Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est tourné vers les enfants, les enfants d’immigrés en particulier, par profession, par vocation, par choix, quand il s’installe à Josaphat, dans ce quartier où se concentrent dans les années 1970, les plus grandes précarités et injustices sociales. Souvent, il évoque la Messe des jeunes l’Olivier comme point de départ de son action, mais aussi ses expériences de moniteur en Champagne et auprès d’ATD Quart Monde en Île de France. Il y puise ses modèles pour agir : club des rues, terrain d’aventure, camps, centre d’expression et de créativité et enfin école de devoirs. Rasquinet est tout cela. L’association, dont le relais a été fait et l’avenir assuré, poursuit année après année, son projet pédagogique et éducatif dans le quartier, avec de nouvelles générations d’enfants dont les familles continuent à s’inscrire dans le mouvement des migrations.

Le Club des rues

De septembre à décembre 1972, Pierre, Jeanne et des jeunes de la Messe des jeunes lancent un club des rues Josaphat. Ces « moniteurs et monitrices » improvisé.e.s partent à la rencontre des enfants du quartier, avec plus ou moins de succès.

« On se promène dans les rues avec un ballon, des billes, du savon liquide pour bulles ; on contacte les enfants ; on se joint à leurs jeux ou on leur en apprend d’autres. D’autres activités sont proposées, des sorties, une bibliothèque de rue et des histoires à raconter sur place ou au parc Josaphat, tout proche. »[1]

Il y a le désir d’être positif en faisant quelque chose pour eux et avec eux, suivant la méthode d’ATD Quart Monde. Il s’agit aussi, écrit Pierre, « d’apporter aux immigrés le témoignage concret de Belges désireux d’exprimer leur idéal de fraternité et de solidarité pour contester le racisme et toutes les manifestations hostiles dont les étrangers sont sujets. Et par les enfants, entrer en contact avec les parents »[2].

À la hauteur des numéros 117-123, bordant la rue Josaphat, les anciens établissements Rasquinet qui fabriquaient jusqu’en 1968 des pièces mécaniques pour vélo, sont à l’abandon. Le site en intérieur d’îlot, est borné par l’avenue Rogier, la chaussée d’Haecht, la rue Seutin et la rue des Coteaux. La rue Josaphat traverse de part en part le quartier. En 1972, la Société coopérative des locataires dans laquelle la commune de Schaerbeek détient la majorité des parts rachète le terrain pour quinze millions de francs belges ainsi que d’autres maisons situées dans le même périmètre avec un projet de constructions de logements.

Décembre 1972 : « Noël sous les poutrelles »

« Noel sous les poutrelles », affiche du Club des rues, Schaerbeek, 1972 (Collection Rasquinet).

Les jeunes de l’Olivier avaient pris l’habitude d’organiser pour la Noël, une animation dans le quartier, avec guitares, chants et distribution de soupe à l’oignon[3]. Quand Pierre Massart sollicite auprès de l’échevinat de la Jeunesse de Schaerbeek, la mise à disposition de l’ancienne usine, au moins les jours de pluie, l’échevin lui demande d’organiser, pour les jeunes du quartier, un réveillon dans les anciens halls de l’usine.

Ce n’est pas la première fois que le site est occupé. Des expériences théâtrales s’y étaient déroulées : une pièce, La colonne Durutti, du metteur en scène Armand Gatti[4] par les étudiants de l’Institut des arts de diffusion (IAD) et un projet de l’Université libre de Bruxelles (ULB)[5]. Pour le club des rues, ce sera « Noël sous les poutrelles » avec des ateliers, des jeux et un repas. La première grande réalisation du Centre culturel Rasquinet est une réussite. Organiser l’évènement et occuper un tel lieu plaisent aux jeunes. Pierre demande à l’échevin de prolonger l’occupation. Désormais, chaque mercredi, la grille de l’entrée de l’ancienne usine Rasquinet s’entrouvre et les gosses du quartier prennent possession des lieux. Il y a le terrain, un bâtiment avec une douzaine de petites pièces (ce qui permet un grand nombre d’ateliers différents) et surtout un grand hall de 600 mètres carrés pour les jeux, les activités sportives. L’usine est aménagée en espace jeux, ateliers et une bibliothèque mobilisant les faibles moyens du Club des rues et beaucoup d’énergie. Plus de 120 enfants de 4 à 14 ans viennent les mercredis après-midi, les samedis et les dimanches après-midi. La plaine est ouverte pendant les périodes de congés, si l’encadrement est assuré.

