Le périodique, outil de propagande, de formation et Trait d’Union entre les jocistes et la JOC ?

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Camille Vanbersy (Historienne au CARHOP)

De 1922 à nos jours, c’est près de deux cents titres de périodiques qui ont été édités par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) [1]en Belgique ! Pourquoi autant de titres, quels sont les buts et les publics visés par ces publications ? En quoi celles-ci participent-elles aux actions du mouvement et comment évoluent-elles au cours de ce siècle d’existence ? C’est ce que nous tenterons d’ébaucher dans l’article qui suit, d’abord en retraçant à grands traits l’histoire de ces périodiques et ensuite en nous concentrant plus particulièrement sur l’un d’eux, le T.U. [Trait-d’union]. Comme nous le verrons, trois problématiques traversent cette histoire : celle du public visé, celle du but poursuivi et celle des rédacteurs des contenus.

À l’heure d’écrire ces lignes, près de 200 titres de périodiques jocistes belges qui ont été recensés dans les collections conservées au CARHOP[2]. Ce nombre pourrait encore évoluer au gré des versements, des dépouillements et des travaux de recherche[3]. C’est principalement sur ces documents ainsi que sur les archives de la JOC nationale, actuellement en cours d’inventaire, que cet article se base. Ce travail est également complété par une rencontre faite avec Pascal Brachotte, ancien président national de la JOC et éditeur responsable de 49 numéros du T.U., parus entre 1991 et 1996.

Dès l’origine de la JOC, un périodique ; durant son histoire, une pléthore de titres

Aux origines … Un périodique !

Dès les origines du mouvement, dans les années 1920, la JOC, qui s’appelle à l’époque la « Jeunesse syndicaliste » s’est dotée d’un « journal », afin de diffuser ses idées et de renforcer les liens entre les militants. Le premier porte le même nom que le mouvement : Jeunesse syndicaliste. Son premier numéro sort en octobre 1920. En avril 1924, il change de nom et devient Jeunesse ouvrière (JO), quelques mois avant que le mouvement lui-même adopte le nom de « Jeunesse ouvrière chrétienne ».

La Jeunesse Ouvrière, n° 5, mai 1924, p.1. CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

Dès 1922 également, ce qui deviendra la JOCF, branche féminine du mouvement, se dote de Joie et travail[4]. Paraissant chaque mois, ces publications ont pour objectif d’organiser la formation d’un mouvement de jeunesse ouvrière masculine, d’une part, et féminine, d’autre part. L’abonnement est alors compris dans la cotisation. Parallèlement, de nombreux numéros sont vendus de la main à la main ou à la criée, à la sortie des usines, des églises, sur les marchés ou lors d’événements… À ces ventes, s’ajoutent des campagnes de vente ciblées qui permettent également de stimuler la diffusion des publications et surtout le recrutement de nouveaux militants [5].

La multitude de titres produits témoigne de l’importance pour la JOC des périodiques et de la variété des fonctions que celui-ci remplit : moyen d’action, lien, instrument de propagande, outil de formation et d’animation… Évidemment, parmi ces titres, tous n’ont pas eu le même succès. Parmi ceux qui ont eu une longue existence, citons, par exemple, Joie et travail qui est publié entre 1922 et 1965, le Bulletin des dirigeants, qui parait de 1924 à 1966, ou encore Film, la feuille de liaison interne à la JOCF publié entre 1985 et 2009. À l’inverse, d’autres ont une vie éphémère et seuls quelques numéros sont produits.

Le nombre de titres et donc la variété des périodiques évoluent à travers le temps. Avant la Seconde Guerre mondiale, plus d’une dizaine de titres de périodique différents sont dénombrés selon les années. Chacun cible un public privilégié et chaque type de responsable a son Bulletin. Celui des Dirigeants de section, s’adresse aux responsables du mouvement et les outille pour faire vivre leurs sections. Le Bulletin fédéral de la JOC et celui de la JOCF s’adressent aux équipes régionales. Les dirigeants pré-jocistes[6] disposent également de leur bulletin. Les Notes de pastorale jociste s’adressent aux aumôniers qui assurent l’encadrement religieux du mouvement. De même, à chaque type de militant répond un périodique : Mon Avenir, pour les militants pré-jocistes, et En route pour les militantes pré-jocistes, Jeunesse ouvrière pour les militants jocistes, Joie et travail pour les militantes. Citons également Le jeune chômeur dont le but est précisé dans le sous-titre « journal de combat des sans travail », à savoir défendre les droits des jeunes frappés par la crise et les informer de leurs droits. Durant la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques titres sont édités. Après-guerre, de nouveaux titres font leur apparition et cette variété perdure jusqu’à la fin des années 1960. Durant cette période, les titres suivent l’évolution sociologique des militant.e.s. Aux côtés des journaux s’adressant aux jeunes travailleurs tels que Notre action, le bulletin des responsables de « l’action au travail », apparaissent d’autres. Ceux-ci ciblent d’autres publics que sont les élèves des écoles techniques, les étudiants, les soldats… Souhaitant encadrer l’ensemble des aspects de la vie des militant.es apparaissent des titres comme, par exemple, Promesse, journal de préparation au mariage à destination des fiancé.es.

Du clocher à la caserne, périodique édité par la JOC de Florenville à destination des soldats entre 1955 et 1961.CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

De plus, à ces journaux récurrents, s’ajoutent des titres ponctuels dont le but est de préparer les militant.e.s à certains événements. Citons, Nous irons à Rome ou En mission vers Rome, publiés en 1956 et 1957 visant à préparer respectivement les militants et les chefs d’équipes de la Jeune JOC au Congrès mondial de Rome, qui se tient en 1957. Autre exemple, des journaux spéciaux tels Révolution pour la JOC et Revivre pour la JOCF accompagnent les campagnes pascales.

Nous irons à Rome et En Mission vers Rome périodiques édités par la JOC entre 1956 et 1957.CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

1970 – 2000 vers une diminution du nombre de titres

Au début des années 1970, à l’image du nombre d’affilié.e.s, le nombre de titres diminue fortement. Il s’agit d’une période de transition pour le mouvement : implication politique, distanciation avec le MOC, divisions internes, passage d’une organisation essentiellement ouvrière à un mouvement de jeunes…[7] Tout cela se ressent dans la production de périodiques, qui passe durant quelques années au second plan. C’est en moyenne deux à trois titres qui sont publiés simultanément, sans compter les éventuels périodiques locaux dont nous n’avons pas (encore) connaissance[8]. Il s’agit alors essentiellement de journaux destinés à faire le lien au sein du mouvement : informations générales, organisation d’événements…

Au début des années 1980, paraissent deux titres de périodiques qui seront publiés sur une longue période. Il s’agit, d’une part, de Trait d’Union (T.U.), pour la JOC, publié de 1981 à 2000[9] et, d’autre part, Film, publié par la JOCF de 1985 à 2009. Ces deux titres sont rejoints ensuite par Face A qui parait de 1989 à 2001, à l’initiative de la JOCF. Le Face A est une revue d’information qui a pour objectif de présenter un thème d’actualité d’une façon originale et simplifiée : « L’accent est mis sur la facilité de la lecture, la simplicité de la représentation par des illustrations. Le Face A veut amener les jeunes à réfléchir sur les enjeux qui caractérisent notre société, mais aussi leur permettre de découvrir les organes de presse en général »[10]. Chaque numéro traite d’un sujet spécifique au départ d’extraits de presse et d’articles rédigés en interne. Face A est publié jusqu’en 2009 ; il est ensuite remplacé par Info Kit car « les jeunes ne lisent pas la revue, les abonnés étaient essentiellement des adultes ». Info kit va alors cibler enseignants, formateurs, animateurs, parents…, « tous ceux qui sont en contact avec des jeunes ». Le contenu du journal se veut « branché sur la réalité des jeunes » afin de l’analyser et de donner des pistes d’action en appliquant la méthode jociste voir-juger-agir [11].

Le T.U. disparaît en 2000 et est remplacé par Zig-Zap, lui-même remplacé par Red’Action en 2009. Ce changement intervient en même temps qu’un changement de logo pour la JOC et se veut porteur des évolutions du mouvement. Enfin, depuis 2013, le journal de la JOC se nomme Organise-toi, en lien avec le changement d’appellation de l’organisation qui se nomme « Jeunes organisés combatifs », puis « Jeunesse organisée et combative ».

Focus sur le TU

Couvertures du T.U. en 1981, 1994, 1995 et 1998 (CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques).

C’est en octobre 1981 que parait pour la première fois le T.U. Par cette publication, la JOC souhaite « rompre avec les habitudes et souligner ainsi un changement ». Le choix du titre du périodique est explicité dans l’éditorial :

« À une époque où le “Moi” et le “Je” sont à l’honneur, c’est se montrer “à la page” que de s’appeler “Tu”. » Le souhait est de faire de ce périodique « un moyen d’échange, d’information et de confrontation réalisé par et destiné aux militants de la JOC, aux “sympathisants ”, aux “anciens du mouvement”, bref à tous ceux qui aspirent, se battent, luttent pour rendre leur vie moins conne, pour un autre mode de vie, pour un changement social… »[12].

Cet éditorial mentionne trois problématiques qui émailleront l’histoire du T.U. et qui avaient déjà questionné les rédacteurs des journaux jocistes dès les années 1960. D’abord, ce périodique doit permettre une communication large des expériences, des combats menés par les fédérations et les quartiers. Mais il doit aussi, voire surtout, faire le lien en interne entre l’équipe fédérale et les militants d’une part et entre l’ensemble des militants des différentes régions d’autre part. Ensuite, les équipes de rédaction mettent un point d’honneur à laisser une place la plus importante possible aux écrits des jeunes. Cependant, des demandes d’écrits professionnels sont formulées rapidement afin d’apporter des éclairages aux témoignages des jeunes et du contenu informatif à la revue. Enfin, les équipes de rédaction doivent trouver un équilibre entre la diffusion du vécu des jocistes, pour faire le lien, celles d’articles de fonds, pour former et informer et enfin celle de contenus plus légers, pour attirer et maintenir l’intérêt du lecteur… Un exercice peu évident, nous le verrons.

