Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)
L’héritage colonial en débat
Quelques soixante ans après la chute des empires européens, le colonialisme fait toujours débat, en Belgique comme dans d’autres pays. L’onde de choc produite par cet événement n’a pas disparu, au contraire. Longtemps réservées aux habitué.e.s des cénacles universitaires, les questions autour de l’héritage du colonialisme dans la définition des rapports sociaux actuels se sont emparés de l’espace public. Le mouvement « Black Lives Matter », la polémique sur la présence des statues de Léopold II ou les « profonds regrets pour les blessures du passé » présentés par le roi Philippe de Belgique au président de la République Démocratique du Congo, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo en sont autant d’exemples. Les relations entre la Belgique et la République Démocratique du Congo (RD Congo) sont d’ailleurs régulièrement interrogées sous différentes approches dans les deux pays. Car si le colonialisme a impacté profondément les pays colonisés, il continue d’être sujet de controverses et de malaises dans les pays colonisateurs.
Une partie de la population belge parle de néocolonialisme pour décrire les relations binationales actuelles, et s’insurge en parallèle contre cette période de domination passée et les nombreux crimes qui y sont liés. D’autres estiment que le passé est le passé et qu’il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de le remuer. « Des erreurs ont été commises, mais l’époque n’était-elle pas différente ? » diront-ils. Enfin, certain.e.s ne supportent pas la critique de l’action belge au Congo. Les adeptes de la « mission civilisatrice » et nostalgiques du « Congo de papa », même lorsqu’ils ne sont pas nombreux, sont encore présents et se font entendre. Par ailleurs, des anciens coloniaux publient toujours des textes qui glorifient le passé colonial, mettant en avant ce qu’ils présentent comme des « réussites », tout en niant ou en minimisant les aspects nettement moins reluisants.[1]
Dans les débats politiques, les émissions journalistiques ou tout simplement les discussions de « monsieur et madame tout-le-monde », les positions sont encore parfois tranchées, voire fondamentalement opposées. Les mêmes arguments et polémiques semblent resurgir inlassablement de leurs cendres, parfois en allant jusqu’à mettre en balance des réalités très différentes sans profondeur de champ. « N’oublions quand-même pas que la colonisation a permis la construction d’un réseau de transports performant », est par exemple un argument assez classique que l’on peut entendre au détour d’une conversation. Or, avoir recours à cette affirmation, sans expliquer les raisons qui motivent les colonisateurs à développer ce réseau, c’est attribuer à la colonisation un bienfait tout en omettant une partie fondamentale de l’histoire. La construction d’un réseau de transports, notamment le chemin de fer, s’effectue principalement à des fins économiques, et la plupart des villes sont d’ailleurs des sites de productions et ou des réserves de main-d’œuvre. Enfin, indépendamment des buts poursuivis, le « bien-fondé » de la construction d’un réseau ferroviaire performant ne peut être soutenu si, par ailleurs, la construction de ce dernier s’est effectuée en grande partie sous un régime de travail forcé qui a engendré des déplacements massifs de population et possède un bilan catastrophique en termes de vies humaines.
Fondamentaux d’hier
Si ces questions reviennent donc dans les débats, il n’en va pourtant pas de même au sein de la communauté historienne. Même si la situation au Congo évolue entre l’État Indépendant du Congo de Léopold II et la période postérieure à 1950, pour les historien.ne.s congolais, belges, ou plus largement africains, européens ou américains, il existe des fondamentaux à propos desquels il y a consensus, et ce depuis de nombreuses années déjà.[2] Ces lignes de forces coloniales, si elles connaissent des variations dans leur application, perdurent tout au long de la domination belge. Nous reviendrons ici sur les trois principales d’entre-elles : la violence, le racisme et l’accaparement des ressources économiques. Comme il en sera question dans ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue, ils représentent autant d’éléments structurellement établis dans la démarche coloniale de la Belgique au Congo. Travailler sur la mémoire coloniale, c’est d’abord comprendre ces éléments essentiels. Dans l’état actuel des recherches, il est possible d’apporter, au grès des nouvelles découvertes, des nuances à certains aspects de ce constat, mais pas de le nier. La colonisation belge au Congo est d’une brutalité extrême dans les premières années, notamment symbolisée par le « caoutchouc rouge ». Elle évolue par la suite vers un système de domination et de répression plus « larvé », mais dans lequel la violence sera toujours présente de manière systémique. Le racisme, lui aussi, est inscrit dans l’ADN de l’entreprise coloniale. Et jusqu’au tout dernier jour de la colonisation, un apartheid de fait hiérarchise l’ensemble de la société. Dans le système colonial, système d’inégalités de droit et de fait entre colonisateurs et colonisés basé sur la différenciation raciale, être Blanc ou être Noir définit et assigne les individus à leur place dans la société avant tout autre critère. Enfin, l’accaparement des ressources dirige l’action des colonisateurs. Dès les débuts de l’entreprise coloniale, les motivations de Léopold II sont régies par cette quête insatiable du profit. Penser que celle-ci disparaitra lors de la reprise de la gestion du Congo par la Belgique serait toutefois une erreur historique. Elle se poursuivra ensuite sous des formes progressivement moins prédatrices en vies humaines, notamment à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais avec toujours autant d’appétit capitaliste. Ce triple constat n’empêche pas d’affirmer dans le même temps que des relations entre colons et colonisé.e.s aient pu être respectueuses, cordiales, amicales ou même amoureuses ; que des personnes blanches travaillant au Congo aient pu réprouver la violence et ne l’aient jamais personnellement appliquée. Cela ne modifie toutefois pas le caractère systémique du racisme, de la violence et de l’accaparement des ressources, de l’entreprise coloniale.