Le statut d’occupation précaire laisse toute liberté aux jeunes pour s’approprier le lieu. Le revers de la médaille est qu’il n’y a aucun confort, ni aucune mesure de sécurité. Être sans eau et sans électricité pose problème. Dès qu’il sollicite la commune pour obtenir ces aménagements élémentaires, Pierre essuie le refus de l’échevin des Travaux publics. Finalement, sur ordre du bourgmestre, l’usine est démolie en septembre 1973 pour des raisons de sécurité. C’est un coup dur pour les activités du Club, mais aussi un espoir puisque la commune annonce à la presse son projet d’y réaliser un parc public[6].

Pierre Massart soutien les jeunes du quartier qui utilisent l’espace de l’usine désaffectée comme terrain d’aventure. On y construit une cabane. Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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L’école de devoirs du Béguinage, une aventure qui commence sur le pas d’une porte…

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

L’école de devoirs du Béguinage commence de manière informelle au début des années 1970. Au point de départ, une institutrice, mise en disponibilité depuis 1963 pour raison de santé, s’installe dans le quartier du Béguinage, au cœur de Bruxelles. Les enfants l’intéressent, c’est son ancien métier. Rosa Collet raconte avec humour qu’engageant la discussion avec une petite Espagnole, elle accepte de l’aider à faire son devoir. Elle s’installe sur le pas de sa porte et explique à la fillette le problème à résoudre. « C’est une histoire de train, de temps de parcours à des vitesses différentes que la fillette ne comprend pas. C’est normal », souligne Rosa, « elle n’a jamais pris le train et ne voit pas comment cela fonctionne »[1]. Le lendemain, quatre garçons se présentent à elle avec la même demande. L’école de devoirs commence sur le trottoir. Avec l’autorisation des parents, elle reçoit sept à huit enfants du quartier chez elle. Elle leur apporte ainsi une aide personnelle et les accueille pour faire du bricolage, des promenades, mais rien n’est organisé systématiquement[2].

Nous nous proposons de retracer l’histoire de l’école de devoirs du Béguinage, à travers l’approche biographique de sa fondatrice et principale animatrice. La mise en œuvre est complexe et évolue avec le temps. L’approche biographique met en lumière l’articulation de ce projet, étroitement lié à la personnalité de Rosa Collet, avec le milieu dans lequel elle s’active, une communauté paroissiale évoluant à la marge de l’Église officielle, et l’action socioculturelle et politique du Groupe d’action de Bruxelles-sur-Senne (GABS). Ce comité d’habitants se mobilise pour la défense de leur quartier de vie, le Béguinage, pendant les années 1970, années noires pour Bruxelles-centre, où la spéculation immobilière se cumule à des projets pharaoniques de la Ville, en total décalage avec les besoins des habitants.

Portrait de Rosa Collet, Bruxelles, 11 novembre 2020, elle a 96 ans. (Collection privée Marie-Thérèse Coenen).

