Christine Machiels (historienne au CARHOP asbl, enseignante à l’Institut Cardijn-HELHa)
À plusieurs reprises, depuis 2015, une poignée d’enseignant·e·s en histoire sociale, impliqués dans la formation de bachelier Assistant social se donnent rendez-vous au CARHOP pour échanger sur leurs pratiques. Le projet, qui anime concrètement ce groupe, est de construire un outil pédagogique qui donne aux étudiant·e·s des repères et des capacités de réflexion sur les métiers du travail social au travers d’une approche privilégiant le temps long[1]. Parmi leurs préoccupations, ces enseignants identifient comme cruciale la question de la mémoire collective du secteur, qui, intuitivement, apparaît comme la grande absente au sein des métiers du travail social. À tout le moins, des témoignages de terrain, il revient que la logique de transmission collective n’est pas réellement au cœur des processus d’apprentissage des métiers, d’une génération de travailleurs sociaux à l’autre. Pure coïncidence ou effet du temps, au moment où le projet est lancé, le comité de rédaction de la revue Empan publie, à l’occasion de leur 100e numéro, un dossier intitulé « Travail social : le moment de transmettre ». L’un des contributeurs, Alain Roquejoffre, pose un constat qui entre en résonance avec nos propres questionnements : « Transmettre dans la formation des travailleurs sociaux a toujours été essayer de construire une place jamais assurée dans un secteur professionnel où, le plus souvent, l’hégémonie de l’action, le primat de la pratique, la méfiance à l’égard de la théorie occupent en grande partie le champ des représentations. Les évolutions récentes sont en passe de réduire l’acte de transmettre à la diffusion d’une idéologie managériale et techniciste au détriment des fondamentaux des sciences sociales, de l’incertitude du résultat des pratiques et de la complexité du sujet »[2].
Difficile dans ces conditions de « tirer les leçons du passé », selon la formule consacrée, mais surtout, de construire des repères et une identité durable pour ce domaine de l’activité humaine qui a pris de plus en plus de place dans les sociétés contemporaines. Or, à l’heure où nous parlons, l’enjeu de la transmission nous semble d’autant plus essentiel pour le travail social, qu’un flou relatif entoure le secteur social, marqué par sa diversité, et qui ne lui permet pas toujours d’avoir une lisibilité suffisante aux yeux de ses propres acteurs comme dans le chef du monde extérieur.
Ces questions ne datent pas d’hier. Elles sont souvent, par nature et du fait des spécificités du travail social, récurrentes. Comment impliquer aujourd’hui une génération de jeunes travailleurs sociaux dans ce débat ? L’une des voies pédagogiques explorées est de proposer une approche rétrospective et réflexive sur le travail social, à partir de l’analyse de quelques étapes du cheminement du secteur depuis les années 1970-1980. Ces années de crise économique et sociale, qui mettent sous pression le système de la sécurité sociale, sont aussi celles de la diversification des professions du social, de la multiplication des pratiques en milieu ouvert, de l’élargissement des lieux de l’intervention sociale, du développement du travail social en réseau. Cette période est marquée par de profonds questionnements sur la légitimité du travail social. À partir de l’analyse des tentatives de réponse, ou du moins, des interrogations des acteurs et actrices de terrain du social durant la période choisie, le pari est de mettre en évidence des pratiques (et des contradictions) qui peuvent sans conteste éclairer des enjeux contemporains comme des évolutions, en termes de continuités et de ruptures, qui sont autant « le fruit de contextes, de circonstances idéologiques, de fonctionnements »[3], que de l’action propre des travailleurs sociaux.
Ce chantier exploratoire suppose deux démarches : la première est de faire émerger les sources et les ressources, tous supports confondus (archives, documents audiovisuels, sonores, publications, témoignages, dessins et caricatures, etc.), qui reflètent ce que des travailleurs sociaux ont pu dire de leur métier, de leurs pratiques, et comment ils se sont représentés la société, l’environnement dans lesquels s’inscrit leur action. La seconde est d’en proposer une analyse sociohistorique, susceptible d’apporter un regard contemporain sur la façon dont les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens de leurs pratiques, de leur action et des aides qu’ils apportent aux populations marginalisées, des années 1970 à aujourd’hui. L’appel à contributions de la revue Dynamiques, lancé début 2018, est une invitation à relever ce double défi.
