CHATELLE Barbara (Étudiante, ISCO-CNE)
DE WANDELAER Christophe (Étudiant, ISCO-CNE)
WILLOT Samuel (Étudiant, ISCO-CNE)
Quel est donc cet endroit ? Comment cette utopie a-t-elle réussi à prendre forme au milieu du XIXe siècle ? Car ce qu’elle met en place est à contre-courant de ce qui existe dans le monde ouvrier à cette époque… Qu’est-ce donc que ce Familistère ? Qui est Jean-Baptiste André Godin ?
Pour ce sujet, les trois auteur.e.s travaillent sur de multiples ressources bibliographiques. L’œuvre de Godin traverse les âges et suscite de nombreux écrits. Ils et elle se plongent dans le sujet et le replace dans un contexte plus global. Commençant par présenter l’historique du Familistère de Guise et de Jean-Baptiste Godin, les auteur.e.s présentent ensuite les théories sociales dont il s’est inspiré pour mener son entreprise. Enfin, ils et elle analysent les avantages et les inconvénients de ces réalisations pour le groupe social concerné. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique du Familistère de Guise
Guise, avant d’accueillir le Familistère, est un village du Nord-Est de la France. Il se situe dans l’Aisne, département dont est également originaire Jean-Baptiste Godin. Né en 1817, ce fils de serrurier quitte l’école à onze ans pour rejoindre le petit atelier de son père. Puis, à 18 ans, il se rend dans d’autres ateliers en France afin de développer ses connaissances. Au cours de son périple, il découvre la misère ouvrière et estime qu’il y a une injuste redistribution des richesses.
En 1840, grâce à sa formation, il ouvre un atelier à Esquéhéries et dépose, dans le même temps, un brevet pour la production de poêle à charbon en fonte. Rencontrant rapidement un vif succès, Godin passe d’une production artisanale à une production industrielle. Il cherche un nouvel espace pour accueillir son industrie et choisit Guise. En 1846, le village accueille le siège d’activités des nouvelles industries Godin. L’activité de la manufacture se développe et emploie de plus en plus de personnes. Ainsi débute l’aventure du Familistère de Guise.
Sans être pauvre, Jean-Baptiste Godin est issu d’un milieu modeste. Découvrant le paupérisme ouvrier au début de son parcours professionnel, il réfléchit à la question sociale et y cherche des solutions. Ses réflexions l’amènent à s’intéresser au socialisme utopique et, plus particulièrement, à Charles Fourier.
Le socialisme utopique est un courant de pensées qui prend son essor au début du XIXe siècle et propose des solutions réformistes aux dégâts sociaux créés par la révolution industrielle. C’est, notamment, dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau que le socialisme utopique prend sa source. En effet, dans « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » et « Du contrat social », il affirme que l’homme est le produit de son environnement social et familial. Il considère que la société pervertit l’Homme. Il cherche donc à instaurer une justice sociale par le biais d’une organisation plus ou moins communautaire de la production. Ainsi, le socialisme utopique est caractérisé par la volonté d’expérimenter un nouveau modèle social et de créer une société idéale pour la bonification de l’Homme.
Charles Fourier concentre ses réflexions autour du logement. Dans son concept du « Phalanstère », il imagine une alternative aux difficiles conditions de vie des ouvriers. Sorte de micro-société close et composée d’un ensemble de bâtiments à usage communautaire, elle se forme par la libre association de ses membres. Pour Charles Fourier, les phalanstères formeront le socle d’un nouvel État. Chaque membre y exerce alternativement les différentes fonctions sociales de façon à éviter les méfaits de l’excès de spécialisation. Participation et démocratie sont ainsi placées au cœur de l’organisation du logement.Jean-Baptiste Godin considère que les ouvriers sont les détenteurs du mérite puisqu’ils sont les producteurs de la richesse. Partant de là, il souhaite leur épanouissement par l’amélioration des conditions de travail et de logement des familles ouvrières. Il décide donc d’expérimenter un modèle social inspiré du phalanstère en créant le « Familistère ». La famille, à la fois au sens restreint et élargi, constitue le cœur de l’organisation du logement.