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Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Bouillon de cultureS asbl naît au début des années 1980 à l’initiative de quelques habitant.e.s du quartier Josaphat, situé à cheval sur Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode. Au départ, Vincent Kervyn, objecteur de conscience qui effectue son service civil à SOS Jeunes, son épouse Marie Antoine, Jean-Pierre Demulder, curé de la paroisse Sainte-Marie, et des travailleurs sociaux ouvrent en juin 1980 « La Cantine de l’Olivier », au numéro 63 de la rue l’Olivier. C’est un petit restaurant populaire, tenu par des bénévoles, qui offre la possibilité de prendre un repas sur le temps de midi. « Le pari consistait à espérer que des conversations autour d’un verre de thé ou d’une omelette marocaine naîtraient des projets portés par les habitants »[1]. Ouvert à tous, il permet de tisser des liens notamment entre les acteurs sociaux des quartiers avoisinants mais aussi avec les ouvriers de l’imprimerie située Impasse de l’Olivier[2]. « L’art ou le plaisir de manger ou de donner à manger est resté une composante essentielle du projet »[3]. En 1982, La Cantine devient une asbl dont l’objet social qui se résume en quelques mots, est « la promotion sociale et culturelle du quartier et des éléments qui le composent »[4]. Elle obtient des postes de travail dans le cadre des plans de résorption de chômage (ACS-TCT[5]).

La Cantine mobilise les habitant.e.s et les forces militantes associatives alternatives qui fleurissent à Schaerbeek. L’époque est à la résistance face à un pouvoir communal, placé sous le joug de Roger Nols[6], bourgmestre depuis 1970, qui mène une politique ouvertement xénophobe et raciste. Il refuse, par exemple en 1981, d’inscrire les étrangers dans les registres de population car ils sont, d’après lui, responsables de la détérioration des quartiers, de l’insécurité, de la malpropreté, de la baisse de qualité de l’enseignement public et de la croissance du chômage. Face à ces dégradations, il décide, par exemple, d’instaurer un couvre-feu pendant le Ramadan. De plus, la commune ne fait rien pour améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers autour de la gare du Nord-quartier Josaphat. En réaction à cette politique communale, les habitant.e.s se mobilisent. Schaerbeek devient un vivier d’initiatives diverses et un terreau fertile de la contestation urbaine démocratique et antiraciste polarisée par la campagne d’Objectif 82 (en faveur du droit de vote aux élections communales pour les étrangers) et la création d’un rassemblement politique, « Démocratie sans frontière », pour ne citer que quelques exemples.

En 1987, La Cantine quitte la rue l’Olivier pour la rue Josaphat et prend le nom de Bouillon de cultureS, une entreprise d’insertion par le travail en restauration et un service traiteur, rebaptisé « Sésam’ » en 2000, à l’occasion de l’installation du restaurant dans sa nouvelle implantation, à côté du parc Rasquinet. Appartenant au secteur de l’économie sociale, elle est reconnue, en 2008, comme initiative locale de développement de l’emploi (ILDE) avec, pour objectif premier, l’insertion socio-professionnelle de personnes difficilement plaçables sur le marché de l’emploi.

Le premier projet culturel éducatif est proposé en 1985 par Vladimir Simić, un artiste peintre yougoslave, habitant l’impasse, la petite rue l’Olivier. Il propose d’organiser un atelier créatif pour les enfants, une « Académie des Beaux-Arts pour les enfants de la rue » comme il se plaisait à l’appeler. Il en sera la cheville ouvrière. Grâce à l’autofinancement de La Cantine, les moyens sont rassemblés pour louer deux pièces au-dessus de l’école primaire Saint-Joseph, au numéro 94 de la rue l’Olivier, et acheter le matériel. Les ateliers Aurora sont lancés. Ils sont reconnus en 1990 comme centre d’expression et de créativité. Les enfants participent également à des excursions et à des camps. Par la suite, pour répondre à une forte demande des familles, Aurora organise également un accompagnement scolaire pour les enfants de 6 à 12 ans, avec le soutien de la Zone d’éducation prioritaire (ZEP)[7].

En 1986, quelques étudiant.e.s universitaires qui habitent le quartier, démarrent le soutien scolaire aux jeunes d’abord à domicile, ensuite dans les locaux de La Cantine. En 1988, sous l’impulsion de Dominique Dal qui rejoint l’équipe des animateurs et prend la fonction de coordinateur, l’école de devoirs prend le nom de Groupe d’entraide scolaire (GES).

