Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
L’histoire est jalonnée de moments clés : la loi relative aux bibliothèques publiques dite Loi « Destrée » du 17 octobre 1921 en est un. En précisant les règles de reconnaissance et de financement des bibliothèques publiques, elle affirme le principe d’un nouveau droit culturel à savoir l’accès gratuit aux livres et au savoir, pour tous et toutes, grâce aux bibliothèques publiques.
Jules Destrée (1863-1936) en a la paternité. Cette préoccupation dans son chef, n’est pas nouvelle. Avocat et homme de lettres, membre du Parti ouvrier belge, élu député en 1894, il rêve d’installer dans les lieux que fréquentent les ouvriers et ouvrières, comme les Maisons du peuple, une œuvre qu’il qualifie lui-même de « bienfaisance intellectuelle » à savoir une bibliothèque :
« Je donnerais vingt volumes. Cela ferait un premier noyau, le « fonds Destrée » autour duquel d’autres donations, des achats à certains jours, pourraient venir accroître peu à peu le substantiel réconfort de l’esprit. »[1]
Pour lui, l’émancipation économique et politique de la classe ouvrière ne peut se faire sans son complément, l’émancipation dans le domaine intellectuel, esthétique et moral[2]. Il insiste auprès des travailleurs et des travailleuses : « lisez des journaux mais aussi des livres ! »[3]
Dans les gouvernements d’Union nationale de l’immédiat après-guerre 1918, Jules Destrée est ministre des Sciences et des Arts de décembre 1919 à novembre 1921. Il est à la tête d’un département qui comprend également l’enseignement ce qui lui permet d’articuler l’instruction publique obligatoire et le développement culturel pour le monde ouvrier. La loi du 17 octobre 1921 insiste sur le rôle des bibliothèques publiques. « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école », déclare-il, dans l’Exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921.[4] En donnant accès aux livres, les bibliothèques publiques prolongent la formation reçue à l’école ; leur action bienfaisante s’inscrit aussi dans un contexte social nouveau. La loi des huit heures de travail par jour et 48 heures par semaine, revendication portée par le mouvement ouvrier socialiste depuis 1890, est promulguée le 21 juin 1921. Cette loi fixe à un maximum de huit heures, la journée de travail salariée. Pour la première fois, les travailleurs et travailleuses gagnent une certaine maîtrise du temps. Aller à la bibliothèque publique devient une manière noble d’occuper par la lecture ce temps libéré, en fréquentant les salles de lecture ou chez soi, grâce au service de prêt de livres.
Le centenaire de la Loi « Destrée » a suscité de nombreuses initiatives dans le réseau de la lecture publique : un colloque[5] retraçant le cadre et les enjeux de la lecture publique aujourd’hui ; des articles comme celui de Jean Lefèvre évoquant la genèse de la loi et l’évolution du service de la lecture publique avec les décrets de 1978 et de 2009 sur la lecture publique.[6] De nouvelles publications abordent l’histoire sous l’angle des politiques culturelles menées par la Province de Liège à partir de 1863[7] ou par la Province du Hainaut, avec sa Commission provinciale des huit heures de loisir des ouvriers, en 1919.[8]
La démarche suivie dans ce numéro de Dynamiques est double. Il s’agit en premier lieu de situer le développement de la lecture publique comme un élément d’une politique de démocratie culturelle. À ce titre, il complète les numéros de Dynamiques[9] consacrés aux universités populaires ou ouvrières, syndicales ou féministes ou ouvertes, comme outils d’émancipation des classes populaires. Bruno Liesen est le spécialiste de l’histoire de la lecture publique en Belgique. Sa contribution donne le cadre nécessaire pour comprendre l’émergence des bibliothèques publiques et les premiers soutiens des autorités publiques pour favoriser leur essor. La loi sur les bibliothèques publiques de 1921 est une étape importante, mais non suffisante pour assoir le développement d’un véritable réseau de lecture publique de qualité, ouvert et accessible à tous et toutes ainsi qu’une professionnalisation du métier de bibliothécaire.
Le deuxième axe porte sur l’exploration de ressources disponibles pour contribuer à l’histoire de la lecture publique. À travers quelques études de cas, ce numéro parcourt les collections disponibles dans les centres d’archives privées ou publiques, les traces conservées dans les bibliothèques elles-mêmes ou la quête de témoignages auprès de bibliothécaires ou animateurs et animatrices sur les missions contemporaines.
Ayant défini ce cadre, il nous semblait incontournable d’offrir une tribune à Jacques Gillen, historien et archiviste au centre d’archives privées, Le Mundaneum, pour présenter l’utopie portée par Paul Otlet et Henri La Fontaine, inventeurs de la Classification décimale universelle (CDU). Ils sont tous deux des protagonistes infatigables de son développement (au niveau mondial) et de son appropriation par les bibliothécaires (au niveau national). Leur influence se prolonge jusqu’à aujourd’hui, puisque la CDU reste le mode de classement adopté par le réseau de la lecture publique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour prolonger l’essai, Jacques Gillen suggère quelques pistes de recherches possibles à partir des collections et archives conservées au Mundaneum.
