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle

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Catherine Pinon (Gestionnaire des ressources documentaires multimédia, CARHOP asbl)

– « Pourquoi regardes-tu les livres ? Tu sais quand même pas lire !
– Ouais, mais j’aime bien, et puis je sais un peu, alors dans les livres, je regarde les mots que je connais et puis je découvre un p’tit peu plus loin » (Anais, 11 ans)[1].

L’objectif d’une bibliothèque publique est de mettre les livres à la disposition des lecteurs et lectrices, grands et petits. Franchir la porte d’une bibliothèque est en soi une démarche que certain.e.s ne font pas, ne s’autorisent pas à faire. Le centième anniversaire de la Loi Destrée, fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi des subsides pour les initiatives municipales ou privées est l’occasion de mettre le focus sur les bibliothèques de rue : une démarche à l’envers. Plutôt que d’attendre que le public franchisse la porte, même grande ouverte, des bibliothèques, plusieurs associations, comme ATD Quart monde, Le Pivot culturel à Namur, œuvrant auprès de publics en situation de précarité sociale, ont développé les bibliothèques de rue selon le principe : « si tu ne vas pas aux livres, le livre viendra à toi ». Que ce soit sur le pas des portes dans la rue, à la sortie de l’école, dans les parcs et jardins publics, elles proposent de lire des livres ensemble, d’entrer dans les histoires et les imaginaires qu’ils renferment. C’est un outil pour réduire la fracture socio-culturelle, objectif de la lecture publique. Les bibliothèques de rue ont donc toute leur place dans ce numéro de Dynamiques consacré à la lecture publique et à la Loi Destrée.

Lire dans les parcs cet été. Affiche du Centre de littérature de jeunesse de Bruxelles, 2021 (© Sarah Cheveau).

L’asbl La Ruelle est une association de quartier qui centre son intervention sur une dynamique socio-culturelle, avec un point d’ancrage, la bibliothèque de rue. Elle intervient dans la commune de Saint-Josse-ten-Noode, commune connue pour sa population multiculturelle, où la précarité est importante, et qui accueille régulièrement de nouveaux migrant.e.s qui n’ont pas nécessairement fréquenté l’école dans le pays d’origine et qui ne maîtrisent pas ou mal, la lecture, l’écriture et aucune de nos langues nationales. La Ruelle est le complément à la bibliothèque municipale de Saint-Josse, avec laquelle elle collabore d’ailleurs étroitement. Intéressée, nous avons rencontré son directeur, Charles Vandervelden, qui nous a consacré plusieurs heures d’entretien, en mai et juin 2021[2]. La Ruelle étant à la veille d’un déménagement vers un autre lieu et d’un départ vers des horizons nouveaux, Charles Vandervelden a accepté, avec soulagement, la proposition du CARHOP, de déposer les archives de l’association au centre d’archives. Ce dépôt illustre parfaitement la raison même d’un centre d’archives contemporaines, préoccupé par la conservation des traces des organisations culturelles et associatives qui œuvrent dans le champ de l’éducation permanente. Le fonds a été classé par Catherine Pinon et c’est avec cet apport que notre enquête, basée au départ sur la bibliothèque de rue, a pu s’élargir pour retracer l’histoire de La Ruelle asbl et son développement.

Charles Vandervelden devant le bâtiment occupé par La Ruelle, juin 2021 (CARHOP, photographie de Marie-Thérèse Coenen).

Au départ, Notre Village asbl

C’est le 15 juin 1981, que Jean-Claude Peto fonde Notre Village asbl. La volonté de « créer notre village dans la ville » est à l’origine de son nom. Installée dans le quartier Botanique de la commune de Saint-Josse-ten-Noode, au 68 de la rue Saint-François, cette association permet l’ouverture d’une permanence sociale en faveur des enfants et des jeunes immigré.e.s du quartier. « Le projet consiste en la présence humaine permanente par la médiation, la guidance et l’orientation, la promotion de toutes les formes de solidarité humaine, la participation à toute action collective visant les mêmes buts. La création d’un lieu de dialogue, de rencontre, de réflexion en groupe, de partage, de documentation, de conseil »[3].

Faute de moyens et rencontrant des problèmes liés à l’absence de structuration au sein de l’association, du non-respect des règles de la part des jeunes en termes de drogue par exemple, l’asbl est contrainte de fermer ses locaux au début de l’année 1984[4]. Quelques mois plus tard, les activités de permanence sociale reprennent et une section animation et école des devoirs est organisée. En 1987, la reconnaissance de l’association par la Communauté française permet l’engagement de travailleurs et travailleuses sociaux et son développement progressif, jusqu’à la mise en liquidation en avril 1991.

Un fondateur : Jean-Claude Peto

Jean-Claude Peto, s.d. (CARHOP, fonds La Ruelle asbl, série photos).