Suite à la fermeture de l’école Saint-Joseph, Bouillon de cultureS occupe tout le bâtiment mais celui-ci devient rapidement trop petit pour accueillir toutes les activités. En 1999, avec deux autres partenaires, l’association a l’opportunité d’acquérir l’ancienne école primaire Sainte-Marie, située à la rue Philomène[8]. Cette très petite association est devenue aujourd’hui, une entreprise de taille moyenne qui occupent près de 50 salarié.e.s, des dizaines de bénévoles, des centaines de participant.e.s, et elle entretient de nombreux partenariats dans le quartier, la commune de Schaerbeek et la Région de Bruxelles-Capitale.

Affiche annonçant la journée Portes ouvertes du 18 mai 2013 à Bouillon de cultureS, Schaerbeek, 2016 (Bouillons de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/photos/653817764756826)

Dans le secteur du soutien scolaire, Bouillon de cultureS développe des projets adaptés en fonction des âges. Il y a Aurora qui s’adresse aux enfants de 6 à 12 ans. En 2000, une nouvelle section, « @touts possibles », s’adresse aux adolescents de 12 à 15 ans, mais son soutien scolaire n’est qu’une des facettes des activités proposées[9] à ces jeunes qui naviguent entre

Affiche annonçant l’exposition organisée par Aurora, la structure d’accueil extrascolaire de Bouillon de cultureS du 16 novembre au 9 décembre 2018, Schaerbeek, 2018 (Bouillon de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/posts/1204017453070185/

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Témoignages et actions des écoles de devoirs et associations. Réflexions sociologiques « prudentes »

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Georges Liénard (sociologue, FOPES-CIRTES (UCL))
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Introduction

Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Dans la première livraison de Dynamiques consacrée aux écoles de devoirs, Georges Liénard analyse l’apport spécifique du mouvement des écoles de devoirs dans la lutte contre l’échec scolaire, à la fois comme structure militante, mais aussi comme opérateur institutionnel dans le cadre général d’une politique d’égalité des chances[1]. Les écoles de devoirs viennent en soutien à des groupes minoritaires et minorisés dans la société, ne maîtrisant pas les codes socioculturels mobilisés par le système scolaire. Dans son analyse, l’auteur souligne que les écoles de devoirs ont été bien plus qu’une simple remédiation. Elles ont privilégié l’épanouissement et le développement autonome des enfants et des jeunes qui s’adressaient à elles en associant aux besoins scolaires, la maîtrise de leurs identités multiples et la construction d’une estime de soi. À ce titre, elles ont fait œuvre d’émancipation socioculturelle.

Avec son bagage de sociologue et sa longue fréquentation de la problématique des inégalités socioculturelles, Georges Liénard a lu et relu les monographies des quatre écoles de devoirs, objets de ce dossier, les trajectoires militantes des fondateurs et fondatrices ainsi que les parcours de vie de deux bénéficiaires assidues des écoles de devoirs. Partant de ces récits élaborés par les historiens et historiennes et mobilisant sa boite à outils conceptuels, il pose son regard de sociologue sur un mouvement qui plonge ses racines dans un passé finalement récent et sur ses effets perceptibles aujourd’hui, auprès des générations de jeunes adultes ayant suivi ce parcours. Il en tire une analyse des moyens culturels, sociaux et politiques mis en œuvre pour construire, par l’action militante individuelle et collective, un outil de développement culturel. Cette dernière contribution est une invitation à approfondir la démarche entreprise dans les numéros 13 et 14 de Dynamiques consacrés aux écoles de devoirs, à multiplier les études de cas, – chaque école de devoir étant singulière –, et poursuivre la recherche sociohistorique sur les effets de l’accompagnement des écoles de devoirs. À terme, il serait intéressant de pouvoir creuser l’hypothèse que les écoles de devoirs sont des opérateurs d’émancipation socioculturelle, non seulement pour des individus, mais peut-être pour des groupes familiaux voire sociaux ? La question reste ouverte.

Une activité de l’école des devoirs Rasquinet, Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique

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Marie-Thérèse COENEN (historienne au CARHOP asbl),
coordinatrice des n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue.

