Patrick Balemba
Responsable de recherche et d’animation, Commission Justice et Paix
Introduction
Selon un rapport publié par l’Unicef et l’Organisation internationale du Travail (OIT) le 10 juin 2021, 160 millions d’enfants sont forcés de travailler dans le monde.[1] Et pour la première fois depuis vingt ans, ce nombre ne ferait que croître, sous l’effet de la pandémie.[2] L’Afrique sub-saharienne est la région du monde la plus touchée, le travail forcé y impactant un enfant sur cinq.[3] La République Démocratique du Congo (RD Congo) est concernée au premier plan par ce fléau, particulièrement en raison des multiples conflits qui sévissent dans l’Est du pays. En effet, la majorité des enfants associés aux forces et groupes armés (EAFGA) en RD Congo sont également exploités dans les mines artisanales. Dans cette contribution, nous allons rappeler les jalons juridiques qui sont censés protéger les enfants. Nous verrons ensuite en quoi existe-t-il justement un décalage entre cette protection légale et les réalités de terrain, de sorte que la RD Congo est loin d’en avoir terminé avec le travail des enfants. Enfin, nous nous essayerons à présenter quelques pistes de solutions.
Un passage à l’âge adulte violent et difficile
Les multiples conflits qui sévissent à l’Est de la RD Congo n’épargnent malheureusement ni les enfants ni les adolescents et de « nombreuses victimes de moins de 18 ans en font notamment partie ».[4] La plupart du temps, soit elles sont directement fauchées par les mines antipersonnelles[5], soit elles succombent des suites de leurs blessures dues aux balles et aux débris d’explosifs. Mais les jeunes se font également recruter et utiliser par des groupes armés, de gré ou de force pour servir d’esclaves ou de travailleurs et travailleuses dans des puits d’extraction minière artisanale.[6] Le plus souvent, ils sont obligés de travailler dans les mines dès leur plus jeune âge. Plus tard, ils deviennent des adultes qui n’auront jamais connu de période d’enfance ni d’adolescence. Il en découle, pour ces enfants, une banalisation de l’importance de la vie, que ce soit celles des personnes qui leur sont désignées comme des ennemis, ou la leur. Adultes, il leur devient encore plus difficile de quitter cette spirale de la violence (subir et reproduire) qui se renouvelle quotidiennement. Leurs rêves ont été dérobés, et la période de l’enfance se retrouve complètement escamotée.
Mécanismes juridiques pourtant jalonnés
Il existe pourtant plusieurs sources de droit, tant international que congolais, qui sont censées protéger les enfants du travail dans les mines et de la violence des conflits armés. Premièrement, en septembre 1990, la RD Congo signe la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant (CDE), qui est le traité international le plus ratifié par les États membres des Nations Unies. Elle établit des obligations juridiques claires quant à la promotion, la protection et la défense des droits de l’enfant sur le territoire des États signataires. Parmi ces obligations, l’article 32 prévoit que « Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ».[7]
Dans un second temps, la RD Congo ratifie également en novembre 2001 le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, en vertu duquel elle s’est engagée à promouvoir et à protéger les droits de l’enfant dans le cadre de ses politiques internes et externes et à agir dans le respect du droit international.
Ce Protocole facultatif stipule que les groupes rebelles ne devraient « en aucune circonstance » recruter les enfants de moins de 18 ans.[8] La RD Congo est également signataire depuis 1999 des Conventions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) n°138 (sur l’âge minimum, 1973) et n°182 (sur les pires formes de travail des enfants, 1999). La convention n°182 interdit, entre autres, « toutes les formes d’esclavage ou pratiques analogues, telles que la vente et la traite des enfants, la servitude pour dettes et le servage ainsi que le travail forcé ou obligatoire, y compris le recrutement forcé ou obligatoire des enfants en vue de leur utilisation dans des conflits armés ». [9]
En outre, l’ancien président de la RD Congo Laurent-Désiré Kabila (1997-2001) promulgue le 9 juin 2000 un décret-loi qui interdit le recrutement des enfants de moins de 18 ans dans les forces armées. Paradoxalement, il prend le pouvoir trois ans plus tôt avec une armée composée en bonne partie par des « Kadogo » (le terme « Kadogo » signifie « petit » en swahili et désigne donc les « enfants-soldats »). Ce décret-loi qui avait la vocation de résoudre définitivement le phénomène « Kadogo » acte la mise en place d’une Commission nationale de démobilisation et de réinsertion des personnes vulnérables, notamment des enfants-soldats qui sont aussi utilisés dans les exploitations minières, où les accidents sont fréquents à cause des normes de sécurité médiocres.
Enfin, la Constitution de la RD Congo du 18 février 2006, particulièrement en son article 123, point 16, veut accorder une place centrale à l’enfant en s’engageant à faire de la protection de ce dernier son cheval de bataille.[10] Elle souligne, en son article 42, l’obligation de l’État à protéger l’enfant « contre toute atteinte à sa santé, à son éducation et à son développement intégral ».[11] Une loi spéciale protégeant les enfants est promulguée en 2009 suite à de multiples pressions des associations.[12] En dépit de ces efforts, nous l’avons vu précédemment, de nombreux enfants sont encore exploités dans les mines. En théorie, il existe donc bel et bien des mécanismes de protection des enfants contre les abus liés au travail forcé dans les mines, mais en pratique, ceux-ci sont absents.
Quelles sont les raisons de cette situation ?
60 % de la population de la RD Congo a moins de 18 ans.[14] Cependant, seulement la moitié des enfants de 6 à 11 ans vont à l’école primaire.[15] De nombreux enfants vivent encore dans les rues, de jour comme de nuit. On estime actuellement à 20 000 le nombre des enfants de la rue dans la seule ville de Kinshasa.
À défaut de la scolarisation accessible et de tout encadrement des structures étatiques, la précarité paralyse la vie familiale traditionnelle. Les enfants, filles et garçons, sont en proie à l’esclavagisme moderne. Ils sont attirés par les adultes qui profitent de leur innocence et de leur fragilité d’un côté, et de l’absence de toute protection étatique effective de l’autre. Envoyés dans les mines par leurs parents précarisés ou, pour certain.e.s également, par souci « d’héroïsme », en quête de moyens de subsistance pour leur famille.
Leur petite taille est utilisée comme un atout pour se faufiler dans les plus étroites galeries souterraines inaccessibles aux adultes qui, contrairement aux enfants, savent mieux évaluer les risques fatals d’asphyxie ou d’éboulement. Les enfants sont exploités comme auxiliaires des creuseurs, par exemple en servant des repas, comme nettoyeurs de matériel ou comme transporteurs de lourds sacs de sable. Ces enfants sont également exposés à des maladies causées par les produits chimiques utilisés pour l’extraction minière, produits avec lesquels ils sont en contact fréquent, tels que le mercure, employé dans l’extraction de l’or.