Jean-Claude Peto est né le 16 octobre 1930 à Bois-Colombes, en banlieue parisienne et est décédé le 23 février 2017 à Knocke-Heist. En 1939, afin d’échapper à la guerre et à la montée du nazisme, son père d’origine hongroise trouve un emploi en Suède et y emmène toute sa famille. Jean-Claude Peto y passe une partie de sa scolarité. À l’âge de 17 ou 18 ans, il retourne en France pour suivre des études universitaires en chimie et en traduction-interprétariat et également en psychanalyse, psychologie, sociologie et pédagogie. Après ses études, il entreprend de nombreux voyages et séjourne en Hongrie, en Suède, en Israël, où il sera ouvrier au sein d’un Kibboutz. De 1952 à 1965, il travaille en France. En juillet 1965, il s’installe en Belgique et, quelques mois plus tard, entre à la S.A. RANK XEROX International LTD, active dans le commerce de gros de machines et de matériel de bureau[5]. Il occupe successivement les postes de « Systems Analyst », « Market Development Manager », « Branch Manager » et enfin « Personnel Controller »[6].

Adepte du principe fondamental selon lequel « l’Homme est la seule chose importante » et grâce à ses nombreux voyages à travers le monde, il apprend à connaître l’Homme dans son travail, son mode de vie quel que soit son milieu social. Les connaissances linguistiques et le sens inné de l’humanité de Jean-Claude Peto l’incitent à aller vers les gens, les écouter, les aider et les comprendre. C’est ainsi que, parallèlement à son activité principale chez S.A. RANK XEROX International LTD, il travaille bénévolement auprès des immigré.e.s ou des jeunes défavorisé.e.s en tant qu’éducateur de rue au sein de l’asbl Notre Village.

L’âge de la retraite arrivant, il réoriente son action vers l’intervention socio-culturelle. Il rencontre Yolande Gravis, ils se marient et, ensemble, fondent l’asbl La Ruelle en juin 1991.

L’asbl La Ruelle

Installée dans leur maison privée, au n° 35 de la rue Potagère à Saint-Josse-ten-Noode, la nouvelle association de Yolande Gravis et Jean-Claude Peto peut démarrer grâce à des dons privés et aux allocations de chômage qu’ils perçoivent. Aidés bénévolement par des jeunes immigré.e.s du quartier, ils poursuivent le travail entamé par l’asbl Notre Village. L’objectif principal est d’aller à la rencontre des plus exclu.e.s et des plus marginalisé.e.s « là où ils se trouvent et quand ils s’y trouvent »[7], se faire connaître et reconnaître, établir une relation de confiance, les écouter, les guider, leur proposer une médiation et enfin établir un tissu communautaire dans le quartier[8].

Les trois activités principales de l’association sont la bibliothèque de rue et les ateliers créatifs en extérieur dédiés aux enfants, les activités collectives de type « maison de quartier » où sont proposées des fêtes de rue thématiques ou des grandes sorties durant les grandes vacances d’été. Enfin, le parcours solidaire au cours duquel ils vont à la rencontre des sans-abris.

Les lieux couverts par les éducateurs et éducatrices de rue sont la gare du Nord, le square Félix Delhaye dit « Le Petit Boul’ » à Saint-Josse.

Le public est essentiellement d’origine maghrébine, belge ou issu de la Communauté économique européenne (CEE). Il s’agit d’enfants âgés de 3 à 12 ans, d’adolescent.e.s de 13 à 18 ans et de jeunes adultes de 19 à 30 ans souvent en situation précaire ou marginalisé.e.s. Les principales demandes d’aide sont juridiques, administratives, pour l’apprentissage de la langue ou la recherche d’emploi, de logement.

Dès sa conception, l’association se place au cœur de la commune d’où son nom : « La RUElle »[9]. Une partie de la maison sert d’espace d’accueil, de salle de réunion pour certaines activités et pour la bibliothèque de rue. Ils attachent beaucoup d’importance aux relations avec les habitant.e.s du quartier et participent aux réunions du comité de quartier Saint-Alphonse.

Leur méthode de travail leur interdit de poser des questions sur l’identité, le parcours et les conditions de vie des personnes rencontrées dans la rue. Ils prennent connaissance de ces informations au fur et à mesure des rencontres et des discussions qu’ils ont avec eux[10]. Charles Vandervelden nous raconte :

« Lorsque l’on rencontrait un sans-abri, on prenait un rendez-vous au CPAS pour lui, s’il n’était pas là, on n’y allait pas pour lui ; c’était sa situation. On voulait bien donner un coup de main, remplir un papier pour lui mais c’était lui qui devait être responsable de lui-même, on ne se substituait pas »[11].

