Le Familistère de Guise

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CHATELLE Barbara (Étudiante, ISCO-CNE)
DE WANDELAER Christophe (Étudiant, ISCO-CNE)
WILLOT Samuel (Étudiant, ISCO-CNE)

Quel est donc cet endroit ? Comment cette utopie a-t-elle réussi à prendre forme au milieu du XIXe siècle ? Car ce qu’elle met en place est à contre-courant de ce qui existe dans le monde ouvrier à cette époque… Qu’est-ce donc que ce Familistère ? Qui est Jean-Baptiste André Godin ?

Pour ce sujet, les trois auteur.e.s travaillent sur de multiples ressources bibliographiques. L’œuvre de Godin traverse les âges et suscite de nombreux écrits. Ils et elle se plongent dans le sujet et le replace dans un contexte plus global. Commençant par présenter l’historique du Familistère de Guise et de Jean-Baptiste Godin, les auteur.e.s présentent ensuite les théories sociales dont il s’est inspiré pour mener son entreprise. Enfin, ils et elle analysent les avantages et les inconvénients de ces réalisations pour le groupe social concerné. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.

Amélie Roucloux, formatrice

Historique du Familistère de Guise

Guise, avant d’accueillir le Familistère, est un village du Nord-Est de la France. Il se situe dans l’Aisne, département dont est également originaire Jean-Baptiste Godin. Né en 1817, ce fils de serrurier quitte l’école à onze ans pour rejoindre le petit atelier de son père. Puis, à 18 ans, il se rend dans d’autres ateliers en France afin de développer ses connaissances. Au cours de son périple, il découvre la misère ouvrière et estime qu’il y a une injuste redistribution des richesses.

En 1840, grâce à sa formation, il ouvre un atelier à Esquéhéries et dépose, dans le même temps, un brevet pour la production de poêle à charbon en fonte. Rencontrant rapidement un vif succès, Godin passe d’une production artisanale à une production industrielle. Il cherche un nouvel espace pour accueillir son industrie et choisit Guise. En 1846, le village accueille le siège d’activités des nouvelles industries Godin. L’activité de la manufacture se développe et emploie de plus en plus de personnes. Ainsi débute l’aventure du Familistère de Guise.

Les enjeux démocratiques

Sans être pauvre, Jean-Baptiste Godin est issu d’un milieu modeste. Découvrant le paupérisme ouvrier au début de son parcours professionnel, il réfléchit à la question sociale et y cherche des solutions. Ses réflexions l’amènent à s’intéresser au socialisme utopique et, plus particulièrement, à Charles Fourier.

Le socialisme utopique est un courant de pensées qui prend son essor au début du XIXe siècle et propose des solutions réformistes aux dégâts sociaux créés par la révolution industrielle. C’est, notamment, dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau que le socialisme utopique prend sa source. En effet, dans « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » et « Du contrat social », il affirme que l’homme est le produit de son environnement social et familial. Il considère que la société pervertit l’Homme. Il cherche donc à instaurer une justice sociale par le biais d’une organisation plus ou moins communautaire de la production. Ainsi, le socialisme utopique est caractérisé par la volonté d’expérimenter un nouveau modèle social et de créer une société idéale pour la bonification de l’Homme.

Charles Fourier concentre ses réflexions autour du logement. Dans son concept du « Phalanstère », il imagine une alternative aux difficiles conditions de vie des ouvriers. Sorte de micro-société close et composée d’un ensemble de bâtiments à usage communautaire, elle se forme par la libre association de ses membres. Pour Charles Fourier, les phalanstères formeront le socle d’un nouvel État. Chaque membre y exerce alternativement les différentes fonctions sociales de façon à éviter les méfaits de l’excès de spécialisation. Participation et démocratie sont ainsi placées au cœur de l’organisation du logement.Jean-Baptiste Godin considère que les ouvriers sont les détenteurs du mérite puisqu’ils sont les producteurs de la richesse. Partant de là, il souhaite leur épanouissement par l’amélioration des conditions de travail et de logement des familles ouvrières. Il décide donc d’expérimenter un modèle social inspiré du phalanstère en créant le « Familistère ». La famille, à la fois au sens restreint et élargi, constitue le cœur de l’organisation du logement.