Le Familistère est composé de trois bâtiments : une aile gauche, construite de 1859 à 1860, un bâtiment central, édifié de 1862 à 1865 et une aile droite, réalisée plus tard de 1877 à 1879. Les logements sont placés dans un immense rectangle avec, au centre, une grande cour intérieure. Avec cette architecture, Godin entend briser l’isolement de la famille ouvrière en favorisant les relations sociales dans le cadre d’un habitat collectif qu’il appelle le « palais social ». Godin est convaincu que la réforme sociale passe par la réforme de l’habitat. Ainsi, le Familistère constitue le socle d’une politique économique humaine, harmonieuse, solidaire et collective.
En plus, des multiples pavillons d’habitation collective, le palais comprend de nombreux équipements de service : des magasins, une buanderie, un jardin et des promenades, une crèche, un théâtre dans lequel sont organisés des spectacles, des concerts et des séances de débat. Godin prévoit également une piscine et une école. La cour intérieure est le lieu de vie des familistériens, elle accueille les bals dominicaux, ainsi que les fêtes annuelles du travail et de l’enfance. Via l’architecture du Familistère, Godin organise la vie des habitants dans l’objectif de permettre à ses employés de s’élever socialement et culturellement.
Les réalisations qui prennent place au sein du Familistère constituent les expérimentations de Godin. Il cherche à améliorer la vie de ses travailleurs en proposant ses solutions au paupérisme ouvrier. Sensible à l’idée de la redistribution des richesses produites, il teste une alternative à la société industrielle en offrant aux ouvriers le confort dont seuls les bourgeois peuvent alors bénéficier. C’est ce qu’il appelle « les équivalents de la richesse ». Cette expérimentation va même au-delà de l’organisation du logement.
À partir de la fin de années 1850, Godin crée des organismes permettant aux ouvriers de s’exprimer sur des questions qui les concernent : logements, organisation de la production, santé et collectivité. Il commence par mettre en place un système de protection sociale en créant des caisses de secours protégeant contre la maladie, les accidents du travail et assurant une retraite aux plus de 60 ans. Il instaure également un système de délégués d’usine. D’autres initiatives suivent et permettent de renforcer le processus de participation des ouvriers. En 1880, huit ans avant sa mort, Godin crée la « Société du Familistère de Guise, Association du Capital et du Travail ». Les ouvriers deviennent actionnaires et participent à la gestion et aux décisions. Ils deviennent ainsi propriétaires de l’usine et du palais. La coopérative fonctionne jusqu’en 1968, moment où elle reprise par l’entreprise Eifel. Aujourd’hui, la fabrique Godin est une société anonyme et une partie des logements sont privatifs.
Conclusion
Au travers de ses réalisations, Godin propose des alternatives aux dérives sociales du capitalisme. Il estime que l’ouvrier devrait posséder le statut social le plus élevé, puisque c’est lui qui travaille et, dès lors, produit les richesses. L’organisation du Familistère prend place dans cette idéologie. Elle doit permettre une élévation morale et intellectuelle du travailleur afin qu’il puisse retrouver l’estime de soi et son indépendance vis-à-vis de la société bourgeoise. De manière plus collective, il souhaite modifier la société, de façon pacifique, en favorisant la solidarité, la fraternité et le pacifisme grâce à un niveau de vie suffisant pour toutes et tous. En ce sens, les initiatives de Godin s’inscrivent dans une démarche réformiste et non révolutionnaire.
