Julien Dohet, historien et administrateur (IHOES)
« La coopérative a été la mère du mouvement associatif socialiste en Belgique »[1] écrit l’historien Jean Puissant. Retour sur cette réalité.
La coopération « à la belge »
Le développement des coopératives à la fin du 19e siècle est un phénomène international dont la création à Londres, le 19 août 1895, de l’Alliance coopérative internationale (ACI) est à la fois un aboutissement et un nouvel élan. L’ACI, qui existe toujours, a comme point d’origine les pionniers de Rochdale. Victor Serwy (qui a notamment été secrétaire de la Fédération des sociétés coopératives belges – FSCB), dit de ceux-ci que : « L’histoire des pionniers de Rochdale (…) est somme toute l’histoire du mouvement coopératif lui-même, non seulement en Angleterre où il est né, mais en Belgique et dans tous les pays. »[2] Influencés par la connaissance de théories socialistes, une poignée de travailleurs du textile de la ville de Rochdale se regroupent pour améliorer concrètement leurs conditions matérielles d’existence, tout en ayant une perspective plus large d’émancipation intellectuelle et de transformation radicale de la société. Ils fondent en 1844 une société coopérative qui pose les principes coopératifs encore appliqués aujourd’hui, à savoir : l’égalité (1 homme = 1 voix), la justice (ristourne liée aux achats et non au capital), l’équité (limitation des dividendes) et la liberté (possibilité de quitter la coopérative).
S’inscrivant dans un contexte international et s’inspirant de cette expérience concrète, le modèle belge va toutefois s’en distinguer en ajoutant une caractéristique qui lui est propre et suscite le débat. Le « patron » du Parti ouvrier belge (POB) Émile Vandervelde souligne cet élément complémentaire quand il évoque le Vooruit, coopérative gantoise qui servira de modèle au mouvement en Belgique : « Il est exact, en effet, que les fondateurs du Vooruit adoptèrent les principes fondamentaux formulés, dès 1844, par les Pionniers et se bornèrent, sauf quelques retouches de détail, à décider que les membres de la coopérative devraient adhérer au Parti Ouvrier et qu’une partie des bonis serait consacrée à la propagande socialiste. Cela suffit, d’ailleurs, pour engager la coopération belge dans des voies entièrement nouvelles »[3]. Cette voie nouvelle s’incarne dans la structure coopérative et son maillage de magasins et de maisons du peuple qui forment l’ossature d’un mouvement ouvrier centré sur le parti.
Colonne vertébrale du socialisme belge
En Belgique se produit un mouvement dialectique : d’une part, une auto-organisation des travailleurs afin de répondre à des besoins concrets immédiats et, d’autre part, une influence théorique de bourgeois liés au mouvement utopiste[4]. L’Association fraternelle des ouvriers tailleurs, fondée à l’initiative de Nicolas Coulon à Bruxelles le 16 avril 1849, est la première coopérative de production. Elle est rapidement suivie par d’autres coopératives, majoritairement de production, qui ont toutefois une existence éphémère. Dès 1854, il ne reste déjà presque plus aucune de ces diverses initiatives. La brève existence de l’Association internationale des travailleurs (AIT)[5] en Belgique, déterminante sur d’autres aspects, aura un impact quasi nul en matière de coopératives.
Le 18 mai 1873, la Belgique se dote d’une loi sur les coopératives. Elle offre la possibilité à nombre de structures commerciales très éloignées des principes de Rochdale de prendre ce statut juridique. Elle permet ainsi aux coopératives, en tant que l’une des branches du mouvement socialiste, de disposer d’un statut juridique, tandis que parti et syndicat demeurent des associations de fait. Ce statut juridique permet notamment au mouvement socialiste d’acquérir des bâtiments. Ce seront les maisons du peuple, à l’importance déterminante. « Dans la création d’une maison du peuple, l’objectif alimentaire et festif prévaut : améliorer l’alimentation de l’ouvrier dans un premier temps ; développer une stratégie d’implantation à proximité du consommateur dans un deuxième temps et organiser les loisirs ouvriers. La fonction éducative est plus discrète (…). Mais ce qui distingue les maisons du peuple (…), [c’est] qu’elles apparaissent comme des conquêtes, comme des lieux d’indépendance et de maturité, loin du rapport infantilisant de domination patronale, comme des constructions autonomes, des possessions autogérées, comme des bastions de solidarité et de dignité nés du sentiment de se réunir pour faire du pain, boire de la bière, s’amuser librement et en définitive ne pas être exploité »[6]. Dès le départ, la maison du peuple est conçue comme un ensemble très large permettant d’accueillir et de développer l’ensemble des activités des organisations et mouvements liés au POB. Son processus de construction ou d’achat implique les coopérateurs, y compris dans les travaux à réaliser.
Il faut attendre le dernier quart du 19e siècle pour que le mouvement coopératif prenne vraiment son essor en Belgique, avec une phase de développement exponentielle, qui sera toutefois stoppée provisoirement par la Première Guerre mondiale. Si elle n’est pas forcément la première, celle du Vooruit à Gand, fondée en 1880, sert de modèle dans le monde socialiste belge[7]. Comme le dit Émile Vandervelde, toutes les sociétés coopératives socialistes « (…) contribuent à la propagande socialiste en payant les affiliations de leurs membres au Parti et en mettant gratuitement des locaux à disposition des syndicats et des groupes politiques. (…) Il n’est pas douteux que le succès des coopératives belges du type Vooruit ait été pour beaucoup dans le revirement qui s’est produit en faveur de la coopération dans les milieux socialistes, vers la fin du siècle »[8]. L’historien Jean Puissant souligne combien l’aide à la grève dans le Borinage lors de la révolte de 1886 marque fortement les esprits et « explique, en partie du moins, le ralliement des ouvriers de la grande industrie wallonne (fer, charbon, verre) à la lutte politique, à la revendication du suffrage universel et au POB (…). En Wallonie, ce développement spectaculaire sauve même le POB d’une disparition totale en raison d’une scission entre pragmatiques arc-boutés sur les grandes boulangeries coopératives et impatients pour qui la grève générale doit rapidement amener la constitution d’une république à préoccupation sociale. De la république ou de la boulangerie, c’est cette dernière qui l’emporte et ce succès permet au POB de s’affirmer comme seul représentant légitime de la classe ouvrière et de mener le combat politique en son nom »[9].
Cette interpénétration des différentes organisations économiques et sociales est présente dès la naissance du Parti ouvrier belge survenue peu avant, en avril 1885, celui-ci étant créé à l’initiative de groupes politiques socialistes, mais aussi de syndicats, mutuelles et coopératives. La situation est telle qu’après seulement une dizaine d’années, en 1898, les députés socialistes Jules Destrée et Émile Vandervelde peuvent écrire : « Ce sont les coopératives qui fournissent au Parti Ouvrier la majeure partie de ses ressources, sous forme de cotisations, de subsides en cas de grève, de souscriptions en faveur de la presse socialiste et des autres œuvres de propagande (…). De même qu’il y a des curés, dans chaque village, pour la diffusion des idées catholiques, de même il y a des employés des coopératives, dans chaque centre industriel, pour la propagation des principes socialistes »[10].