Lithographie du Familistère publiée dans J.-B.A. GODIN, Solutions Sociales, Guillaumin, Paris, 1871.
Lithographie du Familistère publiée dans J.-B.A. GODIN, Solutions Sociales, Guillaumin, Paris, 1871.

Le Familistère est composé de trois bâtiments : une aile gauche, construite de 1859 à 1860, un bâtiment central, édifié de 1862 à 1865 et une aile droite, réalisée plus tard de 1877 à 1879. Les logements sont placés dans un immense rectangle avec, au centre, une grande cour intérieure. Avec cette architecture, Godin entend briser l’isolement de la famille ouvrière en favorisant les relations sociales dans le cadre d’un habitat collectif qu’il appelle le « palais social ». Godin est convaincu que la réforme sociale passe par la réforme de l’habitat. Ainsi, le Familistère constitue le socle d’une politique économique humaine, harmonieuse, solidaire et collective.

Photographie anonyme, 1890. Collection Familistère de Guise.

En plus, des multiples pavillons d’habitation collective, le palais comprend de nombreux équipements de service : des magasins, une buanderie, un jardin et des promenades, une crèche, un théâtre dans lequel sont organisés des spectacles, des concerts et des séances de débat. Godin prévoit également une piscine et une école. La cour intérieure est le lieu de vie des familistériens, elle accueille les bals dominicaux, ainsi que les fêtes annuelles du travail et de l’enfance. Via l’architecture du Familistère, Godin organise la vie des habitants dans l’objectif de permettre à ses employés de s’élever socialement et culturellement.

Photographie anonyme, vers 1889. Collection Familistère de Guise.
Photographie anonyme, vers 1889. Collection Familistère de Guise.
Photographie anonyme, vers 1889. Collection Familistère
de Guise.

Les réalisations qui prennent place au sein du Familistère constituent les expérimentations de Godin. Il cherche à améliorer la vie de ses travailleurs en proposant ses solutions au paupérisme ouvrier. Sensible à l’idée de la redistribution des richesses produites, il teste une alternative à la société industrielle en offrant aux ouvriers le confort dont seuls les bourgeois peuvent alors bénéficier. C’est ce qu’il appelle « les équivalents de la richesse ». Cette expérimentation va même au-delà de l’organisation du logement.

Photographie anonyme, 1899. Collection Familistère de Guise.

À partir de la fin de années 1850, Godin crée des organismes permettant aux ouvriers de s’exprimer sur des questions qui les concernent : logements, organisation de la production, santé et collectivité. Il commence par mettre en place un système de protection sociale en créant des caisses de secours protégeant contre la maladie, les accidents du travail et assurant une retraite aux plus de 60 ans. Il instaure également un système de délégués d’usine. D’autres initiatives suivent et permettent de renforcer le processus de participation des ouvriers. En 1880, huit ans avant sa mort, Godin crée la « Société du Familistère de Guise, Association du Capital et du Travail ». Les ouvriers deviennent actionnaires et participent à la gestion et aux décisions. Ils deviennent ainsi propriétaires de l’usine et du palais. La coopérative fonctionne jusqu’en 1968, moment où elle reprise par l’entreprise Eifel. Aujourd’hui, la fabrique Godin est une société anonyme et une partie des logements sont privatifs.

Conclusion

Au travers de ses réalisations, Godin propose des alternatives aux dérives sociales du capitalisme. Il estime que l’ouvrier devrait posséder le statut social le plus élevé, puisque c’est lui qui travaille et, dès lors, produit les richesses. L’organisation du Familistère prend place dans cette idéologie. Elle doit permettre une élévation morale et intellectuelle du travailleur afin qu’il puisse retrouver l’estime de soi et son indépendance vis-à-vis de la société bourgeoise. De manière plus collective, il souhaite modifier la société, de façon pacifique, en favorisant la solidarité, la fraternité et le pacifisme grâce à un niveau de vie suffisant pour toutes et tous. En ce sens, les initiatives de Godin s’inscrivent dans une démarche réformiste et non révolutionnaire.