Les écoles de devoirs apparaissent en Belgique francophone au tournant des années 1970. Elles sont le fait de militantes et militants, agissant dans les quartiers populaires où se regroupent les populations immigrées. Elles ont en commun d’offrir une réponse pragmatique à des demandes d’enfants et d’adolescents, pour les aider à remplir les exigences de l’école : préparer les leçons et faire les devoirs. Certaines partagent un engagement politique et ont la volonté de lutter non seulement contre l’échec scolaire, mais aussi d’œuvrer à la valorisation de la culture des enfants de travailleurs migrants et, pourquoi pas, de changer l’école. D’autres ambitionnent simplement de faire du rattrapage scolaire, de l’apprentissage du français, des mathématiques, etc., et de combler les lacunes accumulées par les enfants, avant que le décrochage scolaire ne s’installe. Aucune d’entre elles ne veut être assimilée aux séances d’étude dirigée, proposées par les écoles. L’école de devoirs (la mal nommée) cultive d’autres dimensions.

D’une dizaine d’initiatives en 1975, les écoles de devoirs sont passées à 30 en 1977, à 50 en 1980, à 200 en 2000 et à plus de 300 en 2020. Progressivement reconnues et subventionnées par les autorités publiques, elles se sont constituées en un mouvement pédagogique qui développe ses propres caractéristiques à côté de l’école.

À l’origine, elles s’adressent à un même public : des enfants et des adolescents issus des vagues migratoires italienne, espagnole, marocaine, turque, grecque, en fonction de leur implantation locale. Les conditions sont précaires : des locaux peu adéquats, des équipes d’animateurs et d’animatrices de bonne volonté, mais pas toujours régulier.ère.ses bénévoles et des stagiaires peu outillés pour décoder les difficultés d’apprentissage, des moyens financiers aléatoires et quasiment aucun subside pour le travail d’accompagnement. La plupart s’adossent à un centre reconnu pour une autre activité : une structure pour la santé mentale, un centre d’expression et de créativité, une maison de jeunes ou un service d’aide aux jeunes en milieu ouvert, une organisation d’éducation permanente (après 1976) et des centres d’alphabétisation. De nouveaux acteurs investissent ce segment pédagogique : les communes, les CPAS[1] soutiennent des initiatives qui s’inscrivent dans leur politique de l’enfance et de la jeunesse tandis que des animateurs et animatrices sont engagé.e.s sur des programmes de mise au travail des jeunes sans-emplois. Peu à peu, les initiatives spontanées et militantes s’inscrivent dans la durée.

La reconnaissance institutionnelle pour le travail spécifique des écoles de devoirs en matière de lutte contre l’exclusion scolaire et comme outil de promotion socioculturelle pour les enfants de milieu populaire sera progressive avec un moment décisif, l’adoption par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du décret du 28 avril 2004 relatif à la reconnaissance et au soutien des écoles de devoirs (Moniteur belge, 19 juin 2004). Dans l’histoire des écoles de devoirs, il y a un avant et un après 2004. Le décret reconnait la mission pédagogique et socioculturelle des écoles de devoirs et institue une Fédération des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles et cinq fédérations régionales qui reçoivent la mission de coordonner et d’épauler les initiatives locales, de stimuler de nouvelles créations en fonction des besoins locaux, de former les animateurs, de développer des outils pédagogiques et de faire réseau entre autres en publiant un périodique.

Des traces… pour une histoire encore à écrire !

À la base de ce dossier consacré aux écoles de devoirs, il y a le décès de Pierre Massart, Frère des Écoles chrétiennes, instituteur, initiateur de nombreux projets de lutte contre l’exclusion scolaire à Schaerbeek avec l’asbl Rasquinet et l’asbl APAJI[2]. Retracer le parcours de Pierre Massart n’est pas simple vu ses engagements multiples dans des milieux très divers. À côté de la réalisation d’une notice biographique de ce militant des Équipes populaires destinée au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique, a émergé l’idée de mettre en avant un projet pour lequel il s’était particulièrement engagé, l’école de devoirs Rasquinet.