Nous avons reçu plusieurs réponses à cette invitation ; les points de vue proposés sont historique mais aussi sociologique, économique, philosophique, sociopolitique ou juridique. Entre l’argumentaire de départ et les textes arrivés, il y a des écarts que nous ne voulons certainement pas ignorer parce qu’ils font évoluer la réflexion et ouvrent le chantier de l’histoire du travail social à de multiples perspectives innovantes. Nous décidons de réunir les textes dans deux numéros de la revue Dynamiques. Dans le présent numéro, on interroge la formation, la professionnalisation, les pratiques et l’identité des métiers du social. Le second numéro, à paraître au mois de décembre, porte sur la contextualisation et l’analyse des mutations du travail social, au regard de l’évolution de l’État social et des politiques liées. La coupure est artificielle, tant les points de vue se croisent : elle vise surtout à proposer deux dossiers cohérents. De même, il faut rappeler les limites de l’approche : elle met le focus sur le travailleur social (ses questions, ses pratiques, ses métiers, sa formation), plutôt que sur l’évolution du travail social et ses usagers (qui est en soi un chantier d’histoire à investir).
Les contenus du premier numéro nous invitent tout particulièrement à réinterpeller un article écrit par le sociologue, Abraham Franssen, en 2000 sur « l’éternelle expression de la conscience malheureuse des travailleurs sociaux », à partir d’un travail de recherche et d’enquête orale mené avec des assistants sociaux en Belgique francophone[4]. Pour le sociologue, il y a bien des mutations qui bouleversent les métiers du travail social aujourd’hui (« la tempête »), mais le questionnement du sens est présent depuis plusieurs décennies. Il note la persistance d’un débat, d’une tension, liée à la définition même du travail social dans un cadre institutionnel et normatif contraignant (« le crachin »), mais aussi, et il s’agit là d’une troisième interprétation de ce malaise, la stratégie des travailleurs sociaux de faire de la « plainte » une « construction discursive qui donne sens à leur expérience professionnelle » pour répondre à un besoin de reconnaissance sociale (« le parapluie »).
Comment ce débat se décline-t-il dans le temps ? Pour éclairer la manière dont la question a pu être posée par les professionnels de l’intervention sociale eux-mêmes, à trois moments de l’histoire, Jacques Moriau propose l’analyse de trois sources publiées : la revue Esprit de 1972 celle de 1998 et le Manifeste du travail social de 2016. L’analyse fait apparaître trois postures : la première, radicale, remet en cause l’existence même de l’intervention sociale (1972) ; la seconde, plus nuancée, dénonce les tensions liées aux missions associées de travail social et de contrôle (1998) ; la troisième porte sur la capacité de résistance du travailleur social dans le contexte de l’État social actif (2016).
Pour définir la « crise d’identité » des travailleurs sociaux, A. Franssen évoque la tension entre la face positive du métier qui donne du sens, et celle, plus obscure, du « rôle qu’on voudrait leur faire jouer ».
Cette tension n’est pas présente avec la même intensité dans tous les métiers. Elle peut être particulièrement forte dans des institutions qui incarnent tout à la fois des missions de prévention, de répression et de contrôle. Avec l’historien Hubert Deschamps, nous explorons une histoire méconnue : celle des assistantes sociales qui entrent à la police au début des années 1950 via des préoccupations liées à la protection de l’enfance et à la prostitution. Comment les tensions sont-elles vécues dans le travail social de la police des années 1970 à la réforme des polices (2001) ?
Une manière de prendre distance par rapport aux tensions vécues, témoignant de cette « crise d’identité », est de recourir à l’ironie ou à l’humour. Avec Florence Loriaux, nous découvrons que le travailleur social des années 1970-1980 est au cœur de la caricature lorsqu’il est « agent de pouvoir » : rarement pour dénoncer une situation, la caricature a plutôt vocation à mettre en jeu les tensions vécues par les travailleurs sociaux eux-mêmes, pour permettre d’en rire (là aussi, il s’agit d’un « parapluie »).
L’analyse de Florence Loriaux fait également entrevoir toute la polysémie du vocable « travailleur social » qui apparaît dans les années 1970 et recouvre alors des métiers historiques (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs socioculturels).