L’ensemble architectural est pensé pour encourager les bénéfices de la vie en communauté. La proximité est un élément qui caractérise le Familistère. Celle-ci permet un accès rapide à l’usine et un gain de temps pour les ouvriers, ce qui facilite leur accès à la culture. Cette proximité et la vie commune sont, pour Godin, un moyen d’élever les ouvriers et leurs familles dans l’échelle de la culture et de contribuer à l’émancipation collective. Le Familistère est donc, non seulement un souhait d’émancipation sociale, mais aussi une façon de combattre l’individualisme et les dégâts de la révolution industrielle.

D’autres réalisations s’ajoutent au cours du temps et renforcent l’élément de proximité au sein du Familistère, permettant alors aux ouvriers et à leur famille de vivre en harmonie avec leur environnement. Un magasin approvisionne, à bas coûts, tous les biens de nécessité courante. À la piscine, les enfants apprennent à nager et les familles accèdent à l’hygiène et à l’exercice du corps. Les espaces communs permettent aux familles de rangs sociaux différents de vivre ensemble. À l’intérieur des cours, les balcons sont conçus pour être des lieux de rencontre permanents entre ouvriers, quelle que soit leur position dans la hiérarchie de l’usine et, ce, afin de donner naissance à une réelle fraternité entre habitants du Familistère.

Pourtant, malgré la volonté émancipatrice de ces réalisations, en pratique, les expérimentations de Godin se heurtent à la complexité du réel. En effet, la contrepartie de cette vie communautaire est l’existence d’un perpétuel contrôle social. Tout le monde sait ce que disent et font les autres, ou encore ce qui se passe dans l’appartement d’à côté. La proximité devient alors promiscuité. Les fenêtres des appartements donnent un aperçu des intérieurs, ce qui force l’émulation au sein de la communauté des familistériens. Implicitement, chacun est poussé à entretenir correctement son logement, sans quoi l’individu risque la désapprobation de la communauté. C’est pourquoi les détracteurs de Godin décrivent cette architecture particulière comme « carcérale ». Elle permet une autodiscipline et une responsabilisation des habitants, ce qui rend inutile toute forme de police.

De par ses réalisations, Godin rentre pleinement dans les enjeux et débats qui animent le courant socialiste au XIXe siècle. Celui-ci peut être divisé en deux branches principales. Il y a, d’une part, le socialisme dit « utopique ». Résolument pacifique, il croit en la force des idées et en la coopération comme moteur du changement social. Puis, il y a, d’autre part, le socialisme dit « scientifique », notamment développé par Marx, qui avance la notion de lutte des classes pour changer la société.

S’il connaît une période d’apogée entre 1820 et 1870, le socialisme utopique trouve des échos dans de nombreuses expériences de communautés antérieures ou postérieures à cette époque. Pour Godin, le Familistère est avant tout une réponse à la question sociale et une expérimentation sociale.

Pour en savoir plus

« Aisne : le Familistère de Guise, véritable palais social », Franceinfo, fr. URL : https://www.francetvinfo.fr/sciences/histoire/aisne-le-familistere-de-guise-veritable-palais-social_2475852.html

« Cent ans d’expérimentation sociale », Le Familistère de Guise, familistere.com. URL : https://www.familistere.com/fr/decouvrir/cent-ans-d-experimentation-sociale

« Familistère », Itineris, TV5 Monde, 2010. URL : https://www.youtube.com/watch?v=HxpB0H2gGss

« Familistère », Ville de Guise, ville-guise.fr. URL : http://www.ville-guise.fr/familistere/

« Le Familistère de Guise », Passerelle(s), passerelles.bnf.fr. URL : http://passerelles.bnf.fr/batiments/familistere_planche.php

« Le Familistère de Godin : l’utopie réalisée », ORTF, 11 septembre 1974. URL : https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00540/le-familistere-de-godin-l-utopie-realisee.html