Au cœur du T.U. : les jeunes (lecteurs)

Jusqu’en janvier 1984, le T.U. est envoyé gratuitement à ceux et celles qui en font la demande et est distribué à cette date à plus de 640 adresses. À partir de janvier 1984, un abonnement est mis en place pour faire face au coût croissant de production. Souhaitant garantir l’accès à tous, plusieurs formules sont proposées. L’abonnement ordinaire est de 100 francs par an, l’abonnement de soutien, à 300 francs, et, pour les plus « démunis », le journal peut être envoyé gratuitement, sur simple demande[13]. En 1987, l’équipe de rédaction se félicite du nombre d’abonnés qui dépasse les 400.

Le maintien de ce lectorat est, dès le début, au centre des préoccupations des responsables de la publication et, dès le numéro 7, publié en octobre 1982, des réflexions sont menées et de nouvelles rubriques font leur entrée. Le numéro 14 de mai 1983 propose aux lecteurs de répondre à un questionnaire afin d’évaluer le journal et bien que de nombreux commentaires positifs aient été formulés, un T.U. nouvelle formule est édité en décembre 1983, marquant par ailleurs le passage de relais entre Jean Joye et Giorgio Casula en tant que rédacteur en chef.

Ce dernier est responsable de la publication de 33 numéros parus entre 1983 et 1987[14]. Il profite de l’éditorial de mars 1985 pour préciser les objectifs du T.U. « C’est aussi un journal de liaison, la JOC existe un peu partout dans le monde. Partout des jeunes se regroupent pour réfléchir ensemble sur leurs situations. Dans leur quartier, ville ou village, ils font des choses (actions, projets, animations…) et ils veulent les répercuter. Le T.U. sert à ça ! Parfois, sans le savoir, des groupes de différents coins font des choses sur un même problème. Parfois nous trouvons utile d’organiser des rencontres entre tous ces groupes afin de voir ce qui peut être fait ensemble. » Cette idée est reprise plusieurs fois dans les éditoriaux des années 1985 et suivantes. À cette volonté de faire du lien entre les jeunes du mouvement s’ajoute aussi celle de faire connaître le mouvement : « Partout où c’est possible nous racontons ce que nous vivons et ce que nous faisons à la JOC. Et c’est de plus en plus important car il faut montrer la valeur de ce que nous sommes et de ce que nous faisons à la JOC. Des gens l’ont compris, ils s’ouvrent à nous, ils nous tendent l’oreille »[15]. L’éditorial du numéro 17 de janvier 1987 revient également sur ce point. Il ajoute que le public visé reste l’ensemble des « gens en relation avec la JOC », mais que ce périodique doit avant tout permettre une communication entre les jeunes des différents groupes et des différentes régions[16].

« L’aventure – avec la JOC agir ensemble », affiche publiée dans le cadre de la campagne « T.U. 1987-1988 », supplément au T.U. n° 48, mars 1987.CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des affiches, JOC_aff_0081.

Cette volonté de faire du lien sera également l’élément central lorsqu’en 1991, Pascal Brachotte prend le relais de la coordination : « Je me suis rendu compte, assez vite, que le T.U. incarnait vraiment son nom, un trait d’union et que c’était notre Facebook ; on n’avait pas de téléphone et si on avait envie de communiquer et [de dire] le bonheur qu’on avait à militer, c’était à travers le T.U. que tu pouvais le communiquer aux autres de la JOC. Si tu avais envie de communiquer ta révolte, c’était aussi à travers le T.U. que tu pouvais le faire. […] je me suis rendu compte que c’était un outil et une arme importante, autant pour l’intérieur du mouvement que pour l’extérieur »[17]. Un outil également qui assure le lien entre les militants et augmenter le nombre d’abonnés « […] plus tu écrivais dans le T.U., au plus tu faisais écrire des jeunes, plus les jeunes avaient envie de s’abonner, plus ils avaient envie d’en faire partie et donc en fait c’étaient vraiment le trait d’union »[18].

Un journal écrit par les jeunes, pour les jeunes

Dès l’origine, le souhait est de donner la parole aux jeunes à tous les jeunes, même à ceux que l’écriture effrayait, comme l’explique Pascal Brachotte en parlant de sa propre expérience : « Le français et l’écriture, ce n’était pas mon truc. J’avais peur des mots. En fait, comme je ne savais pas écrire sans faute, je n’osais jamais écrire, […] j’étais gêné […] le T.U. m’a donné la possibilité de me raconter et je pense que j’ai découvert que j’étais capable d’écrire des trucs et que cela me plaisait bien […] elle [la responsable du T.U.] corrigeait les trucs et on s’en foutait, c’était les jeunes qui écrivaient et elle qui corrigeait. Et donc il n’y avait aucun jugement, tu pouvais envoyer ton texte tel quel »[19].

Impliquer les jeunes dans le processus d’élaboration de la revue et dans la construction de contenus, confère une fierté aux jeunes et leur donne envie de s’impliquer comme en témoigne Pascal Brachotte « Le fait d’accrocher au Trait d’Union, c’est accrocher à la fédération, c’est accrocher à la JOC, c’est accrocher à la responsabilité et donc les jeunes se sentent plus responsables. Dans un parcours de formation de militants, si je voulais qu’ils accrochent à leur groupe de base, le T.U. étais un outil fabuleux. Le T.U. c’est le Facebook de notre époque. »[20]. L’utilisation du périodique comme outil d’animation par les permanents au sein de leurs groupes participe également à accroître l’intérêt des jeunes pour cette revue. Des articles du T.U. sont alors parfois amenés par les jeunes dans les écoles ou d’autres lieux qu’ils fréquentent pour alimenter les réflexions.

En 1991, après dix ans d’existence, le nombre d’abonnés ne s’élève plus qu’à 250. Dès lors, le début de cette décennie va être mis à profit pour relancer le périodique. Des réflexions sont entamées pour refondre le journal. Les objectifs poursuivis semblent faire l’unanimité et se placer dans la continuité : « Le T.U. est un moyen d’expression pour les jeunes du mouvement (ce qui implique un look approprié), un moyen d’information et de formation (destiné aux acteurs du mouvement), une vitrine du mouvement (ce qui implique une cohérence au niveau du contenu et finition dans la présentation) »[21]. La JOC souhaite également assurer un meilleur encadrement des numéros. Une équipe de coordination, composée du permanent national, des deux employés du T.U. et de trois ou quatre militants ou permanents, est mise en place au niveau national. Elle établit le sommaire, vérifie l’adéquation des articles avec les objectifs de la revue, veille « au look jeune, à la qualité de la mise en page et illustrations » … Au niveau fédéral, il est demandé de suivre l’écriture et le contenu des articles, ainsi que d’assurer le suivi des abonnements et leurs renouvellements[22].

Des changements sont tentés dans la forme comme dans le fonds pour essayer de relancer le T.U. Le périodique parait sur papier recyclé en février et mars 1992, mais ce support ne fait pas l’unanimité. En mars 1992, la couverture est faite de papier glacé. En 1993, des phrases chocs sont mises en exergue dans les articles en s’inspirant du ton acerbe du magazine co-créé par Thierry Ardisson, Entrevue, « pour que les gens aient envie de lire l’article »[23].

Des innovations en termes de contenu sont tentées également avec l’introduction de jeux, de bandes dessinées… De nouvelles rubriques telles que la boite à outils, bulle d’air, humour, cinéma, musique font leur apparition… autant de rubriques ayant déjà été utilisées dans le T.U. au milieu des années 1980 et qui disparaissent et apparaissent au gré des modifications du lectorat ou de l’équipe de coordination.

Plusieurs hors-séries centrés sur la revue et son fonctionnement sont intégrés aux numéros afin de promouvoir la revue, présenter la JOC, présenter l’équipe responsable et surtout inciter les jeunes à participer et produire des articles. En juin 1992, le hors-série « « T.U. n’a pas peur de la vérité, « T.U. » ne censure pas, « T.U. » est vivant… » explique : « Tu en connais beaucoup toi, des revues écrites par les jeunes, pour les jeunes et entre les jeunes ? C’est une évidence : ce genre de revue ne court pas les rues ! Et pourquoi ? Tout simplement parce que beaucoup pensent que les jeunes n’ont rien à dire, qu’ils ne sont pas suffisamment responsables. Depuis des années les jeunes de la JOC prouvent le contraire. Ils s’expriment par l’intermédiaire du Trait d’Union. » Un second hors-série est publié en avril 1994, à l’occasion d’une refonte du journal.

1994 : Campagne pour le T.U.

Les années 1993 et 1994 marquent une période de grande réflexion pour l’avenir du journal. 1994 est également marquée par l’« action 94 », campagne durant laquelle les jocistes ont sillonné les communes de Wallonie pour faire entendre leurs revendications.

« Marche ou crève du 4 au 9 avril 94 », affiche publiée par la JOC dans le cadre de l’« Action 94 », 1994.CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des affiches, JOC_aff_0097.

Le T.U. se fait alors le relais pour l’organisation des événements, le porte-parole des revendications portées par l’action et le réceptacle des témoignages des jeunes, acteurs de cette mobilisation. À cette occasion, le journal fait peau neuve, pour suivre le mouvement : nouvelle mise en page de la couverture, nouveau look intérieur et l’équipe de rédaction évolue. La participation des jeunes repose souvent sur les épaules du responsable régional : plus celui-ci est convaincu par l’utilité de l’écrit en général et du T.U. en particulier, plus les jeunes de cette région participent. Comme en témoigne Pierre Tilly, permanent à Mons et membre de l’équipe de coordination du T.U., dans son « Programme de survie pour le T.U. » : « La grande originalité du T.U., c’est qu’il repose sur l’envie des jeunes d’écrire ce qu’ils pensent, ce qu’ils vivent, ce qu’ils dénoncent. Ce qui nous donne un journal aux multiples facettes, d’une grande variété et d’une grande richesse. Seulement voilà, tout cela est bien beau, mais cela foire à partir du moment où on dépend du bon vouloir et du rythme de travail des jeunes et des permanents qui ont curieusement d’autres chats à fouetter »[24]. C’est ainsi qu’en fonction des périodes et des mandats des permanents, certaines fédérations telles que La Louvière, Verviers, Liège ou encore le Brabant wallon[25] sont davantage représentées que d’autres.

