L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre

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François Welter (historien, Carhop asbl)

Dans leur configuration spatiale, les manifestations sont certes des espaces de revendications, d’expression de messages politiques ; elles sont aussi des lieux de confrontations entre militant-es et les forces de l’ordre. Sous ce derniers aspect, les relations entre organisateurs et forces de l’ordre sont plus ou moins tumultueuses selon le contexte et la dynamique du mouvement social ; cependant, la possibilité laissée au citoyen par la Constitution de s’exprimer aboutit à la construction de pratiques militantes et policières évolutives permettant une occupation réglementée/contrôlée et, à terme, négociée de l’espace public.

INTRODUCTION

Le 6 novembre 2014, près de 100 000 manifestant-es se mobilisent à Bruxelles contre les politiques d’austérité du gouvernement Michel : les troubles en marge de la mobilisation provoquent 120 blessés du côté des forces de police et d’importants dégâts matériels (véhicules incendiés ou dégradés, panneaux et feux de signalisation détruits) ; le 24 mai 2016, dans la même ville, une manifestation nationale des trois principaux syndicats du pays réunit 60 000 personnes : l’affrontement entre une dizaine de casseurs et la police cause une vingtaine de blessés, 21 arrestations administratives et deux arrestations judiciaires. Ces dernières années, les médias se font surtout l’écho des violences en marge des mouvements sociaux et placent au second plan la dénonciation des politiques gouvernementales actuelles, marquées par l’austérité et les injustices sociales de plus en plus prégnantes. Bien qu’existants, ces dérapages doivent toutefois être étudiés à l’aune de leurs proportions réelles et des stratégies mises en œuvre pour, justement, les éviter. En effet, si l’histoire des mouvements sociaux en Belgique montre des débordements et des confrontations entre forces de l’ordre, voire l’armée, et manifestant-es, des regards croisés sur les trente dernières années tendent à revoir un jugement trop hâtif sur l’ampleur des troubles de l’ordre public dont la presse fait sa « Une ».[1]

Interroger des acteurs et les actrices de terrain et questionner leur vision paraissent un moyen adéquat pour définir ce qui est mis en oeuvre, tant par les organisateurs que par les forces de l’ordre, lors de la préparation et la tenue d’une manifestation, ainsi que l’évolution des pratiques et, in fine, l’efficacité de celles-ci. Les témoignages de Roland Dewulf, secrétaire politique du secrétaire général de la CSC de 1979 à 2008, et Vincent Gilles, président du SLFP Police depuis 2010, constituent de ce point de vue un matériau de base intéressant pour une approche sociohistorique de la gestion de l’espace public.

L’ORGANISATION DES MANIFESTATIONS : UNE GESTION INTANGIBLE

En tant qu’organisation structurante des institutions belges, la CSC dispose de moyens humains et logistiques, d’une part, et d’une ligne de conduite claire, d’autre part, pour mener des manifestations dans les rues.[2] D’après Roland Dewulf, le processus de ces trente dernières années est presqu’intangible au sein du syndicat chrétien. Une mobilisation telle qu’il s’en déroule régulièrement est d’abord le résultat d’une décision politique prise par les instances de la CSC. Elle a pour objectif de créer un rapport de force dans le cadre de négociations avec le gouvernement et/ou les interlocuteurs sociaux. [►] Et, lorsqu’une lutte en front commun est décidée, des quotas et un nombre de manifestants à mobiliser sont fixés, en concertation avec les autres syndicats et les fédérations. La suite de l’organisation est surtout le fruit d’une concertation avec le bourgmestre et les services de police. [►] Ceux-ci se montrent d’ailleurs proactifs dans la prévention de tout trouble à l’ordre public. Les sections « Renseignements généraux »[3] des zones de police s’informent préalablement des revendications portées par les manifestant-es, des militant-es présent-es et des personnes de contact parmi les organisateurs. Au cours de la manifestation, le dialogue est constant entre organisateurs et les services de police, en fonction des évènements qui surviennent à proximité ou au sein des cortèges. Les négociations préalables entre organisateurs et représentants de l’ordre ne sont toutefois pas un gage de manifestation pacifique. Le déroulement des évènements et la capacité des acteurs et actrices à réagir proportionnellement aux troubles influent sur la gestion de l’espace public. Au sein des cortèges qu’elle organise, la CSC dispose d’un service d’ordre, parfois des métallurgistes à la réputation pourtant sulfureuse dans la conscience collective, chargé d’encadrer les manifestant-es, de les prémunir de fauteurs de troubles extérieurs et, le cas échéant, de neutraliser ceux-ci en concertation avec les services de police. Mais, dans de telles circonstances, les choix de réaction sont encore décidés en collaboration avec les services de police.

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Bruxelles : un épicentre pour les mouvements sociaux

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Cédric Leloup (historien CARHOP asbl)

Capitale de la Belgique et siège d’institutions européennes, Bruxelles est aussi le théâtre récurrent de manifestations populaires sur des thématiques aussi diverses que variées. Des premières heures de l’indépendance à nos jours, son histoire est émaillée des actions de mouvements sociaux, tantôt pacifiques, tantôt violentes, mais toujours revendicatives. En ces temps où les manifestations populaires sont si souvent banalisées ou décriées, il est utile d’en évoquer les origines, l’évolution et les enjeux afin de comprendre leur sens au sein de notre démocratie.

Bruxelles, une capitale au cœur des manifestations

De nos jours, Bruxelles est la ville dans laquelle se déroulent le plus grand nombre de manifestations dans le monde.[1] Ce « record », bien que surprenant de prime abord, n’en est pas moins logique et s’explique par la place qu’occupe Bruxelles tant en Belgique qu’en Europe. Capitale belge depuis 1830, la ville constitue aussi le siège de la plupart des institutions européennes depuis la fin des années 1950. C’est également là que se situent les parlements des Communautés flamande et française, ainsi que celui de la Région de Bruxelles-Capitale. C’est donc tout naturellement vers elle que convergent les manifestations de citoyen-nes belges et européen-nes qui désirent faire connaître leurs opinions ou leurs griefs sur divers sujets aux décideurs politiques de ces multiples instances.

Dès les premières années de la Belgique indépendante, l’occupation de l’espace public bruxellois à des fins de contestation constitue un moyen de pression exercé par la population sur le gouvernement. Cette politique dite « des grandes voiries » est, dans un premier temps, employée par les libéraux contre leurs adversaires catholiques.[2] Elle est ensuite reprise de manière systématique par le Parti ouvrier belge (POB) fondé en 1885. Pour ce dernier, dépourvu de moyens importants et de possibilités d’expression, elle constitue un outil efficace permettant de faire entendre ses revendications, notamment l’obtention du suffrage universel, tout en sensibilisant à sa cause les quartiers populaires généralement hermétiques à toute propagande intellectuelle ou écrite. À ce moyen d’agitation socio-politique, les socialistes ajoutent la grève, ce qui renforce la cohésion et la solidarité au sein du mouvement, tout en rendant les couches populaires plus réceptives aux messages des meneurs.[3]

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