En effet, c’est un aspect très important dans la philosophie de l’association, elle ne déresponsabilise pas les personnes rencontrées de leur situation.

Une fondatrice : Yolande Gravis

Yolande Gravis, s.d. (CARHOP, La Ruelle asbl, série photos).

Yolande Gravis est née à Namur, le 17 juin 1954 et est décédée à Knocke-Heist le 1er mai 2019. Fille unique, nous avons peu d’informations sur son enfance et son adolescence. En 1974, elle obtient le titre de candidate en histoire, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, à Namur. Le parcours « naturel » est de suivre la licence à l’Université catholique de Louvain. Il semble qu’elle ait obtenu sa licence en histoire de l’art. Dotée d’une grande sensibilité, d’une intelligence vive et éclairée et très attachée à la vie spirituelle[12], Yolande Gravis souhaite devenir religieuse. Elle effectue ses études universitaires au Centre d’études théologiques et pastorales (CETEP)[13], à l’Institut Lumen vitae (Bruxelles) ainsi qu’au Séminaire Cardinal Cardijn (SCC, à Jumet)[14]. Sa rencontre avec Jean-Claude Peto en décide autrement. Tout au long de sa vie, elle se consacre aux personnes les plus défavorisées et marginalisées et aux immigré.e.s avec une attention particulière donnée aux enfants afin de les aider à se scolariser.

Charles témoigne, c’est elle qui porte le projet de la bibliothèque de rue.

« L’idée est d’aller à la rencontre des gens (…) C’est le principe de la bibliothèque de rue (…) On prend les livres, on les met dans le petit sac à dos ou le petit caddy à roulettes, on va dans l’espace public, dans la rue, dans le petit parc de Liedekerke où il y a un kiosque. C’est bien parce que, quand il pleut ou il fait mauvais, on peut s’abriter (…) »[15].

Les bibliothèques de rue

Le concept des bibliothèques de rue est lancé par le Père Joseph Wresinski (1917-1988)[16]. Issu d’un père polonais et d’une mère espagnole, Joseph Wresinski connait la misère et l’humiliation de la charité dans son enfance. Le 29 juin 1946, il est ordonné prêtre. Après avoir beaucoup voyagé, il se propose pour aider les familles de Noisy-le-Grand dans un camp de sans-logis (Département de Seine Saint-Denis, France). C’est à ce moment, qu’il prend conscience de la grande misère qui peut frapper certain.e.s.

Le travail effectué par le Père Joseph est très novateur. Il refuse l’indifférence et l’assistanat et c’est sur ces principes que se base son travail. Afin de rendre de l’autonomie à ces personnes, il commence par créer un jardin d’enfants. S’ensuit la création d’une bibliothèque, d’une chapelle, d’un atelier pour adolescent.e.s, d’une laverie ou encore d’un salon d’esthétique. En effet, selon le Père Joseph, il est important de leur rendre leur autonomie et de leur permettre de prendre soin d’eux-mêmes. Avec l’aide de ces familles, il fonde l’association Aide à toute détresse (ATD), qui deviendra en 1969, le mouvement international ATD Quart Monde[17].

Si au départ, ATD travaillait pour un public d’une très grande précarité, la crise économique subie par les pays industrialisés dans les années 1970 a changé la donne et a instauré une gradation dans la pauvreté qui touche les populations.

La grande originalité du travail du Père Joseph Wresinski était de croiser l’ensemble des savoirs détenus tant par les personnes en situation de grande pauvreté, que par les chercheurs et les praticiens qui les accompagnent[18]. Pour ce faire, il instaure les universités populaires où les personnes racontent leur parcours de vie[19]. Apprendre à connaître l’autre, donner de la place à ses expériences et lui redonner accès à la société en l’humanisant est un travail qui est également soutenu par l’action des bibliothèques de rue dont il est également l’instigateur.

C’est en s’inspirant des principes des bibliothèques de rue d’ATD Quart monde que Yolande Gravis a instauré la bibliothèque de rue à Saint-Josse, complétée de nos jours par une ludothèque de rue. Elles sont libres, gratuites et ouvertes à tous et toutes. Il est important pour les enfants pauvres et moins pauvres de se côtoyer : « L’idée, c’est de provoquer des rencontres et d’apprendre aux gens le respect de vivre ensemble de manière générale »[20]. Les animateurs et animatrices emportent une sélection d’ouvrages dans leur sac à dos et vont à la rencontre du public sur les lieux qu’il fréquente (squares, cages d’escalier, coins de rue, etc.). Cette action est destinée aux enfants et à leurs familles, tout le monde y est accueilli avec bienveillance :

« L’idée de la bibliothèque, c’est que c’est vraiment pour tout le monde. Donc si un gamin va chercher sa maman et que celle-ci dit qu’elle ne sait pas lire, alors on s’assoit à côté et on lit pour le gamin et la maman (…) On n’impose rien, c’est vraiment la liberté. (…) à une certaine époque, lorsque l’on faisait cela de manière très régulière, des mamans nous attendaient (…) et alors il y avait tous les aspects de la convivialité parce qu’elles nous apportaient un petit gâteau puisque toutes nos activités sont gratuites. C’était une forme de remerciement et c’était vraiment une activité super[21] ».