« Un palais social pour les ouvriers », L’histoire par l’image, histoire-image.org. URL : https://www.histoire-image.org/fr/etudes/palais-social-ouvriers

 

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Chatelle, B., De Wandelaer, C., Willot, S. « Le Familistère de Guise », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/

 

Les révoltes de 1886 et la grande enquête sur la « question sociale » en Belgique

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DEMOL Nadine (Étudiante, ISCO-CNE)
GERARDI Laurence (Étudiante, ISCO-CNE)

Que se passe-t-il en 1886 en Belgique pour que la colère populaire s’exprime dans la violence ? Quelles en sont les conséquences sur le monde politique ? Qu’est-ce que « la question sociale » ?

Le premier sujet sur le Familistère de Guise décrit une expérimentation du socialisme utopique. Avec les révoltes de 1886 en Belgique, c’est l’occasion d’avoir un aperçu de son meilleur ennemi, le socialisme scientifique. Contrairement au socialisme utopique, ce courant idéologique ne cherche pas à réformer le système capitaliste. Il prône plutôt son renversement par une révolution ouvrière. Ses penseurs sont à l’origine de la Première Internationale qui cherche à unifier la classe ouvrière par-delà les frontières des nations. Au XIXe siècle, les conditions de vie et de travail difficiles pour les ouvriers et leur famille, leur représentation politique insuffisante et insatisfaisante, ainsi que la création de grands centres urbains et industriels encouragent la diffusion de cette idéologie. Une nuance toutefois pour ce sujet car, si de par leur ampleur et leur violence, les révoltes belges de 1886 rencontrent une forme de conflictualité décrite par certains penseurs du socialisme scientifique, il ne s’agit pas d’une révolution. En effet, à aucun moment les grévistes n’ont cherché à se structurer en groupes politiques au sein des usines afin de prendre le pouvoir, ni à récupérer l’outil, à savoir la machine, pour se réapproprier les moyens de production. On assiste plutôt à la destruction spontanée de ce qui constitue, pour eux, les agents de leur misère.

Dans un premier temps, les auteures reviennent sur les conditions de vie de la classe ouvrière en Belgique. Elles détaillent ensuite le déroulement des événements de 1886. Elles en expliquent le point de départ ainsi que la manière dont ils se sont étendus dans les bassins industriels belges. Ensuite, elles présentent les différentes manières dont le monde politique réagit. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.

Amélie Roucloux, formatrice

Historique des révoltes de 1886 et de la grande enquête sur la « question sociale » en Belgique

Le 18 mars 1886, à Liège, un petit groupe d’anarchistes organise une manifestation pour célébrer le quinzième anniversaire de la Commune de Paris. Le Bourgmestre, Julien d’Andrimont, évalue mal l’ampleur possible de l’événement et donne son autorisation. Or, ce ne sont pas quelques dizaines mais plus d’un millier de personnes qui se rassemblent sur la place Saint-Lambert. Semblant anecdotique au préalable, cette manifestation est l’étincelle qui met le feu aux poudres et enflamme, en quelques jours, l’ensemble des bassins industriels belges.

Les enjeux démocratiques

À partir du milieu des années 1860, les penseurs du socialisme scientifique créent des structures pour soutenir la mise en œuvre de leurs idées, notamment via la mise en place de groupements internationaux. Ceux-ci, trouvant un terreau fertile dans la misère sociale, popularisent les idées révolutionnaires dans le monde ouvrier. Des mouvements de contestation et de révolte font progressivement leur apparition et déstabilisent le pouvoir en place. En 1871, la révolte parisienne, connue sous le nom de la Commune de Paris, ébranle la Troisième République naissante. À partir de 1873, l’économie mondiale entre dans une crise profonde ce qui renforce les mouvements de contestation au niveau international. Début des années 1880 aux États-Unis, les ouvriers se mobilisent au sein des syndicats pour réclamer la journée de huit heures. À Chicago, leur action donne naissance à la fête du premier mai. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, des mouvements radicaux et contestataires prennent pied au sein de la misère créée par la révolution industrielle.