L’ensemble architectural est pensé pour encourager les bénéfices de la vie en communauté. La proximité est un élément qui caractérise le Familistère. Celle-ci permet un accès rapide à l’usine et un gain de temps pour les ouvriers, ce qui facilite leur accès à la culture. Cette proximité et la vie commune sont, pour Godin, un moyen d’élever les ouvriers et leurs familles dans l’échelle de la culture et de contribuer à l’émancipation collective. Le Familistère est donc, non seulement un souhait d’émancipation sociale, mais aussi une façon de combattre l’individualisme et les dégâts de la révolution industrielle.
D’autres réalisations s’ajoutent au cours du temps et renforcent l’élément de proximité au sein du Familistère, permettant alors aux ouvriers et à leur famille de vivre en harmonie avec leur environnement. Un magasin approvisionne, à bas coûts, tous les biens de nécessité courante. À la piscine, les enfants apprennent à nager et les familles accèdent à l’hygiène et à l’exercice du corps. Les espaces communs permettent aux familles de rangs sociaux différents de vivre ensemble. À l’intérieur des cours, les balcons sont conçus pour être des lieux de rencontre permanents entre ouvriers, quelle que soit leur position dans la hiérarchie de l’usine et, ce, afin de donner naissance à une réelle fraternité entre habitants du Familistère.
Pourtant, malgré la volonté émancipatrice de ces réalisations, en pratique, les expérimentations de Godin se heurtent à la complexité du réel. En effet, la contrepartie de cette vie communautaire est l’existence d’un perpétuel contrôle social. Tout le monde sait ce que disent et font les autres, ou encore ce qui se passe dans l’appartement d’à côté. La proximité devient alors promiscuité. Les fenêtres des appartements donnent un aperçu des intérieurs, ce qui force l’émulation au sein de la communauté des familistériens. Implicitement, chacun est poussé à entretenir correctement son logement, sans quoi l’individu risque la désapprobation de la communauté. C’est pourquoi les détracteurs de Godin décrivent cette architecture particulière comme « carcérale ». Elle permet une autodiscipline et une responsabilisation des habitants, ce qui rend inutile toute forme de police.
De par ses réalisations, Godin rentre pleinement dans les enjeux et débats qui animent le courant socialiste au XIXe siècle. Celui-ci peut être divisé en deux branches principales. Il y a, d’une part, le socialisme dit « utopique ». Résolument pacifique, il croit en la force des idées et en la coopération comme moteur du changement social. Puis, il y a, d’autre part, le socialisme dit « scientifique », notamment développé par Marx, qui avance la notion de lutte des classes pour changer la société.
S’il connaît une période d’apogée entre 1820 et 1870, le socialisme utopique trouve des échos dans de nombreuses expériences de communautés antérieures ou postérieures à cette époque. Pour Godin, le Familistère est avant tout une réponse à la question sociale et une expérimentation sociale.
Pour en savoir plus
« Aisne : le Familistère de Guise, véritable palais social », Franceinfo, fr. URL : https://www.francetvinfo.fr/sciences/histoire/aisne-le-familistere-de-guise-veritable-palais-social_2475852.html
« Cent ans d’expérimentation sociale », Le Familistère de Guise, familistere.com. URL : https://www.familistere.com/fr/decouvrir/cent-ans-d-experimentation-sociale
« Familistère », Itineris, TV5 Monde, 2010. URL : https://www.youtube.com/watch?v=HxpB0H2gGss
« Familistère », Ville de Guise, ville-guise.fr. URL : http://www.ville-guise.fr/familistere/
« Le Familistère de Guise », Passerelle(s), passerelles.bnf.fr. URL : http://passerelles.bnf.fr/batiments/familistere_planche.php
« Le Familistère de Godin : l’utopie réalisée », ORTF, 11 septembre 1974. URL : https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00540/le-familistere-de-godin-l-utopie-realisee.html
« Un palais social pour les ouvriers », L’histoire par l’image, histoire-image.org. URL : https://www.histoire-image.org/fr/etudes/palais-social-ouvriers
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Chatelle, B., De Wandelaer, C., Willot, S. « Le Familistère de Guise », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/