François Welter (historien au CARHOP asbl)
La crise sanitaire et, dans une moindre mesure, le confinement sont vécus comme une expérience commune. L’intensité de leurs effets divergent en revanche selon les milieux sociaux et les secteurs d’activité économique. Pour les historien.ne.s de l’histoire sociale, cette période exceptionnelle est marquée par le questionnement, les doutes sur leur légitimité à déjà s’introduire dans le temps de l’analyse. Disposent-ils d’un recul suffisant, alors que nous sommes seulement aux prémices d’une crise ? Leur bagage méthodologique est-il suffisant ou doit-il se nourrir d’autres disciplines et expériences en sciences humaines ? Doivent-ils se tenir en retrait, avec le risque de laisser s’évaporer des traces précieuses d’expressions de craintes, de difficultés réelles, de mobilisations ? Au contraire, sont-ils des acteurs essentiels pour comprendre les phénomènes en cours, les interroger et, en cela, construire une base de réflexion nécessaire à la formulation de revendications, de projets d’émancipation ? Cette contribution a pour objet d’expliquer en quoi les crises socioéconomiques sont des moments névralgiques au cours desquels la discipline historique se pose avec d’autant plus d’acuité, par ses dynamiques internes et son propos, comme un outil d’analyse et un support à l’action collective.
L’histoire ouvrière et populaire par ses acteurs et actrices (la fin des années 1970)
Dans les années 1970-1980, après une décennie de plein emploi, la Belgique baigne dans une crise socioéconomique majeure. Aux effets dévastateurs du choc pétrolier de 1973, succèdent les restructurations d’une industrie vieillissante et les fermetures d’usines. La Wallonie, particulièrement, est touchée de plein fouet par la déliquescence de son économie, occasionnant de facto une crise sociale profonde. Des familles entières d’ouvrier.e.s sombrent dans la précarité. Le taux de chômage et de demandeurs d’emploi, l’inflation et le déficit public augmentent sensiblement. La concertation sociale, quant à elle, est mal en point : aux offensives patronales réclamant la nécessité de rétablir les conditions d’une compétitivité des entreprises, les syndicats opposent une attitude défensive, tâchant de protéger le niveau des rémunérations et des prestations sociales. En guise de réponses, les gouvernements successifs mènent depuis 1976 des politiques de redressement dont le contenu ne satisfait ni le patronat, ni les organisations syndicales[1].
Au sein du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), les Équipes populaires entrent dans une réflexion sur la crise économique dès 1976. Initiative innovante, elles entendent inscrire l’histoire ouvrière et industrielle « comme colonne vertébrale de la revendication sociale ». L’un de ses permanents, Guy Gossuin, entre en relation avec plusieurs historiens, dont certains sont déjà impliqués dans les formations organisées par le Centre d’Information et d’éducation Populaire (Institut supérieur de culture ouvrière – ISCO) et dont la conception de l’histoire s’articule autour de plusieurs fils rouges, à savoir : la nécessité de penser le passé politiquement et historiquement le présent, de construire une histoire qui s’émancipe de la culture et de l’idéologie dominante pour se consacrer aux dominés, de la concevoir à la fois comme une démarche collective et d’émancipation de ses sujets.
Des discussions et de ces rencontres nait l’idée de présenter une exposition consacrée à « l’Histoire ouvrière » à la rencontre nationale des Équipes populaires, en octobre 1977. Celle-ci s’articule selon la triple approche de la condition ouvrière, de l’action ouvrière et de la revendication ouvrière. En d’autres termes, une nouvelle déclinaison du « Voir-Juger-Agir », une méthode si chère à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Dans le même temps, l’historien du mouvement ouvrier, Hubert Dewez[2], intervient à propos de ce que dit l’histoire sur la crise en cours. L’exposition devient itinérante et rencontre un certain succès à Bruxelles et en Wallonie. Dans la foulée, les Équipes populaires et les historiens multiplient les initiatives : expositions régionales, enquête sur la vie ouvrière, etc. Surtout, ils constituent une cellule « Mémoire ouvrière », qui, par la suite, trouvera différents ancrages régionaux : Jumet, Brabant wallon, Seraing[3].
Page de couverture : Cellule mémoire ouvrière de Seraing, Des travailleurs témoignent. 1886-1986, s.l., CARHOP, 1986.
Avec les cellules « Mémoire ouvrière », c’est toute la démarche historique qui est repensée et s’ancre dans le travail en éducation permanente, comme l’explique Monique Van Dieren, permanente communautaire aux Équipes populaires :
[4]. La parole ouvrière et populaire, en ce qu’elle a de plus vivant, par ses témoins et ses acteurs directs, devient centrale[5]. Protagonistes et historien.ne.s donnent corps à une histoire jusqu’alors peu exprimée et/ou entendue. Les cellules « Mémoire ouvrière » contribuent à construire un récit collectif de ce qu’est le monde ouvrier, dans ses conditions de travail et ses revendications, sans toutefois exclure la parole personnelle. Elles construisent en cela des ponts entre un monde d’hier où de grandes luttes ont été menées par les travailleurs et travailleuses qui témoignent et les jeunes générations des années 1970-1980 qui connaissent les emplois précaires, le chômage et le détricotage de la sécurité sociale[6]. Ainsi, en s’appropriant leur histoire et en retraçant une chronologie – l’outil de base en histoire – les militant.e.s et (anciens) travailleur.euse.s créent une grille d’analyse de la crise alors en cours. Les exemples de filiation entre les phénomènes et luttes antérieurs et la situation des années 1980 ne manquent pas. En 1986, l’ouvrage que publie la cellule « Mémoire ouvrière » de Seraing est à cet égard éclairant. Il structure les témoignages de travailleurs autour de questions sociales que sont le travail sous ses différents aspects, les relations dans le milieu du travail, la vie quotidienne et l’immigration, pour, au final, leur conférer un prolongement contemporain. Symptomatique de cette méthode d’approche, la cellule « Mémoire ouvrière » de Seraing fait le constat en 1986 que « si aujourd’hui, on parle de société de consommation, société de loisirs, d’échec de la scolarité, d’échec de la concertation sociale, de société à deux vitesses, etc., ce n’est souvent que l’amplification d’éléments mis en place dans l’entre-deux-guerres »[7]. De ce point de vue, le processus d’éducation permanente alors en œuvre parait évident. Les cellules « Mémoire ouvrière » sont d’ailleurs reconnues par le décret de 1976[8], sous son chapitre II, jusqu’à leur extinction en 1988[9].
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