En Belgique, la crise économique entraine une forte baisse des salaires et un accroissement du chômage. S’y ajoute une absence de politique sociale et, pour les ouvriers et les ouvrières, des conditions de travail extrêmes et des journées pouvant durer jusqu’à 13 heures. Au niveau politique, en 1886, ce sont les suffrages censitaires et capacitaires qui sont d’application. Seules les personnes payant le cens ou passant un test électoral peuvent voter. Ainsi, la majorité de la population belge, dont les ouvriers, n’est pas représentée dans les instances politiques. Les conditions de vie difficiles et l’absence de relais politique créent un cocktail explosif et attisent les tensions dans le pays. Dès l’appel à la manifestation, le ton est donné. Les anarchistes rédigent des tracts et dénoncent l’inégale répartition des richesses.

Le jour de la manifestation, l’anarchiste Wagener prend la parole et déclare :Suite à ces déclarations, le peuple s’enflamme et la ville s’embrase. Pillages, vitres en éclats, départs de feu. Après une nuit d’affrontements, Wagener et 46 autres personnes sont arrêtées.

19 mars 1886,

Des mouvements de grève s’étendent dans différents bassins industriels liégeois. Pendant plusieurs jours, l’armée et la gendarmerie occupent les points stratégiques (maisons communales, gares, carreaux de charbonnages, passages à niveau) et s’opposent aux ouvriers. Pour calmer la situation, des arrêtés communaux sont promulgués et intiment de fermer les fenêtres ainsi que les portes donnant sur la voie publique ; imposent un permis de circulation délivré par le bourgmestre pour pouvoir se déplacer ; et ferment les bars à partir de 19 heures.

24 mars 1886,

Le tribunal correctionnel de Liège juge « l’affaire des anarchistes de la soirée du 18 mars à Liège » et prononce une trentaine de condamnations pour des délits relatifs aux émeutes.

Du 18 au vendredi 26 mars 1886,

Liège et ses environs vivent les moments les plus importants de l’insurrection. Puis, le mouvement de révolte s’estompe dans les communes populaires liégeoises et apparait du côté de la Sambre.

25 mars 1886,

Une grève éclate au charbonnage du « Bois communal » de Fleurus suite au refus du patron d’augmenter les salaires. Les ouvriers exigent que le trait soit remonté avec sa trentaine de mineurs. Ensemble, ils rejoignent leurs collègues de la société du « Nord de Gilly » pour y faire également remonter le trait. Le nouveau groupe, ainsi constitué, se rend ensuite à la société « d’Appaumée » à Ransart afin d’y enclencher, là aussi, une grève. Rencontrant les réticences des ouvriers, ils menacent de couper le trait s’il n’est pas remonté. Bien que n’étant pas suivi par l’ensemble des ouvriers, le mouvement de grève prend de l’ampleur et ferme un à un les différents charbonnages des environs. Le bourgmestre de Charleroi, Jules Audent, envoie les forces de l’ordre aux entrées Nord et Est de la ville afin de bloquer l’accès au centre-ville. Des arrêtés de police sont promulgués pour limiter les rassemblements en rue.

26 mars 1886,

Faute de main d’œuvre, les houillères de Charleroi cessent leurs activités. Un millier de grévistes, armés, se rassemblent sur la place de Gilly. La foule se dirige vers les « Usines Robert » et la « Verrerie Brasseur ». Les grévistes détruisent les machines des usines. Dans l’après-midi, la « Verrerie Jonet » est détruite, les entreprises verrières de Dampremy sont ravagées. À Jumet, 6000 personnes se rendent à la « Verrerie Baudoux » et la détruise par les flammes. Les grévistes se rendent ensuite au domicile privé des Baudoux. Choqués par l’opulence du lieu, ils s’emparent de l’habitation et dérobent le champagne, le vin, les soieries, les tenues de cérémonie, tout ce qui représente une valeur à leurs yeux et dont ils se sentent privés malgré un travail acharné.

