Témoignage et réflexions recueillis par Marie-Thérèse COENEN (CARHOP asbl) 21 août 2020, Place des Libertés, 1000 Bruxelles
De formation, Carole Barbé est assistante sociale, avec une licence en travail social communautaire. Après un remplacement en cours de méthodologie, elle accompagne les étudiant.e.s dans la démarche des travaux de fin d’étude à l’Institut Cardijn (HELHa – site de Louvain-la-Neuve). C’est à ce titre que nous nous connaissons.
Au plan professionnel, Carole Barbé est coordinatrice de l’asbl Picol[1] et présidente de la Coordination sociale de Laeken. De ce poste, elle observe le chamboulement que provoquent les mesures sanitaires pour lutter contre l’épidémie et elle agit. Fin mars 2020, elle envoie aux membres de la coordination sociale de Laeken, un appel à revenir de toute urgence sur le terrain : la crise sanitaire se double d’une crise sociale et économique qui prend de l’ampleur tous les jours. En 2020, des gens ont faim et ont un urgent besoin d’aide. Où êtes-vous ?
Cet appel largement diffusé se retrouve à sa grande surprise sur les réseaux sociaux, dans les boites courriels de ses collègues de l’Institut Cardijn : stupeur et questionnement pour nous, formateurs et formatrices dans le champ du social qui étions derrière nos écrans à tenter d’accompagner le mieux possible nos étudiant.e.s. Cette lettre nous a bouleversés et a suscité des réactions sur l’engagement.
Lettre ouverte aux associations, membres de la coordination sociale de Laeken, mars 2020
Où êtes-vous ?
Depuis, le début du confinement, j’ai fait le choix de demeurer présente sur le terrain et d’aller à la rencontre des Laekenois les plus fragilisés. J’ai croisé de magnifiques personnes qui assument les missions, que certains d’entre nous se sont vus confiées, parce que les travailleurs sociaux ne sont plus à leurs postes. J’ai rencontré des habitants, concierges, bénévoles, associations qui se retrouvent à faire notre job et se sentent seuls sur le terrain. Ces « travailleurs sociaux » improvisés sont en train de s’épuiser et me font part à quel point ils ont besoin de nous, de notre présence, de notre soutien. Ils ne peuvent plus orienter car des services sociaux sont absents. Les travailleurs du CPAS qui ont accepté de veiller en première ligne, tiennent, mais pour combien de temps ? Ils sont débordés. Les demandes explosent. Ils sont témoins d’une misère de plus en plus grande. Les équipes des centres de distribution de colis alimentaires voient des familles qui n’attendent pas d’arriver chez eux pour dévorer le contenu de leur colis tellement elles sont affamées. Les files d’attentes s’allongent. Des familles ne pourront pas payer leur loyer ce mois-ci… Certains parents sont face à un dilemme : dois-je rester dans mon logement qui rend malade mes enfants ou dois-je prendre le risque d’attraper le coronavirus et sortir ? Ce mois-ci, une famille ne pourra que compter sur le revenu d’un chômage temporaire (…) et on ne pourra pas compléter celui-ci par des extras dans l’HORECA… Qui va payer les soins de santé ? Des parents pètent les plombs… Les gens n’ont pas le temps d’appeler leur thérapeute… L’école donne des devoirs via internet… et les parents n’ont pas d’ordinateur… Les commerçants se demandent comment ils vont faire demain … s’ils pourront garder le personnel… Certains flics arrêtent les jeunes… d’autres sont à l’écoute et sont dépassés parce qu’ils ne savent plus où réorienter… Et les sans-abris… ? Et les sans-papiers… ? La solitude s’est installée… et puis le pire du pire la peur… peur de sortir, peur du complot, peur de demain, peur de son voisin, de son enfant, de tuer ses parents… La crise sanitaire que nous traversons, a pour conséquence de révéler une crise sociale, déjà présente, qui s’accentue et qui ne s’arrêtera pas avec la disparition du virus. Dans une crise sanitaire, le corps médical est au front. Dans une crise sociale…, ne devrions-nous pas être au front ? Ne sommes-nous pas avant tout des acteurs politique, des acteurs de changement ? Partir au front, ce n’est pas prendre des risques inconsidérés par rapport au covid-19… mais des risques pour entendre les cris sourds des plus fragilisés et y répondre. Prendre des risques inattendus et (…) bousculer les cadres ! Nous nous rassemblons régulièrement dans le cadre de la CSL. Faut-il le rappeler ce S veut dire Social. Nous nous qualifions souvent de services essentiels à la population ! Soyons-le vraiment. Sortons du confort de nos discours sur le pourquoi des choses mais entrer dans le comment ? Comment agir ? Ainsi nous répondrons de façon juste au S qui nous unit. Je vous propose de réinventer nos pratiques pour être sur le terrain aujourd’hui, demain et les autres jours, parce que notre présence est indispensable. Redéfinissons notre travail avant que l’on ne le fasse pour nous. Affirmons que celui-ci ne peut pas se transformer en télétravail. Nous sommes des transformateurs de lien. Si ce n’est pas nous, c’est qui ? Si ce n’est pas maintenant, c’est quand ? Un souhait au moment où je termine ce courrier : vous envoyer dans les jours qui viennent une autre lettre ouverte qui s’intitulera « Je sais où vous êtes ».
Carole, présidente de la Coordination sociale
À mon invitation, Carole Barbée accepte de témoigner sur sa posture pendant la période Covid. Elle clarifie le contexte et la portée de son appel[2]. Nous la rencontrons, après cette période éprouvante tant au niveau professionnel que personnel, pour comprendre ce « cri » qui nous est parvenu, hors contexte. Carole nous livre ses réflexions et tire la sonnette d’alarme : dans quelle société évoluons-nous si nous restons masqués, blindés dans nos peurs, sans aucun lien avec les autres ? Ce lien qui est l’ADN de son engagement et de son humanité.
Le confinement à Laeken, mars-juin 2020 : une mise en récit
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