Les livres proposés sont variés et choisis de manière philosophique, éthique et militante. Une attention toute particulière est donnée à l’égalité des genres dans les scénarios d’histoire. En effet, nombreux sont les livres dans lesquels les rôles des personnages principaux sont bien souvent hyperstéréotypés.

L’objectif est de partager des savoirs, de répondre à la soif d’apprentissage des plus jeunes, de leur offrir la possibilité d’exprimer leur créativité, de les ouvrir au partage de leurs expériences et de les guider vers l’émancipation d’une société trop souvent stigmatisante.

Les animateurs et animatrices se placent tous les midis devant les portes de deux écoles dont l’école Henri Frick[22], dans le parc de la rue de Liedekerke où il y a un petit kiosque, ainsi que sur le square, appelé familièrement le « Petit Boul’ » au cours des deux mois d’été. Cependant, l’école n’est pas solidaire du projet et considère que cela créée du désordre à la sortie. Les animateurs et animatrices ont donc arrêté les rendez-vous quotidiens durant les périodes scolaires tout en gardant leurs activités durant les vacances. Grâce à cette régularité, la bibliothèque de rue devient alors un pont vers l’extérieur (bibliothèques communales, centres sportifs, écoles, etc.). Par exemple, lors de la fête d’Halloween, tout le monde s’installe sous une tonnelle et la conteuse de la bibliothèque vient et lit des histoires en lien avec Halloween. Parfois, un éducateur apporte une guitare afin de mettre des histoires en chansons[23]. D’autres activités culturelles sont proposées telles que des ateliers créatifs, une sortie au musée ou du théâtre de rue.

animateur avec guitare, s.d. (CARHOP, fons La Ruelle asbl, série photos).
animateur avec guitare, s.d. (CARHOP, fons La Ruelle asbl, série photos).

Évolution du projet La Ruelle asbl

En 1996, La Ruelle asbl fait face à des problèmes financiers. Les fondateurs sont contraints de licencier les employé.e.s. Aidés par deux bénévoles, Jean-Claude Peto et Yolande Gravis maintiennent les activités de la bibliothèque de rue, les ateliers créatifs pendant les vacances scolaires ainsi que le travail de rue autour de la gare du Nord. En octobre de la même année, La Ruelle asbl déménage au numéro 20 de la rue Saint-Alphonse à 100 mètres de l’ancienne adresse. Ce déménagement permet à l’association, de devenir un lieu d’accueil. Grâce à une reconnaissance de l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS), La Ruelle asbl développe l’aspect culturel de son travail et crée une école de devoirs. En 1997, Yolande Gravis devient la coordinatrice générale de l’association. En 2003, Jean-Claude Peto se retire des activités de l’association et, en 2011, Yolande Gravis, à son tour, quitte ses fonctions.

L’Ecole d’Ici

En 1998, l’association évolue et devient un Centre d’expression et de créativité (CEC) qui prendra le nom de « Ecole d’Ici »[24]. La bibliothèque de rue se développe grâce à la collaboration du Service Jeunesse de la Commune de Saint-Josse et de la bibliothèque communale. En revanche, le nombre d’ateliers diminue et, pour des raisons éthiques, l’école de devoirs est arrêtée.

« Évidemment, au cours du temps, l’idée de la bibliothèque de rue, dans la pratique, a évolué. À l’heure actuelle, on fait une bibliothèque de rue, mais on fait aussi une ludothèque de rue et on a un peu diversifié le type d’activités. Effectivement, la lecture, c’est pour notre projet institutionnel, central. Nous ne faisons plus d’école des devoirs pour des raisons presque éthiques. Il y a 20 ans au sein de l’équipe, on s’est interrogé pour savoir si on allait entrer dans le décret de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) pour ouvrir une école des devoirs reconnue ou pas. Nous estimions que rajouter des heures d’école après l’école, ce n’était pas pour nous le plus pertinent pour les enfants et les familles que nous accompagnons au quotidien. Et donc, en lieu et place de l’école des devoirs, on s’est orienté vers un secteur de l’éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du sous-secteur des Centres d’expression et de créativité »[25].