Si la force du T.U. réside dans sa capacité à « faire parler les jeunes », c’est là aussi que se trouve sa plus grande faiblesse. En effet, au regard de la diversité des articles produits, le T.U. est parfois perçu comme « une foire aux articles » qui disent la même chose en restant dans le ressenti et le sentiment, sans entrer dans une analyse étayée de la réalité[26]. Cependant, lorsque le T.U. se veut plus informatif, il lui est reproché de faire « double emploi avec le Face A [revue d’information] et ses dossiers thématiques », des commentaires demandent de choisir entre « un journal d’expression des jeunes » et un journal de « formation des jeunes »[27].

En 1994, pour « sauver le T.U. du naufrage et lui éviter de rejoindre le cimetière des journaux trop tôt disparus », Pierre Tilly propose de mettre sur pied une équipe de rédaction se réunissant une fois par mois pour discuter du contenu du journal, évaluer les numéros précédents [28]. Ce sera fait quelque temps plus tard. Une équipe de journalistes, composée de militants jocistes volontaires, est également mise en place. La JOC se procure une authentique carte de presse : en échange des avantages que celle-ci octroie (entrée gratuite dans de nombreux événements), les journalistes s’engagent à rédiger au moins un article par numéro. À leurs côtés, des correspondants régionaux doivent assurer le relais régional, rechercher des articles…

En 1995, une « Campagne TU » est mise en place. Elle donne lieu à la création d’un stand de présentation organisé lors des événements de mouvements proches. Elle renforce la communication autour du périodique. De plus, face aux difficultés des jeunes d’écrire, la JOC organise un week-end de formation avec en invités/formateurs Luc Gilson, journaliste à RTL TVI et Steeve Roosemont, permanent JOC du Brabant Wallon, surnommé « l’écrivain fou du BW »[29]. Un concours est également organisé et permet, grâce aux articles réalisés durant l’année, à la fédération de Verviers de remporter une télévision et un lecteur de vidéocassettes ainsi qu’a un jeune de bénéficier de deux places de concert à Forest National [30].

« Invitation au week-end T.U. Des 3 et 4 janvier 1995 », dans T.U., n° 120, novembre 1994, p.33.CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

De plus, comme précédemment mentionnée, la réussite du journal tient également aux personnes qui le portent. Les réunions de coordination de la revue témoignent de la distance qui s’installe à la fin des années 1990 entre la coordination du T.U. et les régions. Le périodique n’est plus utilisé, comme l’explique Pascal Brachotte : « Cela a été compliqué par ce qu’on n’avait plus de relais en région, j’ai ce souvenir des permanents qui n’étaient plus dans l’écrit et n’accrochaient plus […]. Si le permanent de la région n’accorde pas de l’importance à son périodique, les jeunes ne vont pas y accorder de l’importance non plus, c’est automatique. Une revue ne peut pas venir de la nationale en disant simplement : « abonnez-vous » ; si la région et le permanent ne font pas le relais, la revue est condamnée à mourir et je pense que c’est ce qu’il s’est passé, à un moment donné, il y a eu une forte diminution. Et on a essayé de relancer parce qu’on a retrouvé des permanents qui étaient accrochés »[31].

« Et toi, tu n’as rien à dire ? », dans T.U., n° 129, septembre 1995, p. 9.Légende : CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

En 1996, des réflexions sont menées autour du nom de la revue, en vue de dynamiser le journal[32]. Celui-ci restera le T.U. jusqu’en 2000. Un ultime changement de format est effectué en 1997. Publié jusqu’à présent sous forme de cahier au format A4, le T.U. prend la forme d’un journal format A3, doté de pages à découper pour former « une boite à outils » ; de nouvelles rubriques s’ajoutent avec, par exemple, l’introduction de la rubrique « les vieux racontent », qui donne la parole à d’anciens jocistes…

Malgré ces changements, seuls cinq numéros sortent en 1998, 1999 et 2000 et comportent trop peu d’articles au regard de certains militants comme le signale Christian David de la fédération de Couvin-Walcourt qui raconte sa première rencontre avec le journal trois ans auparavant lors du week-end T.U. : « Au premier abord, tu [le journal T.U.] me plaisais, tu avais des couleurs, tu n’étais pas trop gris et de l’intérieur, tu paraissais intéressant et passionnant, comme je n’avais jamais vu ailleurs. Aujourd’hui, tu [le journal T.U.] as grandi [le journal a changé de format], tu as pris plus de couleur, mais il me semble que tu perds de plus en plus de poids et mes amis me le disent aussi. » Ce constat amène à Gene de Verviers cette réflexion publiée dans le T.U. de novembre 1998 : « Enfin, se passe-t-il encore quelque chose ou les gens sont-ils tellement occupés dans leurs régions respectives qu’ils n’ont plus le temps d’écrire et de tenir les autres au courant de ce qu’ils font ? C’est sûrement cela !!! ou alors, une autre éventualité, à voir nos factures de Belgacom, c’est peut-être la nouvelle ère du GSM qui fait qu’on devient paresseux et qu’il est plus facile de se transmettre les infos de cette façon ». La situation est alarmante, comme le fait remarquer Frédéric Jacquemart, éditeur responsable, dans un courrier adressé aux fédérations : « Urgent, Le T.U. est en danger, non seulement par manque d’abonnés, mais en plus par manque d’articles ! Le journal n’est pas représentatif de ce qu’est le mouvement, et il ne le sera pas avec seulement 2 FD [2 fédérations qui rédigent des articles] »[33].

Un périodique disparaît… Un autre le remplace

Zig Zap, n° 1, 2001. CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

Le T.U. n° 169 de juillet-août 2000 est le dernier. Mais, la JOC ne peut laisser ce vide. Apparaît en 2001 Zig Zap. Durant ses premiers numéros, celui-ci diffère du T.U. Premièrement par sa forme, publié en noir et blanc sur feuilles A4 agrafées et précédée d’une couverture sur une feuille de papier coloré. Deuxièmement, au niveau du fonds, cette « feuille de liaison » donne, à ses débuts, sous forme de brèves au ton décalé des informations variées sur le mouvement, les permanents, les activités menées dans les différentes régions. Cependant, dès 2002, le ton change et se fait plus sérieux, moins de blagues internes et plus d’articles de fonds. Il se rapproche de son prédécesseur, le T.U., au niveau de son contenu. En 2009[34], l’édito du Zig Zap est sans appel : « Vous tenez en main ce qui devrait être le dernier Zig-Zap ». Il est alors remplacé par Red’action. Ce changement intervient en même temps qu’un changement de logo pour la JOC et se veut porteur des évolutions du mouvement.

Red’Action, n°1, janvier – février – mars 2019.Légende : CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.
Red’Action, n° 1, janvier – février – mars 2019.Légende : CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

Les motivations reprennent alors des arguments plusieurs fois entendus dans l’histoire des périodiques JOC : « Faute de moyens, notre trimestriel était devenu, par la force des choses, l’égal d’un bulletin paroissial. Insuffisant pour la JOC (dont le fondateur Cardijn est présent sur notre couverture). Plus qu’une feuille de liaison entre fédérations, notre revue devait s’ouvrir vers un nouveau public. Un public-non-jociste, ouvert, … Une ouverture nécessaire à la survie de l’organisation. Pour toucher ce public, un seul moyen : écrire sur des sujets de fonds, des sujets susceptibles d’intéresser le plus grand nombre »[35]. Des techniques déjà tentées aux cours de décennies précédentes sont reprises : textes écrits par les jeunes aux côtés de textes de fond, articles sur les activités et actions du mouvement et dossiers thématiques détachables sur des thématiques d’actualité : sécurité sociale en Belgique, désobéissance civile, attitude à adopter en cas d’agressions policière… À cela s’ajoutent des textes de chansons et articles de réflexions politiques… Pour en faire un « vrai périodique »[36]. Mais qu’est-ce qu’un « vrai périodique » car lorsque l’on y regarde de plus près Red’action reprendra les recettes de ces prédécesseurs et, de manière cyclique, les fera évoluer.

Organise-toi, n° 3, mars 2015. CARHOP, fonds des archives de la JOC nationale, série des périodiques.

Aujourd’hui le « journal » de la JOC se nomme Organise-toi. Publié depuis 2013, il est accessible en ligne. À ses côtés, prend place également une page Facebook. Pour les rédacteurs, les questions et problèmes rencontrés par le T.U. restent toujours d’actualité : comment assurer le lien entre les lecteurs et leur journal, comment laisser une place importante à la parole des jeunes tout en proposant également des articles de fond aux tonalités professionnelles, comment attirer le lecteur sans tomber dans le travers des journaux grand public de divertissement pur. À ces questions, s’ajoutent aujourd’hui celle de l’abandon des formats papier pour les versions numériques et la cohabitation de ce média avec les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram et d’autres formes de communication (podcast, vidéo, « réels  » …). Au travers de ces changements de support, c’est plus largement la question de l’adéquation entre la méthode de communication et les publics visés qui se pose.