Certains se dirigent vers la demeure des Mondron où toute la famille est réunie. Le propriétaire des lieux calme les grévistes en leur distribuant du pain et de l’argent.

Le pays noir s’enflamme. La brasserie Binard, détenue par le bourgmestre de Châtelineau, les verreries de l’étoile, les hauts fourneaux de Monceau-sur-Sambre, le puits n°4 du Ruau et le Martinet sont pris d’assaut. Dans la soirée, des grévistes incendient la Glacerie de Roux. Dépassé par les évènements, le gouvernement rappelle des milliers de réservistes de l’armée et charge le général Vander Smissen de rétablir l’ordre.

Nuit du 26 au 27 mars 1886,

Le général Vander Smissen arrive sur place et ordonne à ses troupes de rétablir l’ordre et de mettre fin aux émeutes. Il autorise les habitants à prendre les armes pour se défendre eux-mêmes. On voit apparaitre des milices bourgeoises armées de fusils de chasse et de révolvers. Les troupes patrouillent dans les environs de la ville afin de prévenir toutes révoltes. À Roux, des grévistes rencontrent une patrouille qui ouvre le feu. Plus d’une dizaine de personnes y laissent la vie.

Lithographie, Le Monde illustré, 10 avril 1886

28 mars 1886,

La situation est toujours incontrôlable. L’ensemble du bassin industriel de Charleroi est traversé par des émeutes et il est impossible de protéger autant de lieux simultanément. Une grande partie des charbonnages, verreries, brasseries, demeures patronales et abbayes sont pillées et détruites. Au petit matin, les habitants de Charleroi peuvent lire des affiches apposées la veille et émanant du bourgmestre Jules Audent. Elles somment les gens de rester chez eux.

Ailleurs, dans les communes de la région, des arrêtés d’interdiction de rassemblement sont instaurés.

29 mars 1886,

Une cérémonie pour l’inhumation des victimes se déroule à Roux sous haute surveillance. Une stèle leur est dédiée et, aujourd’hui encore, on commémore leur mémoire. Le 30 mars, la grève continue, mais perd de sa vigueur. Progressivement, le calme revient dans le pays noir et le travail reprend le 5 avril 1886.

15 avril 1886,

Un arrêté royal institue la Commission du travail. Elle est chargée d’ouvrir une enquête sur les conditions socio-économiques des travailleurs. En effet, en raison de l’ampleur, la rapidité et la violence des émeutes, le gouvernement prend la décision de s’intéresser à la question sociale. Jusque-là, en Belgique, aucune législation sociale n’existe permettant de protéger les travailleurs et d’améliorer leurs conditions de vie. L’enquête dévoile alors des conditions de vie et de travail difficiles pour les travailleurs.

La Commission s’arrête notamment sur les conditions de travail des femmes et des enfants. Le terme « enfant » est employé pour toute personne en dessous de 16 ans. Dès l’âge de 16 ans, ils sont considérés comme « femme » ou « homme ». Le travail des femmes et des enfants n’est jamais lié à la production. Il est plutôt lié à des charges moins lourdes, c’est-à-dire le nettoyage des sols, des fours, emballer des marchandises, etc. Ce travail soi-disant « léger » reste, à la longue, lourd pour des enfants. Le tout pour un salaire au tiers d’un salaire normal. Malgré leur plus petite capacité à développer une force musculaire, les femmes et les enfants travaillaient autant d’heures sur la journée que les hommes. Dans les industries métallurgiques, la production ne peut être interrompue, elle doit continuer 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. La durée du travail est en moyenne de 11 à 13 heures par jour ou par nuit.

Les travaux de la Commission d’enquête s’étendent entre avril 1886 et juin 1887. La Commission emploie deux techniques pour mener son enquête dans le milieu ouvrier : l’oral et l’écrit. Mais la tâche est gigantesque et les méthodes de récolte de données sont variées.