À partir de 1999, les activités d’expression créative se développent. Ce choix leur permet de rester au plus près des techniques utilisées par le Père Joseph Wresinski pour aider les personnes les plus pauvres à exprimer leur créativité, leur vécu et à trouver une place dans la société. Par ailleurs, les activités sont pensées en lien avec les lectures. Par exemple, un été, l’objectif de l’atelier créatif est d’élaborer un livre pop-up de grande taille et c’est une bibliothèque de livres pop-up qui a été réalisée !

« On associe la bibliothèque de rue aux ateliers créatifs de rue, on utilise la bibliothèque de rue comme ressource pour apporter un peu de l’imaginaire aux gamins et pour avoir vraiment un point de départ »[26].

Dès l’année suivante, des projets plus artistiques pour les enfants prennent place. Une exposition est organisée reprenant tous les travaux des enfants réalisés lors de ces ateliers créatifs[27]. Celle-ci est également un moment de rencontre entre les familles et l’équipe d’animation[28].

« Depuis, nous avons obtenu une reconnaissance décrétale et sommes officiellement un CEC. Il y a une échelle à 4 niveaux et nous sommes sur le 3e niveau, donc relativement une grosse structure dans l’organisation des centres d’expression et de créativité »[29].

« Porter la créativité dans les familles où la vie la place au-delà de toutes préoccupations quotidiennes est le résultat d’un effort soutenu, d’un investissement total. Nous pensons que le développement personnel par l’acquisition de moyens d’expression artistique et l’outil culturel à forte valeur ajoutée peut être un petit remède contre le sentiment d’exclusion et de mal vivre dans une société où le fossé entre quelques très aisés et les plus pauvres, de plus en plus nombreux, ne cesse de grandir »[30].

Création « bonhomme sur fond bleu » costume traditionnel revisité, [2011] (CARHOP, fonds La Ruelle asbl, sans cote).

La Ruelle asbl face à son institutionnalisation

À l’origine, La Ruelle asbl est un projet de vie communautaire, dans l’esprit d’un Kibboutz tel que l’a connu Jean-Claude Peto lors de ses voyages, mais progressivement, le statut de l’association change. Son travail de terrain est valorisé et est soutenu financièrement par diverses autorités publiques. La Ruelle asbl obtient sa reconnaissance par la Fédération Wallonie-Bruxelles en tant que CEC.

Décret des Centres d’expression et de créativité

« Les Centres d’expression et de créativité, familièrement appelés les CEC, sont des structures permanentes proposant de nombreux ateliers dans de multiples disciplines. Ils s’adressent à tous les publics et tous les âges et développent leur activité en lien avec le contexte social, économique et culturel des populations concernées. Par le biais de démarches créatives et une articulation à leur environnement, ils réalisent des projets socio-artistiques et d’expression citoyenne[31] ».

L’association est un opérateur local dans le plan de Cohésion sociale de la commune de Saint-Josse. L’association reçoit également des contributions de la Commission communautaire française (COCOF), le Fonds de cohabitation et intégration de la Commune de Saint-Josse, le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés (FIPI), des aides à l’emploi (ACTIRIS) et le soutien de la Région Bruxelles-Capitale (Administration de l’aménagement du territoire et du logement – direction de la rénovation urbaine) ainsi que des dons de personnes privées et le soutien de la Fondation Roi Baudouin pour certains de ses projets.

À côté des bénévoles et des stagiaires, elle embauche des salarié.e.s. La législation évolue aussi et précise, avec notamment les accords dits du non marchand, les obligations des employeurs du secteur socio-culturel. Il n’est plus question désormais de laisser travailler les permanent.e.s, sans référence à des barèmes salariaux et sans limite d’heures. Les subsides réguliers permettent la pérennisation des emplois et un meilleur statut pour les collaborateurs et collaboratrices, mais ce n’est pas sans conséquence sur la dynamique du projet.

Les accords du non marchand

Les accords du non marchand (ANM) formalisent un accord passé entre le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le Collège de la Commission communautaire française, le Collège de la Commission communautaire flamande, les représentant.e.s des travailleurs, ainsi que les représentant.e.s des pouvoirs organisateurs des secteurs financés par la COCOF relevant de l’aide aux personnes, de la politique des personnes handicapées, de la santé et de l’insertion socioprofessionnelle. Le premier décret du non marchand date du début des années 2000[32]. Son objectif vise à harmoniser les barèmes des travailleurs et travailleuses sociaux afin de favoriser leur mobilité, à rendre le secteur socio-culturel plus attractif et à soutenir les associations dans la réalisation de leurs missions. De nombreux services et activités tels que le culturel, la santé, le social et l’environnement sont repris dans le secteur non marchand et pour la plupart, sous la forme juridique de l’association sans but lucratif (asbl)[33].