Notes

[1] À l’origine « Jeunesse syndicaliste », l’organisation prend le nom de « Jeunesse ouvrière chrétienne » en 1925. Aujourd’hui, elle porte le nom de «  Jeunesse organisée et combative ».
[2] Nous renvoyons sur ce point à l’article d’Émilie Arcq dans ce même numéro de Dynamiques.
[3] En effet, parmi les périodiques recensés actuellement, peu de productions des sections locales de la JOC apparaissent, or celles-ci ont également été actives au travers de ce médias. Dès lors, de nouveaux titres pourraient allonger cette liste au gré des inventaires des archives des fédérations JOC.
[4] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Dossier J.O. Préparé par la commission J.O. Les 29 décembre 77 et 18 janvier 78 et présenté à la rencontre des permanents des 31 janvier et 1er février 78 », 1978.
[5] « En décembre 1924, La Jeunesse ouvrière à l’ambition de parvenir à 5.000 abonnements. Un concours lancé en 1928 met en valeur les sections et les jocistes qui en diffusent le plus. En avril, le journal tire à 8.000 exemplaires et son numéro spécial de 1929, à 130000. Joie et Travail imprime en 1925 quelques centaines d’exemplaires. Le tirage de son édition spéciale de juillet 1929 grimpe à 100000 ». BRAGARD L., FIEVEZ M. et JORET B. et al., La Jeunesse ouvrière chrétienne Wallonie Bruxelles, 1912-1957, tome I, Bruxelles, Vie ouvrière, 1990, p.117.
[6] Les sections pré-jocistes accueillent les jeunes avant leur entrée dans le monde du travail ou lors de leurs débuts.
[7] Pour une histoire de la JOC à cette période, lire : WYNANTS P. et VANNESTE F., « Jeunesse ouvrière chrétienne », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, vol. 27, Paris, Letouzey, 1999, p. 1254-1280, extrait disponible en ligne : https://pure.unamur.be/ws/portalfiles/portal/38405971/JOC_120.pdf, page consultée le 02 septembre 2024.
[8] Les archives de la JOC nationale ont été déposée au CARHOP et sont en cours d’inventaire. À terme celui-ci sera disponible sur la base de données : https://carhop.lescollections.be/ sur laquelle le lecteur pourra déjà consulter une grande partie des inventaires des archives d’anciens jocistes ainsi qu’une partie de la collection iconographique du mouvement en cours de numérisation.
[9] Il ne faut pas confondre le T.U. des années 1990 avec son prédécesseur Trait-d’union paru à partir de février 1948 et de manière irrégulière jusqu’au début des années 1950 avec pour sous-titre « Bulletin des équipiers fédéraux de la JOC ».
[10] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « De face A à l’Info kit quelques suggestions pour le prochain numéro », s.d. circa 2009.
[11] Ibidem.
[12] JOYE J., « Éditorial », dans T.U., n° 1, octobre 1981, p.1.
[13] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, T.U., n° 17, janvier 1984, p. 4.
[14] Giorgio Casula sera éditeur responsable de 33 numéros publiés entre 1983 et 1987, Rocco D’Amore de 23 numéros entre 1988 et 1990 et Pascal Brachotte de 49 numéros entre 1991 et 1996. Les autres éditeurs responsables n’auront que quelques numéros à leur actif.
[15] CASULA, Giorgio, «  Éditorial », dans T.U., n° 30, avril 1985, p. 1.
[16] CASULA, Giorgio, « Éditorial », dans T.U., n° 17, janvier 1984, p. 1.
[17] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[18] Ibidem.
[19] Ibidem.
[20] Ibidem.
[21] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, note « Topo sur le fonctionnement actuel du T.U. », 3 juin 1991.
[22] Ibidem.
[23] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[24] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, “Programme de survie pour le T.U.” réalisé par Pierre [Tilly], Mons, le 5 septembre 1994.
[25] Citons par exemple Pierre Tilly pour Mons, Fred Jacquemart pour Verviers, Steve Roosemont, surnommé l’écrivain fou du BW, pour le Brabant Wallon, ou encore Pascal Brachotte pour La Louvière.
[26] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, Rapport de la réunion de coordination du T.U. du 4 septembre 1992.
[27] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, Rapport de la réunion de coordination du T.U. d’octobre 1992.
[28] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Programme de survie pour le T.U. » réalisé par Pierre [Tilly], Mons, le 5 septembre 1994.
[29] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Plan du week-end “J’écris ton nom liberté” », circa 1994.
[30] BRACHOTTE P., « Campagne T.U. », dans T.U., 133, janvier 1996, p. 27.
[31] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[32] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Farde T.U. 95 », Lettre de la coordination du T.U., datée du 4 novembre 1996.
[33] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Farde T.U. », lettre de Fred [?], datée du 31 janvier 1998.
[34] L’année 2009 marque également la fin de Face A, remplacé ensuite par Info Kit car « les jeunes ne lisent pas la revue, les abonnés étaient essentiellement des adultes ». Info kit va alors cibler les enseignants, les formateurs, animateurs, parents… « tous ceux qui sont en contact avec des jeunes » cet outil, axé sur un thème précis, doit « être branché sur la réalité des jeunes, de l’analyser et de donner des pistes d’action en essayant d’appliquer la méthode JOC : Voir-juger-agir [sic] » CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « De Face A à l’Info kit quelques suggestions pour le prochain numéro », s.d., circa 2009.
[35] « Edito », dans Red’action, n° 1, janvier, février, mars 2009, p.1.
[36] Ibidem.

Pour citer cet article

VANBERSY C., « Le périodique, outil de propagande, de formation et Trait d’Union entre les jocistes et la JOC ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Le jardin extraordinaire des Fraternités ouvrières : le préquel. Trajectoire de chrétiens de gauche – fragments de mémoire

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Pierre Georis (auparavant secrétaire général, MOC)

Le jardin des Fraternités ouvrières (FO) est créé vers 1980 et, depuis plus de quatre décennies, plein de choses se passent autour de celui-ci, qui impliquent un nombre important de personnes – pas que les affilié.e.s qui payent une cotisation pour bénéficier des cours, des conseils, des achats groupés et des plaisirs de faire collectif  mais aussi de nombreux bénévoles qui font tourner la boutique.[1] Mais les FO ont une histoire plus ancienne. Fondées en 1969, une décennie d’activités précède le jardin. C’est dans cet avant que l’auteur est impliqué (bien plus que dans le jardin[2]). C’est donc sur la décennie 1970 qu’il mobilise ses souvenirs. L’article interroge ainsi le préquel du jardin, ce qui s’est passé avant et, partant de là, propose quelques éléments de compréhension : de quel vivier émerge le jardin des FO ? Quelles en sont les forces vives ? Au final, de quelles trajectoires collectives le jardin est-il révélateur ?

Gageons qu’il n’y a pas de copyright sur “Le jardin extraordinaire” parce qu’il s’agit aussi du nom d’une très populaire émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) ! Ce n’est pas de l’émission que nous allons traiter mais d’un jardin particulier, celui des Fraternités ouvrières (FO), qui a d’ailleurs, une fois ou l’autre, eu les honneurs du… Jardin extraordinaire, l’émission. Bien caché en intérieur d’îlot, entre gare et Grand Place de la petite ville de Mouscron, accessible par la rue Charles Quint, alignement de maisons modestes ne payant pas de mine. À côté du n° 58, une seconde porte ouvre sur un couloir latéral – qu’à vrai dire on a souvent vu encombré – arrivée ensuite dans une pièce claire dont l’un des murs impressionne par le nombre de livres qu’accueillent les étagères. Et ça défile : traversée d’une petite cour attenante, puis soudain… La jungle !

Reportage du journal télévisé de 19h30, RTBF, septembre 2016.

Mais une drôle de jungle quand même qui parvient aussi à être potager : où qu’on passe, quel que soit le végétal qu’on frôle ou contourne, malgré le sentiment de chaos et de désordre qu’on peut ressentir, il y a fruits à cueillir et légumes à ramasser, et ce en toutes saisons. C’est tout à la fois grand et pas bien grand : 1 800 m² (en rectangle, ça ferait 45 mètres sur 40) pour un entrelacs de 6 000 espèces estimées, dont 2 000 arbres fruitiers différents. Les visites du lieu se succèdent, avec aussi la surprise de s’y retrouver dans un mini microclimat, où il fait bon en hiver (la taille des arbres leur fait offrir une protection naturelle contre les vents du Nord), tandis qu’il devient îlot de fraicheur par temps de canicule. On en irait presqu’à dire que la nature s’y autogère (mais ce n’est évidemment pas vrai, car c’est aussi le produit de nombreuses impulsions humaines).

Une fois par mois, un dimanche matin, cours de jardinage biologique, avec parfois des extras un autre jour (cours sur la greffe des arbres fruitiers ou sur les jardins ornementaux, mais aussi conférences et débats sur des sujets de société). Chaque jeudi, “grainothèque”, groupement d’achat de plus de 5 000 variétés de graines, mobilisant les bénévoles pour les mises en sachet de ce qui a été acheté en gros, les répertoires, les classements, le contact avec les acquéreurs et les acquéreuses. Ce n’est accessible qu’aux membres de l’association, qui s’acquittent d’une modeste cotisation.[3] Selon les FO, ils sont de l’ordre de 3 000 ! Pas uniquement vivant à Mouscron, petite ville de de 60 000 habitant.e.s, mais aussi des environs : la position géographique singulière du lieu fait rayonner l’activité auprès de voisin.ne.s flamand.e.s (Kortrijk) et français.es. Une petite coopérative de produits naturels participe de l’offre. La bibliothèque compte, quant à elle, environ 2 000 livres, eux aussi disponibles aux membres.[4] Avec ceci, on a posé l’aujourd’hui des FO et de son jardin. Plongeons maintenant dans ses racines.

Le mystère des origines

À l’origine des FO : Gilbert Cardon et Joséphine, dite Josine, Marchal. Gilbert, entré en usine dès l’âge de 15 ans, est travailleur frontalier, ouvrier du secteur chimique dans le nord de la France. C’est à l’occasion d’un déplacement en Amérique latine, dans le cadre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) que le couple se rencontre : Josine y assurait le secrétariat du fondateur de la JOC, le futur cardinal Joseph Cardijn. Un peu plus tard, le couple s’installe à Mouscron, au 58 rue Charles-Quint, et y fonde les FO en 1969.