Au même moment, d’autres initiatives existent comme l’école de devoirs du CASI-UO[3], des Ateliers Marolliens, etc., ou celle moins connue, de l’école de devoirs du Béguinage improvisée par Rosa Collet sur le seuil de sa porte. Cette institutrice maternelle, pensionnée en 1968 pour des raisons de santé, se met à la disposition des enfants de son quartier. Aujourd’hui, à 96 ans, elle témoigne avec enthousiasme de cette expérience qui a marqué son engagement dans le quartier et dans la paroisse. Rosa Collet a classé et déposé ses archives au CARHOP, à un moment où elle quittait un appartement pour emménager dans une résidence pour seniors. L’intérêt de ce fonds d’archives privées est multiple. Il rassemble les traces de ses divers engagements militants. L’école de devoirs du Béguinage y tient une place importante. Dans ces archives, on retrouve des rapports d’activités, des évaluations, des dessins, des affiches, des albums photos retraçant la vie quotidienne de l’école, les activités et les productions réalisées par les enfants. Ce fonds garde aussi les traces des mobilisations sociopolitiques et des mouvements pédagogiques dans lesquels Rosa Collet a été active. Nous tenions la matière pour consacrer un numéro aux écoles de devoirs et retracer les enjeux qu’elles ont portés.

Ce fonds d’archives fait figure d’exception. De manière générale, la précarité des écoles de devoirs pendant plus de trente ans a eu des répercussions sur la conservation de leurs archives. Des sondages dans d’autres centres d’archives privées, dans les centres de documentation spécialisés en pédagogie alternative, dans quelques écoles de devoirs ont abouti à des résultats assez décevants : la conservation des archives est aléatoire et leurs accès difficiles.

Dans ce numéro, plusieurs contributions ont comme point de départ, la documentation et les archives conservées au CARHOP. À notre grande surprise, la recherche a révélé une histoire riche et féconde qui finalement sera présentée dans les n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue, construits en parallèle, car les thématiques s’entrecroisent à de nombreux moments.

Deux numéros pour deux approches complémentaires

Le n° 13 de Dynamiques est consacré à l’analyse du mouvement des écoles de devoirs dans la période 1973 à 1985, à Bruxelles. Le n° 14 de Dynamiques sera entièrement dédié à des monographies d’écoles de devoirs ainsi qu’à une analyse de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui. Ces deux numéros n’ont pas l’ambition de dire toute l’histoire de ce mouvement complexe, mais de repérer les questionnements existants depuis le début, de pointer quelques expériences concrètes et de mettre en avant le projet politique qu’elles défendent.

Sommaire

Le n° 13 s’ouvre avec le regard d’un sociologue de l’école sur le mouvement des écoles de devoirs comme opérateur pédagogique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans sa contribution, Les écoles de devoirs : actions et défis, Georges Liénard prend comme point de départ, l’utopie politique qui animait les fondateurs et animateurs des écoles de devoirs, à savoir lutter contre l’exclusion scolaire, promouvoir une école ouverte aux valeurs des milieux populaires et reconnaître des compétences spécifiques, pour ces derniers et pour les publics migrants. À travers les concepts pédagogiques mobilisés, « politique de rattrapage » versus « politique d’émancipation », il souligne leur impact dans l’épanouissement des enfants qui les fréquentent et relève leurs contributions aux programmes de lutte contre les inégalités socioculturelles. La reconnaissance institutionnelle et le financement structurel ont professionnalisé le secteur. Les écoles de devoirs sont devenues des opératrices à part entière dans la sphère de l’éducation et de la formation et contribuent à leur niveau, à une société plus égalitaire ou moins discriminante.