Recherches et histoire coloniale
Poser ces préalables indispensables n’explique cependant pas comment le CARHOP en est venu à s’intéresser à l’histoire sociale et du travail en RD Congo. Un rapide regard dans le rétroviseur nous permet de remonter le fil de cette aventure. À la base de ce numéro, il y la publication en décembre 2020 par le CARHOP du livre de l’historien Pierre Tilly, Au travail ! Colonisateurs et colonisés au Congo belge : entre exploitations et résistances, dans lequel l’auteur explore les conditions de travail, les formes qu’il revêt ainsi que les résistances à l’oppression et l’exploitation coloniale. Il nous y rappelle combien la colonisation belge, loin de la mission civilisatrice qu’elle prétendait être, est avant tout une entreprise visant à l’accumulation primitive du capital, au profit de la métropole et de ses classes possédantes.[3]
Cette incursion dans le domaine de l’histoire coloniale sert de détonateur et donne envie au CARHOP de poursuivre cette dynamique de recherche.[4] L’idée d’organiser un colloque sur la question du travail en RD Congo s’impose progressivement comme la meilleure manière d’y parvenir. Pour l’aider dans cette tâche et enrichir son approche, le CARHOP propose à deux partenaires de le rejoindre dans cette aventure. Ce seront la Commission Justice et Paix (CJP) et la Haute École Louvain en Hainaut (HELHa). CJP est une association d’éducation permanente et une ONG qui effectue un travail de sensibilisation sur les questions de conflits, de démocratie et d’environnement. Son expertise et son réseau, particulièrement sur la question de l’extraction minière, thème incontournable lorsqu’on évoque la question du travail en RD Congo, ont été indispensables. L’historien Pierre Tilly étant directeur de département à la HELHa, c’est tout naturellement que cette dernière s’est jointe au projet, nous faisant bénéficier de la connaissance de Pierre sur la question du travail au Congo colonial. Ce partenariat aboutit le 05 mai 2021 à l’organisation d’un colloque international et pluridisciplinaire, sur le thème « Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui ». International et pluridisciplinaire donc, car pour offrir un regard sur l’histoire comme clé de compréhension des enjeux du présent, tout en utilisant les questions actuelles pour revisiter le passé, il apparait indispensable de croiser les approches. Les intervenant.e.s congolais.e.s et belges, historien.ne.s, économistes, syndicalistes, témoins, spécialistes des questions des ressources naturelles et du développement y interrogent le sens du travail dans une société mondialisée, particulièrement dans sa relation nord-sud. Ils questionnent la permanence du travail forcé et les formes d’exploitation qui persistent, ainsi que les résistances qui en émanent. Le colloque se veut à la fois une approche historique d’enjeux contemporains, tout en offrant des regards actuels sur des questions qui traversent l’histoire de la RD Congo pendant et après la colonisation, telles que celles des droits des travailleurs et travailleuses ou l’exploitation des ressources. La publication des actes de ce colloque dans ce numéro de Dynamiques, améliorée de nouveaux éléments développés par les auteur.e.s et d’une contribution supplémentaire, représente la suite logique de cette aventure de recherche. Cette publication affine encore notre démarche d’éducation permanente, en ce sens qu’elle permet aux contributeurs et contributrices, enrichi.e.s des débats consécutifs à leur intervention le jour du colloque, d’apporter des précisions sur certains éléments qui avaient suscités des questionnements de la part du public.
Enfin, il nous faut mentionner ici un élément sans doute essentiel de ce processus de travail : la crise sanitaire et sociale mondiale liée à la Covid-19. Si la démarche relevait plutôt de la contrainte, l’organisation d’un colloque en ligne a permis un formidable moment de rencontre avec nos confrères Congolais.e.s et le public de la RD Congo. Organisé en Belgique, cet événement n’aurait pu, par définition, permettre la participation active d’interlocuteurs et interlocutrices distants de plus de 6 000 kilomètres. Si nous devions, en tant qu’association d’éducation permanente, trouver des aspects positifs à cette crise sociale et sanitaire, celui-ci en ferait surement partie et occuperait une place de choix.
Alors, qu’est-ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail d’hier et d’aujourd’hui ? Voici l’un des fils rouges que les auteur.e.s tissent au travers de leurs contributions respectives à l’occasion de ce numéro. Le chantier relatif au travail colonial et post-colonial reste largement ouvert pour les historien.ne.s et pour celles et ceux qui se penchent sur l’histoire et la mémoire coloniale. Le sujet est loin d’être épuisé, il est même d’une extraordinaire actualité, nous l’avons vu précédemment. Les questions et les constats soulevés dans ce numéro interrogent notamment le rapport au travail, les formes d’exploitations liées au système capitaliste, les moyens de l’action syndicale dans un pays sans état de droit, et les possibilités pour ces organisations de défenses des travailleurs et travailleuses à collaborer internationalement. En corolaire, pour le CARHOP, il s’agit de se réapproprier le passé, il s’agit de le revisiter et de le redessiner à l’aune d’enjeux contemporains.