Continuer la lecture de « Le jardin extraordinaire des Fraternités ouvrières : le préquel. Trajectoire de chrétiens de gauche – fragments de mémoire »

La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique

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Julien TONDEUR (historien, CARHOP asbl)

Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente

La crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, en Belgique comme ailleurs en Europe, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’un État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. Le monde du travail, lieu par excellence de cristallisation des tensions socio-économiques, n’est pas épargné par les conflits. Des travailleurs et travailleuses immigré.e.s déclenchent des grèves, liées à des questions d’emploi dans les secteurs où la main-d’œuvre étrangère est importante, comme dans l’industrie. Ils et elles dénoncent également la pénibilité de leurs conditions de travail et de vie, ainsi que la difficulté de leurs rapports avec les collègues belges d’une part et la hiérarchie d’autre part. Des travailleurs clandestins entament une grève de la faim à Schaerbeek en 1974, réclamant l’octroi pour toutes et tous les clandestins d’un permis de travail donnant accès à l’ensemble des secteurs ainsi qu’un permis de séjour. Les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme, ce dernier étant vu et – vécu – comme une conséquence de ces discriminations. Les militant.e.s immigré.e.s  de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre Belges et immigré.e.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.

    • De l’Espagne vers la Belgique

Né en 1957 en Galice, région du nord-ouest de l’Espagne située au-dessus du Portugal, face à l’océan Atlantique, Alfonso est âgé de sept ans quand sa famille émigre en Belgique. Le voyage, son père l’entreprend d’abord seul, aux Pays-Bas. Il s’installe ensuite en Belgique, où il est rejoint par sa femme et ses quatre enfants en 1964, après un long périple en train. L’idée des parents est d’y travailler quelques années, d’économiser suffisamment d’argent et de rentrer en Espagne. Finalement, Alfonso passera 26 ans en Belgique .

Départ du premier contingent de travailleurs espagnols en direction de la Belgique, depuis Madrid, 1957. (Archives Fédéchar).

Installés dans un appartement de trois pièces, situé dans le haut de l’avenue de la Victoire, dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, ils vivent le sort de l’immense majorité des familles immigrées arrivées en Belgique. Le changement de climat et d’alimentation, couplé au fait que le logement est exigu et mal chauffé, à pour conséquence que toute la fratrie tombe malade dès les premiers mois, « on était plein de boutons ». [1] Les enfants commencent l’année scolaire en retard et sans cours de français spécifique. Alfonso entre à l’école, « avec cette impression d’être complètement déplacé, incompris ». Après avoir doublé sa deuxième primaire à cause de la barrière de la langue, Alfonso ne rencontre plus de problème de compréhension à l’école. Mais l’expérience du déracinement est traumatique. Passer d’une vie de village à celle d’une grande ville n’aide pas. À l’école comme ailleurs, il ressent parfois du racisme. « Certains professeurs, certains élèves, pas tous. Particulièrement un élève qui était un espagnol, était très raciste envers nous ». En 1971, après une tentative avortée de retour en Espagne, qui aura duré un an, la famille revient s’installer à Bruxelles. Suite à ce retour manqué à Barcelone, Alfonso a maintenant deux ans de retard sur ses études. Ses parents souhaitent qu’il suive une formation professionnelle courte, il s’inscrit dans un établissement technique et professionnel à Saint-Gilles, rue Louis Coenen. C’est lors de ses études qu’il fait une rencontre qui va influencer de manière fondamentale la suite de son parcours.

    • Rencontre avec la JOC et les enquêtes

Lors de son inscription, Alfonso doit passer un test organisé par le Centre Psycho-Médico-Social (PMS). Malgré son souhait de suivre une formation technique, appelée à cette époque filière technique « A3 », qui ouvre plus de possibilités et qui est réputée pour avoir un meilleur niveau, il est, à la suite du test, orienté vers la filière professionnelle « A4 ». La raison invoquée par le personnel du centre PMS pour justifier cette décision est qu’Alfonso présente des difficultés en français. Alfonso vit cette décision comme une injustice, car, précise-t-il, « j’avais commis deux fautes d’orthographe, dans une dictée qui faisait une page. À treize ou quatorze ans, c’était plutôt une excuse [de la part du centre PMS] ». Malgré la déception de leur fils, ses parents accordent leur confiance à cette procédure « c’est un test officiel, disent-ils, ça a l’air sérieux, ce sont des psychologues, des experts en formations ». Alfonso entame alors son parcours dans la filière professionnelle, en mécanique.

En 1973 et 1974, une enquête menée par des jeunes de la JOC est réalisée dans son établissement, ainsi que dans différents établissements de formation professionnelle du pays et en Europe, sur la thématique des immigré.e.s de deuxième génération. Intéressé, Alfonso y participe et commence à fréquenter ce groupe de jeunes. Ensemble, les jeunes analysent les résultats. Le constat est sans appel et les choque profondément, car dans l’ensemble des pays où la JOC réalise son enquête, les enfants d’immigré.e.es sont systématiquement orienté.e.s vers la formation professionnelle.[2] En Belgique, les filles se retrouvent surtout « en coupe et couture, et les garçons en mécanique par exemple ». Pourtant, les machines-outils utilisées en atelier sont déclassées et n’ont presque plus d’utilité en industrie explique Alfonso, quant aux études de couture, « l’industrie textile commençait à disparaitre, ce qui en restait était complétement mécanisé, donc on n’avait pas besoin de couturières ». Le petit groupe JOC dans lequel Alfonso est entré se rend compte que ces études ne conduisent à aucune qualification professionnelle, ce sont des « filières parkings ». « On commence à se demander pourquoi ? C’est peut-être parce qu’on est immigrés justement  ».

Page de couverture d’une brochure éditée par la JOC espagnole, s.l, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Ce type de constats, la JOC y est déjà confrontée une dizaine d’années plus tôt, lors d’une grande enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée sur l’impulsion de son Deuxième Conseil International, qui a lieu à Rio de Janeiro en novembre 1961. La partie de cette enquête qui concerne l’immigration est diffusée à 2 000 exemplaires en Belgique, pour environ 300 questionnaires en retour. À partir des résultats, la JOC publie vers 1964 ou 1965 un document de synthèse qui inclut des constatations et des revendications sur des questions aussi diverses que l’accueil, le logement, le permis de travail, la carte d’identité, la vie professionnelle, l’enseignement et la participation à la vie en société.[3] La JOC y perçoit déjà que les jeunes immigré.e.s rencontrent des difficultés particulières à l’école, notamment suite à des problèmes de compréhension de la langue, et que beaucoup redoublent ou sont dirigé.e.s vers des filières techniques et professionnelles. Le mouvement recommande alors que soient instituées, dans les écoles où un certain nombre d’immigré.e.s sont présent.es, des classes spéciales qui pratiquent un apprentissage progressif et un renforcement des cours de langue. Par ailleurs, la JOC demande également que l’orientation professionnelle soit « exercée en toute objectivité, dans le seul intérêt des jeunes et complètement à l’abri de toute pression extérieure venant des instances scolaires, des services de placement, des pouvoirs publics ou des organisations sociales et économiques ».[4]

Si une dizaine d’années sépare ces deux enquêtes, leurs conclusions tendent à démontrer que la situation n’évolue pas positivement entre 1964 et 1974 pour les jeunes étudiant.e.s d’origine immigrée en Belgique. Cette stagnation présente un terrain de militance propice pour la JOC, notamment les sections de la JOC immigrée, italiennes, espagnoles et portugaises, qui émergent ou prennent de l’importance au tournant des années 1960-1970. L’enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée au Conseil de Rio, joue à ce titre un rôle de catalyseur, car elle favorise la structuration des sections immigrées qui affinent leurs constats et revendications. Dans la foulée, pour l’année 1964, les permanent.e.s jocistes d’origine immigrée décident, après une réunion spéciale, d’articuler leur action annuelle autour de quelques point principaux que sont : l’information « de l’opinion publique sur le rôle que jouent les travailleurs immigrés en Belgique »[5] ; le repérage systématique et la dénonciation aux autorités des propriétaires qui ne louent pas leurs biens aux immigré.e.es ; le repérage des entreprises qui refusent « catégoriquement d’embaucher de la main d’œuvre étrangère » ; l’information des immigré.e.s sur les démarches à effectuer pour obtenir des papiers d’identité et un permis de travail, ainsi que sur les conditions de naturalisation ; et enfin, d’enclencher les démarches à tous les niveaux de pouvoirs pour obtenir la création de « Conseils consultatifs d’immigrés ». Afin de favoriser l’aboutissement de ce programme ainsi que pour mener toute action suggérée par les travailleurs et travailleuses immigré.e.s eux-mêmes, proposition est faite de créer, « dans les fédérations qui comptent un grand nombre de travailleurs migrants, une commission fédérale d’Immigrés ».

La JOC, ces informations le démontrent, évolue tant sur le fond que sur la forme. À partir de la fin des années 1960, elle traverse toutefois une période d’instabilité qui accentue et accélère sa mutation, influençant ses méthodes et modes d’action.