Le CARHOP, en tant qu’association d’éducation permanente, accorde une grande importance à la rencontre de témoins et à la valorisation de leurs expériences. Le bibliothécaire-directeur de la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, Dominique Dognié, est un témoin privilégié de l’évolution du métier de bibliothécaire qu’il exerce depuis 1989. Lors de notre rencontre, il évoque le passé de sa vénérable institution : la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode ouvre ses portes en mars 1859. Elle serait une des premières bibliothèques populaires d’initiative communale, accessible aux habitant.e.s. Ce bibliothécaire passionné par son métier, a sauvé au gré des circonstances, quelques traces de cette ancienne bibliothèque. L’occasion nous est ainsi donnée de répondre à l’appel à contribution lancé par Bruno Liesen, de réaliser une monographie sur cette initiative publique locale. L’article consacré à la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode retrace des fragments d’histoire de cette dernière. Créée comme prolongement des écoles primaires que la commune développe par ailleurs, elle est le fruit d’une volonté de conseillers communaux, militant pour l’instruction publique obligatoire, ainsi que de l’instituteur en chef des écoles primaires, qui s’y investit bénévolement. La bibliothèque populaire traverse les 19e et 20e siècles. Elle est reconnue et subventionnée en 1922-1923, en application de la Loi Destrée, ce qui lui donne un cadre organisationnel et professionnalise la fonction de bibliothécaire. Mais, ce sont le Décret du 28 février 1978, organisant le Service public de la lecture, et celui du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le réseau public de la lecture et les bibliothèques publiques[10], qui opèrent une démocratisation de l’accès à la bibliothèque en mettant le livre à la portée du public. Ensuite, les missions s’élargissent en mettant l’accent sur la pratique de la lecture, en renforçant la participation et le développement interculturel respectueux de la diversité des publics qui la fréquentent.[11]
L’accès au livre ne passe pas nécessairement par l’institution “bibliothèque”. Certain.e.s n’en poussent jamais la porte. Des associations d’éducation populaire font le relais. Les conteurs et conteuses descendent sur le terrain, rencontrent les enfants et les parents dans les parcs, aux abords des écoles. Ils proposent un livre, une histoire à lire ou à imaginer. L’asbl La Ruelle a une longue pratique de bibliothèque de rue dans les milieux populaires et précaires. La rencontre avec son ancien directeur, Charles Vandervelden met en avant, la méthode pour amener le livre aux publics, enfants et parents, les plus éloignés de cette pratique de la lecture. Vu le déménagement imminent de l’association, les archives ont été déposées au CARHOP où elles sont classées et inventoriées.[12] Dans l’article « Des livres à lire, des histoires à partager, l’aventure de l’asbl La Ruelle », Catherine Pinon croise le regard du témoin et les documents d’archive et retrace la démarche d’émancipation culturelle proposée par l’association, à partir du livre, de l’écriture et de la création artistique qui en constitue un prolongement. Plus que jamais, les centres d’archives privées sont donc des possibles réceptacles des pratiques socio-culturelles qui font la richesse des initiatives en éducation permanente.
Pour inviter le lecteur et la lectrice à aller plus loin, ce numéro de Dynamiques se clôture par une invitation à la lecture d’un ouvrage récent et de qualité sur les bibliothèques. Florence Loriaux nous fait partager sa lecture de l’étude de Jean-Jacques Messiaen, consacrée à la politique culturelle de la Province de Liège, qu’elle salue comme un bel ouvrage.
Notes
[1] DESTREE J., Bibliothèques ouvrières, Bruxelles, Bibliothèque de propagande socialiste, 1901, p. 20. Ce petit opuscule reprend des articles de Jules Destrée publiés entre 1899 et 1900 dans le Journal de Charleroi et dans le journal Le peuple.
[2] Idem, p. 4.
[3] Idem, p. 20-21.
[4] Projet de loi relatif aux bibliothèques publiques, document parlementaire n°208, déposé à la Chambre, le 6 avril 1921, https://www.lachambre.be/digidoc/DPS/K3074/K30740012/K30740012.pdf, page consultée le 11 décembre 2021. Voir aussi DELFORGE P., « La loi de 1921 sur les bibliothèques : Jules Destrée, le précurseur », PRESENCE ET ACTION CULTURELLES, « Politique de lecture publique. Nouveau décret, nouvelles pratiques de lecture en Fédération Wallonie-Bruxelles », n° spécial des Cahiers de l’éducation permanente, Bruxelles, PAC éditions, 2011, p. 15-19.
[5] Le centenaire des bibliothèques publiques en Belgique : la « loi Destrée de 1921 ». Regards croisés entre passé et avenir, réalisation et nouveaux enjeux, séance académique organisée par la Ville de Bruxelles pour commémorer les 100 ans de la loi Destrée, 6 décembre 2021, http://edmondmorrel.be/?p=4507, page consultée le 17 décembre 2021.
[6] LEFÈVRE J., Le centième anniversaire de la loi « Destrée » instituant les bibliothèques publiques, Bruxelles, Institut Emile Vandervelde, 2021. (Collection Etat de la question), https://www.iev.be/#/Note_Analyse/Le_centieme_anniversaire_de_la_loi_Destree_instituant_les_bibliotheques_publiques/22194, page consultée le 11 décembre 2021.
[7] MESSIAEN J.-J., Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Les Éditions de la Province de Liège, 2020.
[8] AGOSTI B., de BODT R., HOST M., PIERARD R., VANSTEENE D., 100 ans d’épopée culturelle en Province du Hainaut, 1919/2019. Aux sources des politiques culturelles : suffrage universel et action publique en matière d’éducation populaire, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2021.
[9] « Les initiatives d’éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante », Dynamiques, histoire sociale en ligne, n°4, décembre 2017, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/category/revue-0/revue-04/.
[10] Moniteur belge du 5 novembre 2009.
[11] FÜEG J.-F., « La lecture publique en Belgique francophone, à la croisée des chemins », Bibliothèque(s). Revue de l’Association des bibliothécaires de France, juin 2011, n° 56, p. 71-79, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/59998-56-nord-pas-de-calais.pdf#page=73, page consultée le 13 décembre 2021.
[12] PINON C., Relevé provisoire des archives de l’ASBL La Ruelle, Braine-Le Comte, CARHOP, 2021.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
COENEN M.-Th., « Introduction au dossier : Quand la bibliothèque (s’)émancipe ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.