Le travail en réseau

Tout au long de son existence, La Ruelle asbl a noué de nombreux partenariats avec d’autres associations, des services publics régionaux, fédéraux ou communaux, avec des artistes, des animateurs, sans oublier l’aide précieuse apportée par les nombreux bénévoles et les stagiaires[34]. Généralement, ceux-ci proviennent du Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA, Bruxelles et Liège)[35] ou du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI)[36], qui dispensent des formations en animation de rue et de quartier. D’autres sont de futur.e.s assistant.e.s sociaux de l’Institut supérieur de formation sociale et de communication (ISFSC, Bruxelles)[37], de l’Institut Cardijn (HELHa, Louvain-la-Neuve)[38] ou de la Haute école libre de Bruxelles (HELB Ilya Prigogine, Bruxelles)[39]. Les bénévoles quant à eux, sont des jeunes issu.e.s du quartier qui passent chez eux et qui restent en contact, comme nous l’explique Charles Vandervelden :

« Je me souviens de Dayan, c’est un jeune turc qui est venu à nos ateliers créatifs, il a grandi et doit avoir aujourd’hui 17 ou 18 ans et il a fait l’école hôtelière et la cuisine (…) à l’époque, nous organisions un petit cabaret une fois par an et au début, il y avait un repas associé (…) Un jour, il vient et me dit qu’il va me donner un coup de main puisque c’est ce qu’il apprend à l’école et, de fil en aiguille, il s’est impliqué »[40].

En 2006, la mise à jour du texte législatif du décret des CEC répartit les différents centres en deux catégories en fonction de leurs activités et de la qualité de celles-ci[41]. Des subventions supplémentaires leur seront octroyées. De plus, la COCOF modifie son système de financement et regroupe certaines activités telles qu’été-Jeunes, Action sociale et Cohabitation–Intégration en un projet global dénommé « Cohésion sociale » pour une durée de 5 ans. Ce qui leur assure une certaine sécurité pour une plus longue période.

Entre 2009 et 2014, les secteurs « Cohésion sociale » et « CEC » sont régis par un nouveau décret[42]. Afin d’être encore reconnue, La Ruelle asbl doit s’adapter aux nouvelles exigences qui règlent le cadre de travail, ses modalités ainsi que les missions.

La Ruelle aujourd’hui : le projet continue   

Lors de notre interview, Charles Vandervelden nous explique qu’ils sont dans une certaine incertitude quant à la situation de l’association et à la prolongation de ses activités. En septembre, la nouvelle directrice, madame Leila Bouysran prend le relais. À l’heure actuelle, la maison plutôt vétuste, est mise en vente. Les cinq membres de l’équipe s’installent non loin de là, au numéro 103 de la rue des Deux églises dans un local mis à leur disposition par la Commune et développent les activités dans d’autres lieux. Après près de 30 années de présence dans le quartier, la volonté d’agir par la culture reste intacte. Même si les conditions et le contexte sont différents, le public répond présent. Laissons à Loubna le dernier mot avec ce témoignage sur cette fabuleuse découverte que sont la lecture et le livre.

« Avant je trouvais que tous ces livres, ça prenait de la place dans la maison pour rien. Maintenant, j’ai compris : cela aide pour l’école, mais pas seulement, mais pour vivre aussi ». (Loubna, 11 ans)[43].

Liste des abréviations

  • ANM : accords du non marchand
  • ASBL : association sans but lucratif
  • ATD : Aide à toute détresse
  • CBAI : Centre bruxellois d’action interculturelle
  • CEC : Centre d’expression et de créativité
  • CEE : Communauté économique européenne
  • CEMEA : Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active
  • CETEP : Centre d’études théologiques et pastorales
  • COCOF : Commission communautaire française
  • FIPI : Fonds d’impulsion à la politique des immigrés
  • HELB Ilya Prigogine : Haute école libre de Bruxelles Ilya Prigogine
  • HELHa : Haute école Louvain en Hainaut
  • ISFSC : Institut supérieur de formation sociale et de communication
  • ONAFTS : Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés
  • ONE : Office de la naissance et de l’enfance
  • SCC : Séminaire Cardinal Cardijn