Conclusion

Avec les émeutes de 1886, le monde politique belge prend conscience du profond malaise social et politique qui existe dans le pays. Il prend également conscience du danger à laisser la situation en l’état et cherche alors à se connecter à une réalité qu’il connait peu et comprend mal. C’est sur base des résultats de la Commission du travail (et du conflit social qui reste latent pendant quelques années encore) que des réformes et des lois de protection ouvrière sont promulguées à partir de 1887. Les lois se succèdent et portent tant sur les rémunérations que sur les conditions de travail. Ainsi, en 1889, le travail industriel est interdit aux enfants de moins de 12 ans et leur journée de travail est limitée à 12 heures. En 1905, le repos du dimanche est instauré dans les entreprises industrielles et commerciales. En 1911, le travail de nuit est interdit pour les femmes.

Il existe, aujourd’hui en Belgique, une législation sociale qui protège les travailleurs. Qu’il s’agisse de la durée hebdomadaire du temps de travail ou de la limitation du travail des femmes et des enfants, tous ces conquis sociaux trouvent leurs origines dans les révoltes de 1886 et dans la grande enquête sur la « question sociale » mise en place par le monde politique.

Durant près d’un siècle, socialisme utopique et scientifique se livrent une lutte acharnée au niveau intellectuel, mais ne connaissent pas une popularité simultanée. À partir des années 1870, la notion de lutte des classes prend pied dans le monde ouvrier, qui délaisse alors la possibilité d’une collaboration constructive entre patrons et employés. L’idée s’ancre dans les esprits que la lutte des classes est intrinsèque à un système économique qui ne répartit pas équitablement les moyens de production, et donc les richesses. Violences et destructions ne sont pas le mode d’expression prioritaire des mouvements sociaux, mais les réflexions sur les inégalités accompagnent le développement du système capitaliste et restent mobilisatrice de mouvements contestataires.

Pour en savoir plus

Jean PUISSANT, « 1886, La contre-réforme sociale », dans Cent ans de droit social belge, dans À l’enseigne du droit social belge. Revue de l’Université de Bruxelles, 1978, n° 1-3, 3e éd., pp. 11-85.

Éliane GUBIN, « Les enquêtes sur le travail en Belgique et au Canada à la fin du 19e s », dans La question sociale en Belgique et au Canada XIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp.93-121. URL : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2008/DL2378317_000_f.pdf

Jean-Pierre NANDRIN, « La Genèse du droit social Belge », dans La Question sociale en Belgique et au Canada XIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp. 23-134.

Anne MORELLI, José GOTOVITCH, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique et au Canada, P.I.E. Peter Lang, 2007.

Marie DECELLE, « Les troubles de 1886 : un aperçu des ressources documentaires du Carhop », CARHOP, 2006, URL : https://www.carhop.be/images/Troubles_1886_M.DECELLE_2006.pdf.

« Les émeutes ouvrières de mars 1886 », dans Histoire(s) & patrimoine de Charleroi, s.d., URL : https://www.charleroi-decouverte.be/pages/index.php?id=425, Copyright © http://www.charleroi-decouverte.be / F. Dierick.

Luc DENYS, « L’enquête de 1886 en Belgique : un système capitaliste dépourvu de restrictions légales », dans Revue du Nord, France, 1974, URL : https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1974_num_56_222_3266 – consulté le 29/04/2019.

« 1er mai 1886 ; Une grève tragique à Chicago inspire la Fête du Travail », net Le média de l’histoire, France, URL : https://www.herodote.net/almanach-ID-834.php.

« Le règne de Léopold II (1865-1909) », vivreenbelgique.be, Belgique, URL : https://www.vivreenbelgique.be/12-a-la-decouverte-de-la-belgique/le-regne-de-leopold-ii-1865-1909.

Jonathan LEFEVRE, 1886, première grande révolte ouvrière en Belgique, Solidaire (en ligne), URL : https://www.solidaire.org/articles/1886-premiere-grande-revolte-ouvriere-en-belgique.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Demol, N., Gerardi, L., « Les révoltes de 1886 et ka grande enquête sur la “question sociale” en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10, septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/