    • La mutation de la JOC

Depuis le décès de son fondateur Joseph Cardijn en 1967, la JOC connait des bouleversements. Après mai 1968, la jeunesse se politise, elle revendique plus de libertés, à tous les niveaux. En 1969, des militant.e.s et des permanent.e.s jocistes sont réprimés, emprisonnés et torturés au Brésil par la dictature militaire, qui se revendique pourtant « chrétienne ».[6] Une manifestation est organisée en juin devant l’ambassade du Brésil à Bruxelles. Elle est interdite et sévèrement réprimée par la police. Pour nombre de militant.e.s, il s’agit là d’un baptême politique.[7]

Quelques mois plus tard s’ouvre à Beyrouth le quatrième Conseil mondial de la JOC internationale (JOCI), au cours duquel la prise de conscience de l’importance des enjeux politiques se précise. Sous l’impulsion des responsables d’Amérique latine et d’Asie, un approfondissement de l’analyse socio-économique de la JOC est mobilisé dans le but d’expliquer le sort de la jeunesse travailleuse.[8] Certains responsables de la JOC wallonne œuvrent alors afin de faire pénétrer les préoccupations de la JOCI sur le territoire belge. C’est à cette période que la branche immigrée de la JOC acquiert une plus grande autonomie par rapport au Bureau national du mouvement, notamment suite à l’influence de deux permanents d’origine italienne. « C’est en effet parmi les immigrés, italiens mais aussi espagnols, que le langage radical de la JOC internationale trouve le plus d’écho. Le caractère ouvrier de la JOC est mis en avant et les compromissions de l’Église sont dénoncées »[9], elle dont les dirigeants à Rome étaient restés muets devant la situation au Brésil, malgré l’intervention d’une délégation de la JOC au Vatican. Les responsables du mouvement en Belgique estiment en conséquence qu’ils ne peuvent pas se reposer sur les dirigeants ecclésiastiques, puisque l’Église ne soutient pas la lutte d’émancipation des jeunes travailleurs. Le but assigné au mouvement se transforme également. Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir le cœur de la jeunesse travailleuse pour le compte du Christ, mais il importe avant tout, selon le permanent jociste Mario Gotto de « développer la lutte des classes en vue de la prise de pouvoir, pour construire une société sans classes ».[10]

Les conclusions du conseil de Beyrouth percolent dans les mouvements nationaux au début des années 1970 et, en Belgique, cela se cristallise lors du Conseil de la JOC-JOCF à Namur, aux mois de juillet-août 1973. Lors de ce Conseil commun aux filles (JOCF) et garçons (JOC), ce qui n’est pas une habitude du mouvement, la décision est prise de travailler dorénavant par catégories : militant.e.s en entreprises, travailleurs et travailleuses immigré.e.s, apprenti.e.s et étudiant.e.s. Suite à cette décision, en lieu et place des commissions nationales, on retrouve des commissions par catégories.

Ce changement induit une certaine acuité dans l’analyse, car celle-ci s’en trouve précisée et plus directe, puisque issue des questions posées principalement par les jeunes immigré.e.s sur leur situation propre. La JOC est alors composée de fédérations belges et immigrées, mais le mouvement national est impulsé par les actions et réflexions des fédérations immigrées, qui sont à cette époque plus fortes, plus dynamiques que les fédérations belges. Par ailleurs, l’immigration espagnole ayant été composée, pour partie, d’opposant.e.s au franquisme, de communistes, d’anarchistes, de socialistes, de trotskystes, de chrétiens progressistes, elle possède parfois une tradition de lutte et un anti-franquisme ancré.[11] La fédération de JOC espagnole détient par ailleurs la particularité d’avoir été fondée par des membres envoyé.e.s directement par la JOC d’Espagne explique Alfonso, afin d’accompagner la première vague d’émigration vers l’Europe, principalement « de jeunes filles qui allaient travailler comme employées domestiques. Et donc, la JOC d’Espagne avait envoyé des gens qui étaient déjà formés, pour organiser les employées domestiques en Belgique, en France, dans d’autres pays ». Ce phénomène s’explique également par la volonté de l’Église espagnole d’encadrer les émigrant.e.s. Vers le milieu des années 1950, une Commission épiscopale des migrations est mise sur pieds et chargée de leur apporter une assistance spirituelle, rendant obligatoire la présence de « prêtres des émigrants ».[12]

    • La JOC immigrée, le « Voir-Juger-Agir » et la question du racisme 

Pour beaucoup de jeunes immigré.e.s de la deuxième génération, la prise de contact avec la JOC s’effectue au travail ou à l’école. Elle leur permet, grâce aux enquêtes et aux groupes de base, d’analyser leur situation personnelle tout en la reliant au destin de milliers d’autres jeunes comme eux. L’injustice qui transparait des résultats des enquêtes résonne avec leur vécu, celui de leur famille. Les groupes de JOC espagnole qu’Alfonso fréquente, ainsi que d’autres, s’interrogent sur la place des immigré.e.s en Belgique et dans leurs pays d’origine, sur les discriminations qu’ils constatent.

Enquête deuxième génération, brochure éditée par la JOC espagnole, s.l., s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Avec comme guide de conduite la méthode jociste du « Voir-Juger-Agir », les groupes partent des enquêtes pour développer ensuite leur analyse et leurs actions, du plus petit au plus grand échelon : « on ne concevait pas une action nationale sans une action locale, ou une action européenne sans une action nationale et locale  ». Ces jeunes remontent le fil de leur histoire et questionnent les raisons qu’y ont poussé leurs parents à émigrer. Ils éditent des brochures comme support de réflexion pour les groupes de base, qui réunissent des jeunes espagnols de la deuxième génération. « ¿ Quiennes Somos. Por qué estamos en Bélgica » (Qui sommes-nous. Pourquoi sommes-nous en Belgique ?). « Quand nous retournons en Espagne, nous sommes les étrangers », « En Belgique, nous sommes les espagnols ». [13]

¿ Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica, flyer édité par la JOC-JOCF, Bruxelles, s.d. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Les JOC invitent des intervenant.e.s qui sollicitent des approches sociologiques afin de les aider à comprendre leur situation de migrant.e.s. Les jeunes se rendent compte que leur pays, l’Espagne, a facilité leur émigration, puisqu’un accord bilatéral est signé avec la Belgique en novembre 1956 et qu’un Institut de l’émigration espagnole (IEE) est fondé la même année, par le régime franquiste, dans le but d’encourager les départs vers l’Amérique latine et l’Europe.

La dictature de Franco, explique Alfonso, « avait conduit à une économie qui était assez fermée sur elle-même. À un certain moment, il n’y avait pas de travail pour tout le monde, car le marché stagnait. Donc l’émigration était intéressante pour l’Espagne en tant que pays, car ça permettait de soulager la pression sociale, il y avait moins de chômage, etc. Et en même temps, on envoyait les devises en Espagne, on envoyait des francs belges, ce qui était très intéressant pour l’économie espagnole ». Du côté belge, l’immigration représente une main-d’œuvre nécessaire afin d’effectuer les métiers que les travailleurs et travailleuses belges désertent, comme celui de mineur, de domestique, etc. « L’immigration était une main-d’œuvre bon marché, c’est ça aussi qu’on a compris », continue Alfonso, « Pourquoi nos mères font des ménages dans les maisons des quartiers riches de Bruxelles ? Pourquoi nos parents travaillent dans des usines où la plupart des travailleurs non-qualifiés sont des immigrés ? Ou dans la construction, dans les mines, etc. C’est parce qu’en fait, ça arrange bien les entreprises belges, parce que comme cela, on [les travailleurs et travailleuses étrangers] est moins informés, on ne connait pas nos droits, on est moins revendicatifs, etc. ».

À travers leurs brochures et publications, on comprend que les différentes JOC immigrées, qu’elles soient espagnoles ou italiennes par exemple, perçoivent la migration comme une nécessité fondamentale pour la viabilité du système économique capitaliste. Et, suivant cette analyse, c’est ce système capitaliste qui est responsable du racisme : « pour nous, le racisme était une conséquence d’un système qui finalement favorise les intérêts des puissants, des classes sociales les plus puissantes, des pays les plus développés ». Ce qui transparait des brochures de la JOC espagnole des années 1970, c’est l’idée que l’immigration arrange surtout le patronat, qui y voit une opportunité précieuse de casser la solidarité entre travailleurs et travailleuses et donc de déforcer les mouvements syndicaux, tout en tirant les salaires vers le bas . Les JOC constatent que l’immigration est un phénomène structurel, qui arrange d’une certaine manière l’immigré.e, qui n’a cependant pas le choix, mais qui arrange surtout le pays d’origine et le pays d’accueil. Donc poursuit Alfonso, « le racisme, pour nous, c’est une conséquence de ce système, qui à la base est injuste. (…) car personne ne devrait immigrer dans une société idéale. C’est une expérience très traumatisante, dure, difficile, qui ne devrait pas exister ».

Cette couverture illustre bien le message de la JOC : Le fascisme, l’émigration et la répression à l’usine sont autant d’armes aux mains du patronat. (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia, n°2, avril 1973).

Cette analyse qui conclut à la particularité de leur situation par rapport au reste du mouvement ouvrier amène les travailleurs et travailleuses immigré.e.s de la JOC à prendre conscience au début des années 1970 qu’ils doivent agir différemment, ainsi que semble le prouver cet extrait de la brochure Gioventu Operaia, destinée aux immigré.e.s d’origine italienne : « nous croyons qu’il faut que les immigrés s’organisent entre eux pour défendre leurs droits. Jusqu’à maintenant, on nous a toujours fait participer aux luttes ouvrières sans tenir compte de nos situations spécifiques. Notre lutte doit être solidaire de celle de notre pays d’origine et il faut qu’elle réponde à la situation de sous-développement de celui-ci ».[14] Les JOC immigrées se concentrent dorénavant principalement sur des luttes déclenchées par ou pour des immigré.e.s en Belgique. C’est le cas dès 1974 avec le combat pour la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins », comme ils sont appelés alors .