Notes

[1] LA RUELLE asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.
[2] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[3] DENISTY D., « Notre Village Asbl », Bruxelles, ULB, Rapport de stage de deuxième licence interfacultaire en travail social, inédit, 1983, 65 p.
[4] BAREZ L., GIELE F., « Projet pédagogique, secteur projets », Saint-Josse-ten-Noode, Notre Village asbl, mars 1990, p. 6-7.
[5] Les grandes entreprises du brabant flamand, Bruxelles, CRISP, 1996 (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1518), p. 9, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1996-13-page-1.htm, page consultée le 22 novembre 2021.
[6] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Archives personnelles Jean-Claude PETO et Yolande GRAVIS », S.A. RANK XEROX International LTD, Branch Antwerp News, 1974, p. 2-3.
[7] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Projet global de La Ruelle, Bruxelles, 1991.
[8] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Notre Village asbl, Identification de l’association, 1990-1991.
[9] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2000, p. 69.
[10] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1991, p. 10.
[11] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[12] POLIS M.P., « Funérailles de Yolande Peto-Gravis, le 10 mai 2019 », Lettre de Wavreumont, n° 150, avril-mai-juin 2019, p. 4, http://www.wavreumont.be/wp-content/uploads/2019/06/150.pdf, page consultée le 29 octobre 2021.
[13] Archidiocèse de Malines-Bruxelles, Belgique.
[14] Le Séminaire Cardinal Cardijn est créé en 1967 pour la formation des prêtres issus des milieux populaires. Il devient en 1991, le Centre de formation Cardijn (CEFOC), pour la formation des laïcs et laïques. Voir TONDEUR J., Le CEFOC. Partie 2 : Le CEFOC, grain de sel, grain de sable, Bruxelles, CARHOP, 2015, https://www.carhop.be/images/Cefoc2_2015.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[15] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[16] « Père Joseph Wresinski (12 février 1917-14 février 1988). Biographie », dans Centre Joseph WRESINSKI, Joseph Wresinski. Tout est né d’une vie partagée, 2021, https://www.joseph-wresinski.org/fr/biographie/, page consultée le 27 octobre 2021.
[17] L’expression « quart-monde » est créée à partir du mélange entre le concept de tiers-monde d’Alfred Sauvy (1898-1990) et de l’ouvrage Cahiers du Quatrième Ordre, écrit en 1789 par L.P. Dufourny de Villiers (1739-1796). Le Quatrième Ordre faisait alors référence à un quatrième état, celui des personnes qui, de par leur grande pauvreté, n’appartenaient ni au tiers état, ni à la noblesse, ni au clergé. Voir : BRODIEZ-DOLINO A., « Wresinski et la lutte contre la misère. De la connaissance à la reconnaissance », Études, 2017/10, p. 8-12, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-8.htm, page consultée le 1er décembre 2021 ; ATD Quart Monde – Agir tous pour la Dignité. Mouvement international, Page d’accueil du site Internet, 2021, atd-quartmonde.org, page consultée le 27 octobre 2021.
[18] SARTHOU-LAJUS N., « Wresinski à Cerisy », Études, 2017/10, p. 4-6, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-4.htm, page consultée le 1er décembre 2021.
[19] LORIAUX F., TONON T., « Les universités d’ATD Quart monde : le savoir de la grande misère », Dynamiques, Histoire sociale en ligne, n°5-6, mars-juin 2018 : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_ATD_Quart_monde-1.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[20] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[21] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[22] Sise 57, rue Braemt à 1210 Saint-Josse-ten-Noode
[23] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1992, p. 7.
[24] Le terme « Ecole d’Ici » vient d’un petit garçon âgé de 6 ans qui a déclaré « à l’école d’Ici, on lit, on travaille, on écrit ». L’école d’Ici est un lieu de formation permanente. Voir : CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Instances », Rapport des activités, Bruxelles, 2003, p. 69.
[25] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[26] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[27] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles 2009, p. 55.
[28] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’expo 2011, Saint-Josse. p. 2.
[29] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[30] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’exposition 2011, Saint-Josse, 2011, p. 2.
[31] Fédération Wallonie-Bruxelles, Education Permanente, service de la créativité et des pratiques artistiques en amateur, Les Centres d’expression et de créativité, http://www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=4088, page consultée le 29 octobre 2021.
[32] UNIPSO, Les accords non-marchands, 2007 – révision 2010, http://www.unipso.be/spip.php?rubrique47, page consultée le 25 novembre 2021.
[33] CRISP, « Secteur non marchand », Vocabulaire politique, 2021, https://www.vocabulairepolitique.be/secteur-non-marchand/, notice en cours de mise à jour, page consultée le 25 novembre 2021.
[34] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2010, p. 53.
[35] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cemea.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[36] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cbai.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[37] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.isfsc.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[38] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.institutcardijn.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[39] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.helb-prigogine.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[40] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[41] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2005, p. 59.
[42] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2009, p. 101.
[43] La Ruelle asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

PINON C., « Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est tourné vers les enfants, les enfants d’immigrés en particulier, par profession, par vocation, par choix, quand il s’installe à Josaphat, dans ce quartier où se concentrent dans les années 1970, les plus grandes précarités et injustices sociales. Souvent, il évoque la Messe des jeunes l’Olivier comme point de départ de son action, mais aussi ses expériences de moniteur en Champagne et auprès d’ATD Quart Monde en Île de France. Il y puise ses modèles pour agir : club des rues, terrain d’aventure, camps, centre d’expression et de créativité et enfin école de devoirs. Rasquinet est tout cela. L’association, dont le relais a été fait et l’avenir assuré, poursuit année après année, son projet pédagogique et éducatif dans le quartier, avec de nouvelles générations d’enfants dont les familles continuent à s’inscrire dans le mouvement des migrations.