Sous l’influence de la construction du secteur associatif et de l’élaboration de politiques institutionnelles complexes, les métiers du social se multiplient ces dernières décennies. Comment s’identifier à la figure du « travailleur social » ? À partir du secteur de l’éducation permanente et de la cohésion sociale à Bruxelles, Lionel Francou fait entrevoir une réflexion sur l’identité du travailleur social, moins liée à un diplôme, une formation ou une mission, qu’à des pratiques professionnelles, précisément touchées par son lot d’incertitudes, qui, au final, renvoie toujours à la même question : c’est quoi « agir en travailleur social » ?
Les quatre approches ont en commun de revisiter à plusieurs moments de l’histoire les tensions, le malaise, la crise d’identité des travailleurs sociaux, décrits par A. Franssen, en mobilisant une variété de sources. Certaines, revues ou manifestes, sont publiées : les travailleurs sociaux y témoignent d’une réflexion sur leurs pratiques mais aussi sur le rôle et le lien avec l’État et les usagers, par exemple (contribution de Jacques Moriau). Si elles ont également aussi pour vocation d’être médiatisées, les caricatures portent l’expression du « malaise », cette fois extériorisé, pour se distancier des tensions effectivement vécues, sur le terrain (contribution de Florence Loriaux). À mi-chemin entre la construction discursive et le témoignage de terrain, les mémoires des écoles sociales nous révèlent les dessous des métiers spécifiques comme celui des assistantes de police (contribution d’Hubert Deschamps). Dans deux des contributions, la part belle est également donnée aux témoignages, collationnés dans le cadre de la recherche, qui laissent entrevoir la subjectivité des questionnements (contributions d’Hubert Deschamps et de Lionel Francou).
C’est l’importance de cette parole des travailleurs sociaux, comme matériau pour comprendre les mutations du travail social des années 1970 à nos jours, que nous avons voulu mettre en avant en clôturant le dossier par un cahier spécial réalisé à partir d’une rencontre avec Marie-Christine Renson, assistante sociale aux Services sociaux des quartiers à Schaerbeek depuis 1974. « Le travail et les pratiques sociales ne sont pas sans histoire : les usagers non plus ; les professionnels sur le terrain ou en formation également » écrivait Joseph Rouzel pour introduire un numéro de la revue Le sociographe, spécialement dédié au thème « L’histoire en pratiques » (septembre 2000). Et pourtant, poursuit-il, « il semble que les travailleurs sociaux se présentent comme sans histoire, sans mémoire, comme si chaque génération remettait sur le métier l’invention des figures du social ».[5] Et pourtant, quand une « histoire singulière » se raconte au travers de l’interview, elle rencontre, de manière plus ou moins consciente, une histoire professionnelle, une histoire des institutions, une histoire des « usagers », mais aussi une histoire sociale de quartiers. Elle révèle, en interstices, les évolutions historiques de questionnements, issus des pratiques, sur le sens du travail social, hier et aujourd’hui. La démarche ici n’est qu’exploratoire, elle ouvre bien des chantiers dans un objectif de mémoire, d’histoire, et surtout, de transmissions.
Notes
[1] Ce module pédagogique a été construit collectivement en 2016 par des enseignants d’histoire sociale, sous l’impulsion de Paul Lodewick, Pierre Tilly (coord.), Christine Machiels, Luc Blanchard (HELHa), Florence Loriaux (HELMo), avec le soutien du CARHOP. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une réflexion initiée par l’ABFRIS (Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale) sur les mutations du travail social, qui donnera lieu à une exposition réalisée par La Fonderie à la fin de l’année 2018. Le comité de lecture des n°7 et 8 de Dynamiques est en partie une émanation de ce groupe d’enseignants, avec également la contribution de Renée Dresse (CARHOP, ISFSC). Cette introduction au dossier thématique de Dynamiques a été rédigée sur base des réflexions, des échanges et des documents produits dans le cadre de ce projet.
[2] Roquejoffre A., « Transmettre dans la formation des travailleurs sociaux », Empan, 2015/4 (n°100), p. 101.
[3] Gaberan P. et alii, « Introduction », Empan, 2015/5 (n° 100), p. 11.
[4] Franssen A., « Les assistants sociaux : le crachin, la tempête, le parapluie », Les politiques sociales, n° 1-2, 2000, p. 49-66.
[5] Rouzel J., « Histoire(s) en pratiques », Le sociographe, n° 3, septembre 2000, p. 8 et ss.
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