Gioventu Operaia, n° 1, février 1973 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).
    • La circulaire Califice, mobilisation pour la régularisation des clandestin.es

La situation des personnes issues de l’immigration ne s’améliore pas en Belgique dans la deuxième moitié des années 1970 et durant la décennie 1980. La crise économique et de l’emploi modifie la position sociale des migrant.e.s, « les plus jeunes se retrouvant parfois même dans une position sociale inférieure à celle des parents ».[15] En 1974, en raison de cette crise économique naissante, le nombre de chômeurs et de chômeuses dépasse le nombre symbolique des 100 000 personnes. Le gouvernement belge de Leo Tindemans II (chrétien-libéral)[16], décide l’arrêt total de l’immigration de la main-d’œuvre non-qualifiée en provenance des États non membres de la Communauté économique européenne (CEE).[17] Cette décision provoque l’arrêt officiel de l’immigration dans le pays. Dès lors, « si la présence de l’immigration n’est pas clairement contestée, sa stabilisation n’est toutefois pas immédiatement admise ».[18] La circulaire connue sous l’appellation de « circulaire Califice », du nom du ministre de l’Emploi et du travail de l’époque, Alfred Califice (démocrate-chrétien), qui prend effet le 1er août 1974, doit pourtant permettre la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins ». Possibilité est laissée jusqu’au 19 août pour introduire un dossier de régularisation.[19]

Mais pour la JOC, il s’agit là d’une fausse campagne de régularisation, et ce pour diverses raisons. La première d’entre elles est symbolisée par la période au cours de laquelle cette circulaire est promulguée, car ce sont les vacances, en plein mois d’août. Le pays tourne encore au ralenti, et des travailleurs et travailleuses clandestins peuvent ne pas être présents dans le pays. Ensuite, le délai pour remettre un dossier de régularisation est extrêmement court, du 1er au 19 août. Enfin, les critères sont jugés impossibles à remplir, car les dossiers doivent contenir : la preuve que les personnes concernées vivent dans le pays depuis le 1er avril 1974 ; celles et ceux qui possèdent déjà un travail doivent fournir un contrat de travail et un certificat médical ; celles et ceux qui n’en possèdent pas doivent trouver un employeur et signer un contrat grâce au concours de l’Office national de l’emploi (ONEm).[20]

La JOC, et ses groupes de jeunes d’origine immigrée particulièrement, se mobilise immédiatement contre cette décision. Elle revendique quelques éléments principaux : la régularisation des travailleurs et travailleuses clandestins sans conditions, le permis « A » pour tous les immigrés[21], la dissolution de la police spéciale des étrangers et la fin des contingentements, qui régulent les entrées sur le territoire et les limitent à des profils bien spécifiques. Les militant.e.s de la JOC impriment et diffusent des dossiers spéciaux sur l’immigration, tentant d’informer le plus grand nombre, et participent activement à la mobilisation qui inclut également les syndicats, à savoir la FGTB et la CSC. Ils s’engagent dans la plateforme de lutte pour la régularisation de tous les clandestins, qui organise une pétition, et récoltent des milliers de signatures. Des numéros spéciaux de Juventud Obrera et de Gioventu Operaia, les revues de la JOC à destination des hispanophones et italophones, expliquent la situation, réalisent un récapitulatif sur l’immigration en Belgique et posent les revendications principales du mouvement sur cette question.

Juventud Obrera, n°8, octobre 1974 (CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée).

Grâce à cette mobilisation et à la pression constante exercée sur le ministère de l’Emploi et du travail tout au long de la procédure, notamment des manifestations devant les sièges de l’ONEm de Bruxelles, Hasselt et Anvers, trois prolongations successives d’un mois du délai pour la recherche d’un emploi sont obtenues et les critères sont également assouplis.[22] Des groupes JOC se forment un peu partout en Wallonie, et vers la mi-novembre, plus de 100 jeunes travailleurs et travailleuses déclenchent une grève de la faim pendant deux jours. Dans sa brochure à destination des immigré.e.s d’origine italienne, la JOC écrit que, « sous la pression des grèves de la faim et de toutes les actions menées auprès des ministres, des organisations syndicales et des personnes influentes, nous avons obtenu la prolongation jusqu’au 31 janvier pour les 800 inscrits à l’ONEm qui n’avaient pas trouvé de travail au 31 novembre ».[23] En tout, « 7.470 clandestins (dont 3.447 en province de Brabant, 2.720 en Flandre et 1.303 en Wallonie) seront finalement régularisés » [24] durant ce que la mémoire collective retient sous le nom « d’opération Bidaka », qui signifie « Une minute s’il vous plait » en turc, et qui consiste en un accompagnement des clandestin.e.s pour présenter leur dossier de régularisation.

Les jeunes JOC jugent finalement dans Gioventu Operaia que la plus grande victoire de cette mobilisation, « c’est d’abord la solidarité ouvrière qui s’est créée et la prise de conscience qui s’est faite sur le problème immigré. Ceci pour ceux qui ont participé à l’action, mais aussi pour les milliers de visiteurs qui sont venus nous apporter leur soutien ».[25]

    • En guise de conclusion

Le changement de cap qui s’opère au niveau mondial lors des différents Conseils internationaux de la JOC, influencés par les luttes et revendications sud-américaines et asiatiques, percole et impacte la JOC en Belgique, particulièrement à partir de 1969. Au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les jeunes d’origine immigrée s’organisent dans la JOC. Ils prennent conscience de la spécificité de leur situation, de la double domination, capitaliste et raciste, qui s’applique à leur parcours, même s’ils ne la nomment alors pas encore comme cela. Cette discrimination les incite à s’organiser entre eux et à affirmer leurs revendications spécifiques, tout en inscrivant leurs luttes dans celles du mouvement ouvrier. Pour la JOC, c’est le système capitaliste qui est responsable du racisme dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, et ce racisme sert les intérêts du patronat. En se mobilisant sur des objectifs tels que la régularisation de tous les clandestins lors de « l’opération Bidaka » en 1974, la JOC démontre qu’elle prend conscience de l’importance de lutter contre les discriminations dont sont victimes les immigré.e.s en Belgique. Le mouvement inscrit progressivement son combat dans une perspective d’égalité des droits politiques entre immigré.e.s et belges, afin de contrer le racisme et d’unifier les luttes des travailleurs et travailleuses, quelles que soient leurs origines. Ce sera la revendication de la plateforme « Objectif 82 », qui milite pour le droit de vote de tous et toutes aux élections communales de 1982.

Notes

[1] CARHOP, interview d’Alfonso Álvarez Lafuente, réalisée par Julien Tondeur, 14 octobre 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview.
[2] Ces enquêtes sur la question de la « Deuxième génération » continuent tout au long des années 1970. CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC espagnole, Résultats des enquêtes : 2ème génération, Bruxelles, mars 1977.
[3] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[4] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl.
[5] Pour cette citation ainsi que toutes celles de ce paragraphe, CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Action avec les immigrés », 11 juillet 1964.
[6] COENEN M.T., notice biographique d’Epis Fabrizio, Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier en Belgique, https://maitron.fr/spip.php?article220595, page consultée le 14 octobre 2022.
[7] DENIS P., « La JOC depuis 1970, histoire d’une mutation », La Revue Nouvelle, Bruxelles, n° 84, 1986, p.516.
[8] Les informations de ce chapitre proviennent, sauf mention contraire, de : Interview de Luc ROUSSEL, La JOC et son identité, CARHOP asbl, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=MlQKjEb-rCc.
[9] DENIS P., « La JOC…”, p. 516-517.
[10] WYNANTS P., « De l’Action catholique spécialisée à l’utopie politique. Le changement de cap de la JOC francophone (1969-1974) », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 11, 2003, p. 102.
[11] SANCHEZ M.J., « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », MORELLI A., (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, Bruxelles, 2004, p. 279-296.
[12] FERNÁNDEZ VICENTE M.J., « Émigrer sous Franco. Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration espagnole vers la France (1945-1965), » Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°2, Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires, 2006.  p. 160, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1084, page consultée le 10 octobre 2022.
[13] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica ?, brochure éditée par la JOC-JOCF, Bruxelles, sd.
[14] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia (Foglio di collegamento dei gruppi J.O.C immigrati e universita operaia), n° 1, février 1973, p. 12.
[15] OUALI N., « Emploi : de la discrimination à l’égalité de traitement ? », La Belgique et ses immigrés. Les politiques manquées, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 147-148.
[16] Gouvernement en place du 11 juin 1974 au 4 mars 1977.
[17] KHOOJINIAN M., « Du travailleur au clandestin. La politique de l’emploi et l’immigration de travail dans la Belgique de la fin des Trente Glorieuses (1965-1974) », Revue belge de philologie et d’histoire, t.  97, fasc. 2, 2019. p. 522.
[18] OUALI N., « Emploi…”, p. 148.
[19] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569.
[20] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Gioventu Operaia », octobre 1974.
[21] Contrairement au permis « B », le permis de travail « A » donne accès à tous les secteurs non protégés.
[22] CARHOP, fonds JOC Nationale, Juventud Obrera et Gioventu Operaia, octobre 1974.
[23] KHOOJINIAN M., Le rôle des organisations syndicales dans la régularisation des clandestins de 1974-1975, CFS-EP, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/en_ligne_analyse2014_le_role_des_organisations_syndicales_dans_regularisation_clandestins.pdf, 2014, p. 8.
[24] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
[25] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569-570.
[26] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

TONDEUR J., « La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop

 

Militer en entreprise, uniquement une affaire de syndicat ? Les groupes d’action au travail de la JOC et leurs enquêtes aux ACEC

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Camille Vanbersy (historienne et archiviste au CARHOP)

Mars 1985, un groupe de jocistes parcourt la région de Charleroi à la découverte des entreprises présentant des possibilités d’emploi dans la région. Il détaille les réalisations et réussites de chacune : Cockerill et la Providence, Dupuis, Solvay, Glaverbel, Caterpillar et les Ateliers de Construction Electriques de Charleroi (ACEC), présentés comme suit : « À côté [des câbleries de Charleroi], se trouvent les ACEC. Notre guide nous dit que les ACEC sont spécialisés dans l’électronique. Ils viennent de décrocher un contrat pour le métro de Manille… et, savez-vous que les ACEC font une partie de la fusée Ariane ? Bravo les ACEC ! ». À la lecture de cette visite presque « touristique », on peine à croire qu’à peine vingt ans plus tôt la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a investi ces usines comme autant de lieux de militance.