Le Club des rues

De septembre à décembre 1972, Pierre, Jeanne et des jeunes de la Messe des jeunes lancent un club des rues Josaphat. Ces « moniteurs et monitrices » improvisé.e.s partent à la rencontre des enfants du quartier, avec plus ou moins de succès.

« On se promène dans les rues avec un ballon, des billes, du savon liquide pour bulles ; on contacte les enfants ; on se joint à leurs jeux ou on leur en apprend d’autres. D’autres activités sont proposées, des sorties, une bibliothèque de rue et des histoires à raconter sur place ou au parc Josaphat, tout proche. »[1]

Il y a le désir d’être positif en faisant quelque chose pour eux et avec eux, suivant la méthode d’ATD Quart Monde. Il s’agit aussi, écrit Pierre, « d’apporter aux immigrés le témoignage concret de Belges désireux d’exprimer leur idéal de fraternité et de solidarité pour contester le racisme et toutes les manifestations hostiles dont les étrangers sont sujets. Et par les enfants, entrer en contact avec les parents »[2].

À la hauteur des numéros 117-123, bordant la rue Josaphat, les anciens établissements Rasquinet qui fabriquaient jusqu’en 1968 des pièces mécaniques pour vélo, sont à l’abandon. Le site en intérieur d’îlot, est borné par l’avenue Rogier, la chaussée d’Haecht, la rue Seutin et la rue des Coteaux. La rue Josaphat traverse de part en part le quartier. En 1972, la Société coopérative des locataires dans laquelle la commune de Schaerbeek détient la majorité des parts rachète le terrain pour quinze millions de francs belges ainsi que d’autres maisons situées dans le même périmètre avec un projet de constructions de logements.

Décembre 1972 : « Noël sous les poutrelles »

« Noel sous les poutrelles », affiche du Club des rues, Schaerbeek, 1972 (Collection Rasquinet).

Les jeunes de l’Olivier avaient pris l’habitude d’organiser pour la Noël, une animation dans le quartier, avec guitares, chants et distribution de soupe à l’oignon[3]. Quand Pierre Massart sollicite auprès de l’échevinat de la Jeunesse de Schaerbeek, la mise à disposition de l’ancienne usine, au moins les jours de pluie, l’échevin lui demande d’organiser, pour les jeunes du quartier, un réveillon dans les anciens halls de l’usine.

Ce n’est pas la première fois que le site est occupé. Des expériences théâtrales s’y étaient déroulées : une pièce, La colonne Durutti, du metteur en scène Armand Gatti[4] par les étudiants de l’Institut des arts de diffusion (IAD) et un projet de l’Université libre de Bruxelles (ULB)[5]. Pour le club des rues, ce sera « Noël sous les poutrelles » avec des ateliers, des jeux et un repas. La première grande réalisation du Centre culturel Rasquinet est une réussite. Organiser l’évènement et occuper un tel lieu plaisent aux jeunes. Pierre demande à l’échevin de prolonger l’occupation. Désormais, chaque mercredi, la grille de l’entrée de l’ancienne usine Rasquinet s’entrouvre et les gosses du quartier prennent possession des lieux. Il y a le terrain, un bâtiment avec une douzaine de petites pièces (ce qui permet un grand nombre d’ateliers différents) et surtout un grand hall de 600 mètres carrés pour les jeux, les activités sportives. L’usine est aménagée en espace jeux, ateliers et une bibliothèque mobilisant les faibles moyens du Club des rues et beaucoup d’énergie. Plus de 120 enfants de 4 à 14 ans viennent les mercredis après-midi, les samedis et les dimanches après-midi. La plaine est ouverte pendant les périodes de congés, si l’encadrement est assuré.

Le statut d’occupation précaire laisse toute liberté aux jeunes pour s’approprier le lieu. Le revers de la médaille est qu’il n’y a aucun confort, ni aucune mesure de sécurité. Être sans eau et sans électricité pose problème. Dès qu’il sollicite la commune pour obtenir ces aménagements élémentaires, Pierre essuie le refus de l’échevin des Travaux publics. Finalement, sur ordre du bourgmestre, l’usine est démolie en septembre 1973 pour des raisons de sécurité. C’est un coup dur pour les activités du Club, mais aussi un espoir puisque la commune annonce à la presse son projet d’y réaliser un parc public[6].

Pierre Massart soutien les jeunes du quartier qui utilisent l’espace de l’usine désaffectée comme terrain d’aventure. On y construit une cabane. Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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