Les fondateurs et fondatrices d’écoles de devoirs agissent à un niveau très local, un quartier, quelques rues autour d’une école primaire ou secondaire. Ils et elles se rencontrent dans les mobilisations politiques, dans les luttes urbaines des années 1970. Ils et elles se reconnaissent des points communs. Ils et elles décident de partager leurs expériences en écoles de devoirs et de conjuguer leurs efforts pour développer une pédagogie alternative adaptée aux difficultés rencontrées par les enfants immigrés dès l’école primaire ou secondaire, à Bruxelles. Une affiche, présente dans les collections du CARHOP, raconte cet évènement du 27 avril 1975 : quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! Nous nous interrogeons sur les acteurs à l’origine de la rencontre, son déroulement ainsi que les positions qui y sont défendues.

De l’annonce de cette rencontre du 27 avril 1975 au lancement, en janvier 1976, d’un Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire, le pas est franchi d’autant plus que le mouvement politique Hypothèse d’école apporte son soutien et en assure la coordination. La troisième contribution en retrace l’histoire. Rosa Collet participe à ces journées d’étude, aux formations pour animateurs et animatrices et aux réunions du Comité de liaison des écoles de devoirs. Elle est, avec Pierre Massart, membre de la section bruxelloise d’Hypothèse d’école. Son fonds d’archives conserve les procès-verbaux, les notes, les bulletins de liaison, les périodiques, mais aussi les brochures pédagogiques produites par le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire (qui deviendra rapidement le Comité de liaison des écoles de devoirs). Complété par les collections de périodiques et les brochures conservées au CARHOP, il nous permet de retracer l’évolution du Comité de liaison entre 1975 à 1985. Pour combler des lacunes documentaires, Jos Palange, membre actif d’Hypothèse d’école, a fourni quelques documents qu’un mémoire de fin d’études de deux stagiaires-assistantes sociales, est venu compléter.

Les écoles de devoirs ont souvent accueilli des étudiant.e.s, futur.e.s travailleurs et travailleuses sociaux, ou d’écoles normales qui consacraient leur travail de fin d’études à cette expérience. Le CARHOP en possède une collection. Ce sont des sources intéressantes à prendre avec un recul critique et qui, croisées avec d’autres éléments, donnent des informations précieuses : que nous disent-elles sur les écoles de devoirs dans un contexte précis ? Cet exercice est proposé dans l’article Les stagiaires & leurs mémoires : un certain regard sur les écoles de devoirs.

Les écoles de devoirs méritent d’avoir leur historien ou historienne. La matière est abondante et passionnante. Des fonds d’archives existent ou sont à découvrir. Pour aider les futurs chercheurs et chercheuses à se repérer dans les collections, Camille Vanbersy, archiviste, fait le point sur les fonds conservés au CARHOP et dégage de nombreuses pistes de recherche qui viennent compléter les analyses proposées dans ce numéro de Dynamiques.

Quand c’était possible, les textes ont été soumis aux acteurs et actrices de cette histoire. Ils et elles ont marqué leur accord sur le propos tenu, nous ont aidé.e.s à préciser les faits, les personnes impliquées. Ils et elles ont manifesté leur enthousiasme à l’idée que soient rappelés à travers ce numéro, leur engagement, mais surtout le sens politique de leur mobilisation pour une école ouverte et incluante. Qu’ils et elles en soient remercié.e.s. Ces témoins restent disponibles pour de nouvelles recherches.

Pour conclure ce dossier consacré au mouvement pédagogique des écoles de devoirs entre 1975-1985, l’occasion est belle de souligner le dynamisme et l’innovation pédagogique qu’elles ont apportés, mais aussi de pointer la fragilité de leur patrimoine archivistique. Nous plaidons pour l’urgence de le repérer, de le conserver et de le rassembler dans des lieux ou institutions qui assurent une conservation pérenne et garantissent un accès. C’est entre autres la mission des centres d’archives privées.

Notes

[1] Le Centre public d’aide sociale remplace la Commission d’assistance publique lors de la réforme de 1976. En 2002, le terme « aide » est remplacé par « action ».
[2] Association pédagogique d’accueil aux jeunes immigrés (APAJI) aujourd’hui AFT APAJ, Atelier de formation par le travail – Association pédagogique d’accueil aux jeunes.
[3] Centre d’action italien – Université ouvrière.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Coenen M.-T., « Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/