En effet, en 1985 comme aujourd’hui, lorsque l’on pense à la militance et aux actions de revendication menées en entreprise, c’est avant tout l’image de délégations syndicales, de représentation en conseil d’entreprise ou de mobilisations et de calicots aux couleurs des syndicats qui nous vient à l’esprit. Cependant, aux détours de quelques archives, il apparait que la défense des droits des travailleurs et travailleuses n’a pas toujours été l’apanage des organisations syndicales. D’autres mouvements, d’autres organisations ont porté des revendications en entreprise. Parmi ceux-ci, la JOC qui, dès son origine, souhaite se positionner en faveur des droits des jeunes travailleurs et travailleuse. Comment cette militance a-t-elle pu trouver sa place dans le monde du travail ? Quelles formes a-t-elle pris ? Voici quelques questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cet article au départ d’un exemple concret, celui de l’action de la JOC aux ACEC.

Pour retracer cette histoire, nous avons premièrement consulté les archives de la JOC nationale et celles de Charleroi conservées au CARHOP[1]. Au travers de la correspondance de l’équipe fédérale, des procès-verbaux des réunions des sections locales, il est possible de retracer une partie des actions menées par les militant. e. s dans le cadre des groupes d’action au travail (GAT). Les journaux tels que le Bulletin des Dirigeants, l’équipe, et surtout Action au Travail publié de 1944 à 1945 et Notre action, paru entre 1946-1947 et entre 1949-1953, tous deux des bulletins des militant. e. s en milieu de travail, renseignent sur les actions menées au sein des entreprises. Ces publications donnent des directives et rapportent des nouvelles des groupes actifs dans les usines[2].

Notre action, bulletin des dirigeants de la JOC, avril 1948. CARHOP, fonds JOC nationale, boîte « bulletins ».

Les fonds d’archives mentionnés ci-dessus ne sont actuellement pas inventoriés. Dès lors, seules quelques indications présentes sur les boites permettent de retrouver les sources pouvant documenter l’histoire des GAT et plus précisément celui des ACEC. De plus, ces sources sont lacunaires et des pans entiers des actions nous échappent encore. Cet article se veut donc une amorce pour d’autres études plus détaillées. D’autres éléments pourront sans doute à l’avenir être trouvés dans les archives de la CSC et de la FGTB ou auprès d’ancien.ne. s militant. e. s ayant œuvré dans ces groupes. Cet article est donc aussi un appel aux ancien.ne. s militant. e. s à se manifester pour témoigner des actions qu’ils ont menées en entreprise.

Militer en entreprise : Accueillir les jeunes travailleurs et défendre leurs droits — les Groupes d’Action au travail aux ACEC

Quelles sont les spécificités de l’action de la JOC en entreprise, ses méthodes et ses actions ? Pour pénétrer le monde de l’usine, la JOC crée en 1941 les Groupes d’action au travail (GAT). L’activité de ces groupes diminue, voire disparait durant la Seconde Guerre mondiale, pour être ensuite relancée. En 1945, une vingtaine de groupes est en activité ou en formation. Dans les années qui suivent, le nombre de groupes croît de manière importante, ils sont estimés à 200 en 1947 par la JOC et la KAJ. Par la suite, le mouvement s’essouffle et ce nombre descend à 18 dans 17 fédérations sur les 20 que compte la JOC en 1956-1957. Le milieu des années 1950 est marqué par un regain de vitalité pour ces groupes et, en 1956-1957, 13 nouveaux GAT sont créés. Leur objectif est d’accueillir et d’encadrer les jeunes travailleurs et travailleuses dans le monde du travail en menant des actions sur les plans militants, syndicaux, moraux et religieux.

Les ACEC, comme d’autres entreprises de la région[3], voient rapidement la création de GAT. Les premières traces d’actions de la JOC aux ACEC sont ténues et empêchent de saisir exactement la portée de celles-ci. À la fin des années 1940, les archives comportent de rapides descriptions d’actions de militant. e. s ou de sympathisant. e. s. En 1948-1949, un procès-verbal de la section de Gilly-Sart-Culpart explique par exemple : « Aux A.C.E.C. (moteurs moyens) un sympathisant a groupé ses camarades J.T. [jeunes travailleurs] pour désencombrer les alentours de leurs métiers pour travailler plus facilement »[4]. Les sources n’en disent pas plus sur la personnalité de ce militant. L’extrait, et les autres exemples d’actions menées dans d’autres entreprises qui l’entourent, permettent cependant de saisir l’ambition de ces jeunes : ceux-ci veulent améliorer leurs conditions de travail par des initiatives pragmatiques.

Il faut ensuite attendre 1956, période de regain dans l’action de ces groupes comme nous l’avons mentionné plus haut, pour revoir, au travers des archives, un GAT actif aux ACEC. Au sein de la revue Notre Action, le plan d’action du groupe est présenté. Le GAT souhaite mener des études et des actions en lien avec le salaire des jeunes, la semaine de cinq jours et les cours du soir, ainsi que les congés payés jeunes. Il rejoint ainsi les préoccupations de l’époque en général et de la JOC en particulier qui œuvre également en faveur de ces thématiques. Enfin, ménageant un certain suspens, un week-end à destination des militant. e. s est annoncé, la date et le lieu restant encore à définir, l’objectif étant la création d’un GAT aux ACEC et le recrutement de nouveaux militants[5].

Sur le front du travail — bulletin des militants d’Action au travail, novembre 1956. CARHOP, fonds JOC nationale, boite « bulletins ».

Les archives présentent dans les fonds témoignent davantage des démarches de la JOC pour recruter de membres au sein des GAT que des actions de celui-ci. En effet, Le recrutement des militants parait ardu tout au long de l’existence du GAT et la stratégie à adopter fait l’objet de réflexions importantes. En juin 1961, un rapport de la réunion préparatoire de l’équipe fédérale signale qu’il faut repérer des jocistes militants dans différentes usines de la région, dont les ACEC. Le travail de constitution du groupe semble complexe. À cette fin, en 1964, la JOC de Charleroi s’emploie à entrer en contact avec de jeunes travailleurs de cette entreprise. Un premier courrier est envoyé en février par l’équipe fédérale aux sympathisants. Il détaille l’objet de la rencontre proposée aux futurs militants : faire connaissance, échanger sur les difficultés vécues dans le milieu du travail pour « enfin, [voir] ensemble de quelle façon nous allons transformer notre milieu de travail. » La volonté est de s’appuyer sur les jeunes eux-mêmes :

« La réussite de cette rencontre dépend de toi : dans la mesure où tu seras présent, tu n’auras pas peur de parler, de dire ton avis, tu es décidé à faire quelque chose. Au cas où tu hésiterais à participer à cette rencontre, pense aux jeunes de ton atelier, pense que si toi tu as peur de t’engager, la situation dans laquelle se trouvent les jeunes restera inchangée. »[6]

En 1964, la JOC de Charleroi semble vouloir mettre un coup d’accélérateur dans la mobilisation, l’affiliation des jeunes et la défense de leurs intérêts, et ce, principalement au sein des GAT. Pour ce faire, plusieurs lettres sont envoyées aux militants et retracent les autres actions mises en œuvre. Le bureau fédéral explique en juillet dans un courrier adressé aux jeunes des ACEC et des verreries avoir « (…) contacté des jeunes, nous les avons fait participer à la diffusion des enquêtes, nous avons réfléchi sur les proclamations. Ne serait-il pas intéressant de nous retrouver pour mettre en commun les différentes réalisations, pour faire le point et préparer notre plan de travail pour l’année 1964-1965. » La tâche ici encore semble difficile et une autre lettre est envoyée en octobre 1964 pour « pénétrer les milieux suivants : A.C.E.C, Fairey, Glaverbel Roux, Glaverbel Gilly, les employés » en invitant à une rencontre regroupant de jeunes travailleurs[7].

Ces efforts semblent porter leurs fruits, un GAT est actif l’année suivante dans l’entreprise. Lancé par quatre jocistes, il devient un groupe pluraliste composé de jeunes syndiqués de la CSC et de la FGTB. En effet, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des convergences naissent entre syndicats chrétien et socialiste et les affiliations se basent moins sur des critères philosophiques que sur des positions et des actions. Les combats communs se multiplient[8]. Aux ACEC, des liens étroits se tissent entre les délégations FGTB et CSC, bien que ce dernier reste minoritaire dans l’entreprise. Les ACEC sont d’une certaine manière à l’avant-garde des rapprochements qui naitront ailleurs dans les années suivantes.

G.A.T. A.C.E.C Groupe d’action au travail groupant des jeunes décidés de la FGTB et de la CSC, 13 janvier 1965 (CARHOP, fonds JOC Charleroi, boite IV ).

Pour faire connaitre ses actions et ses revendications, le GAT publie des feuillets et des courriers distribués au sein de l’entreprise. La situation des jeunes est au cœur de leurs revendications. En janvier 1965, une « mise au point » en lien avec un « statut des jeunes » adopté en commission paritaire[9] sort. Les documents consultés ne donnent malheureusement aucune information sur le contenu de ce « statut des jeunes ». La JOC dénonce alors l’attitude de FABRIMETAL qui semble vouloir intervenir au sein de l’entreprise, alors que d’autres négociations sont en cours :

« […] cette manœuvre visant à tromper les jeunes, cette commission paritaire est inutile.

1) Elle risque d’en limiter l’application ;
2) C’est une manœuvre de propagande pour abuser de la confiance des jeunes ;
3) Des négociations intéressantes sont en cours aux ACEC ;
4) Plusieurs entreprises de la région ont déjà appliqué le statut ;
5) Seulement si une difficulté persiste une conciliation doit se tenir au niveau de Fabrimetal.

Les jeunes veulent :
La discussion et l’application du statut au niveau de chaque entreprise.
L’union entre tous les travailleurs jeunes et adultes pour l’aboutissement de ces revendications.
Faire confiance à leurs délégués d’entreprise pour mener à bien les pourparlers entrepris dans notre usine.
JEUNES L’AVENIR NOUS APPARTIENT IL FAUT LE BATIR GRAND ET BEAU.
L’équipe GAT »

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