Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Alain Leduc et Matéo Alaluf évoquent l’un et l’autre, comme source lointaine de l’Université populaire de Bruxelles, l’expérience de l’Université syndicale de la régionale de la FGTB Bruxelles-Hal-Vilvorde. Ils soulignent le rôle moteur de son secrétaire régional, René De Schutter, dans cette initiative qui allie des intellectuels militants et le mouvement syndical, ce qui est novateur à l’époque. En quoi consiste cette « université syndicale » qui a laissé tellement de traces dans les mémoires des personnes qui s’y sont impliquées ? Les sources sont plutôt rares et difficilement accessibles : la presse syndicale en a fait écho. Les archives de l’ULB ont conservé un petit dossier reprenant des notes d’orientation présentant le projet et une revue de presse. Les écrits[1], les témoignages[2] de René De Schutter permettent de comprendre ses objectifs mais donnent peu d’informations précises. Quelques protagonistes[3] ont gardé des documents relatifs à cette expérience. Cet article n’a pour seule ambition que de compléter le panel des initiatives de formation pour adultes présentées dans ce numéro de la revue Dynamiques et de dessiner les contours de ce projet de formation. Un travail de compilation tant des souvenirs des protagonistes que de recherches d’archives reste à faire. Le sujet est loin d’être épuisé.
René De Schutter[4] devient secrétaire régional de la FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde à la fin de l’année 1966 et le reste jusqu’en 1976. Dans un entretien accordé à Guido Vanderhulst dans le cadre de l’histoire de la régionale[5], il souligne la singularité de la position de Bruxelles au sein de l’organisation syndicale où le poids et le pouvoir sont plutôt du côté des organisations professionnelles (les centrales) et du côté des pôles régionaux wallon et flamand. La régionale bruxelloise est surtout une structure de services : service chômage, office de droit social, animation des sections locales, mais prend aussi en charge des problématiques transversales. Le contexte de crise des années 1970 met en avant des questions que la régionale de Bruxelles a été la première à prendre en considération comme la dimension socio-économique de l’immigration (opération de régularisation des travailleurs clandestins). Elle mène aussi une réflexion sur l’urbanisme (logement, transport) et sur la nécessité d’un véritable projet d’expansion économique de la ville (reconversion, maintien du tissu industriel, etc.). Pour René De Schutter, la formation des militants est une de ses priorités : « j’étais très porté à faire de la formation. Et je pense qu’on a fait des choses tout à fait remarquables. Il y a un certain nombre de membres qui sont devenus délégués grâce à la formation, ou bien qui, étant délégués, sont devenus de meilleurs délégués. Il y a eu un lien entre les intellectuels, les universités, les journalistes et le monde syndical, grâce à la formation. Elle a été réelle et a influencé un certain nombre d’intellectuels et d’institutions dans la région »[6].
Développer une politique de formation
La formation des délégués est aussi une préoccupation constante de la régionale de Bruxelles-Hal- Vilvorde. Lors du congrès extraordinaire du 13 février 1971, l’assemblée insiste sur l’importance de ce volet de l’action syndicale : « en matière de formation, le Congrès souligne que l’effort devrait porter par priorité sur la formation des délégués et militants de base, en particulier sur le plan régional ».[7]Diverses initiatives existent comme une École des cadres à Vilvorde, des formations de base pour nouveaux mandatés ou des cours plus spécialisés dans les matières de sécurité et d’hygiène au travail, sans compter les formations organisées au sein des centrales professionnelles et au niveau de la FGTB nationale. Régulièrement, la presse syndicale invite les militants et militantes à s’y inscrire et à y participer.
Le besoin d’une formation de haut niveau
De ces expériences émerge le besoin d’une formation de haut niveau. Les militants expriment le souhait de pouvoir approfondir leurs connaissances et les modalités d’action : « c’est d’eux qu’est venue, au cours de l’année 1972, l’idée de cycles d’études prolongeant et approfondissant les matières qu’ils avaient eu l’occasion d’aborder. Ils exprimèrent le désir de voir l’organisation syndicale prendre en charge un nouveau type de formation qui, au-delà d’un simple acquis, leur permettrait de comprendre de manière critique les rouages de la société dans laquelle ils vivent. Ce souci coïncide d’ailleurs avec le rôle grandissant des structures syndicales dans la réalité sociale et la volonté maintes fois affirmée d’instaurer le contrôle ouvrier dans et hors de l’entreprise »[8]. Répondant à ce besoin latent, un groupe « porteur » se réunit pendant l’année sociale 1972-1973 et prépare les lignes directrices du projet. René De Schutter peut compter sur une équipe de militants, universitaires ou non, qui aborde tant les questions de la finalité de ce type de formation que des méthodes de construction du savoir (transmission ou co-construction, voire autogestion) et les contenus que doit traiter cette formation syndicale supérieure. Les modules de formation pour les délégués en sécurité et d’hygiène, organisés à partir de 1969 à la régionale, ont déjà permis d’expérimenter des méthodes d’apprentissage basées sur l’expérience et le savoir des travailleurs. Le modèle de la formation d’adultes mis en œuvre par Bertrand Schwartz au sein du Centre universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) à Nancy inspire les promoteurs. Matéo Alaluf et Anny Poncin se rendent régulièrement à Nancy pour observer et échanger sur les modalités afin de l’implémenter dans leurs propres initiatives de formation.[9]
Le programme de la formation s’élabore au sein d’un groupe de référence. Quatre modules sont retenus. Le premier, piloté par Roger Piette, porte sur l’économie politique. À côté de notions d’économie politique (formation des prix, des problèmes monétaires, « marché » de l’emploi, etc.), le programme vise surtout à introduire aux différents modèles de politique économique. Sont abordés la contradiction apparente entre l’économie et le social, le plein emploi et l’inflation, la consommation privée et publique, la planification nationale et les sociétés multinationales et le développement régional, etc. « L’économie politique est donc vue non comme une connaissance en soi, mais comme l’instrument d’une analyse critique de la réalité socio-économique. »[10] Ce groupe de travail « Économie » planche pendant plusieurs mois pour produire un syllabus qui reprend toutes ces notions..