Cécile Boss (Chercheuse en sciences de l’éducation, Erhise, Université de Genève)
Cet article entend explorer une facette de l’histoire du coopérativisme au sein des milieux pédagogiques de la Suisse romande du début du 20e siècle. La première partie se penche sur l’histoire du mouvement coopératif dans cette région, mettant en lumière ses origines, ses fondements ainsi que les figures et groupes politiques qui ont contribué à diffuser ses idées. La deuxième partie examine la place du coopérativisme au sein du mouvement pédagogique, en se concentrant sur le parcours d’enseignants et d’enseignantes engagés.
Pour éclairer ces éléments, cet article s’appuie sur des sources biographiques et des travaux qui documentent les engagements de ces femmes, notamment ceux liés au coopérativisme. En quête de compréhension du contexte social et militant qui les entourent, il explore les archives de plusieurs lieux emblématiques des mouvements pédagogiques et s’appuie sur une analyse de la presse de l’époque. L’attention est portée sur la période entre 1918 et 1930, marquée par une adhésion et une intensité importante vers le coopératisme, tant sur le plan politique que parmi les pédagogues. Notons cependant que les sources qui permettent de comprendre les engagements des membres de la communauté pédagogique restent rares, et que si cet intérêt pour le coopératisme se reflète dans leur pédagogie, il s’exprime à travers un éventail de traces de natures variées et parfois incomplètes. Au même titre que le coopérativisme au sein de l’histoire ouvrière suisse romande[1], il semble que cet engagement n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie.
Histoire du mouvement coopératif en Suisse romande
Le terme « mouvement coopératif »[2] désigne les initiatives coopératives nées au 19e siècle en Suisse. Ces initiatives, incarnant ce que nous comprenons comme une adhésion au « coopératisme », sont examinées ici, bien qu’il n’existe pas de terminologie unifiée pour définir ce mouvement. Comme c’est le cas pour plusieurs autres régions d’Europe centrale, il ne s’agit pas d’un mouvement structuré univoque. Chatriot, pour la France, évoque les « coopérateurs » du « mouvement coopératif »[3] et souligne que, bien que le coopératisme soit surtout lié à la gauche, des groupes ou économistes de droite s’emparent aussi du sujet. En Suisse, bien que le mouvement coopératif soit majoritairement progressiste, il présente une dualité : une faction tire ses racines du mouvement ouvrier, favorisant la socialisation, tandis qu’une autre émerge de la philanthropie bourgeoise, privilégiant diverses formes de redistribution et d’aide aux plus démunis, parfois avec une teinte de paternalisme[4].
Cet article se concentre principalement sur le coopératisme de gauche, comme une dimension présente dans les mouvements sociaux suisses romands au début du 20e siècle, tel le mouvement ouvrier, le socialisme chrétien, le socialisme et le pacifisme chrétien[5].
Ce mouvement s’appuie sur deux piliers complémentaires, le mouvement ouvrier et le socialisme chrétien protestant. Différents groupes périphériques contribuent aussi progressivement au mouvement. Parmi eux figurent des protestants engagés qui ne se reconnaissent pas dans des groupes partisans ou syndicats, tels que les quakers, également connus sous le nom de membres de la Société des Amis, les partisans du « Christianisme pratique »[6], du mutualisme et du solidarisme[7]. En Suisse romande, le mouvement du socialisme chrétien représente un centre névralgique significatif pour le mouvement coopératif au début du 20e siècle. Ouvert à toutes confessions, mais avec une base protestante, puisque fondé par des pasteurs et théologiens, il est étroitement lié aux milieux pacifistes à Genève et au mouvement ouvrier[8]. Ses origines coïncident avec la création du pacifisme chrétien en Suisse à la fin du 19e siècle en Suisse[9]. De nombreuses initiatives découlent du socialisme chrétien, avec lequel certains partisans de la gauche protestante se sentent davantage en phase que dans le socialisme laïque[10].
Le mutualisme
Désigne un système social dans lequel les membres d’une association à but non lucratif s’assurent mutuellement contre certains risques ou se promettent des prestations moyennant le versement d’une cotisation. Il valorise la prévoyance et l’entraide, et, à la différence de l’épargne, elle est un moyen de prévoyance collective, qui a été longtemps la forme privilégiée adoptée par les ouvriers pour se garantir contre les risques sociaux[11]. Nées de cette doctrine, des mutuelles scolaires apparaissent dans le système de l’enseignement primaire français vers 1880 pour inculquer concrètement aux élèves les principes de solidarité sociale, de prévoyance et d’épargne. Par exemple, on compte sur des écoles où les enfants sont des cotisants, et on tente par divers bais de transformer l’école en entreprises économiques miniatures. En Franche-Comté, des écoles investissent leur fonds dans des opérations de reboisement. Ces expérimentations pédagogiques vont influencer le fonctionnement des coopératives scolaires, notamment en France[12].
Figures clé du mouvement
Au 19e siècle, des penseurs comme Charles Fourier (1772-1837), des précurseurs de l’anarchisme tels que Joseph Proudhon (1804-1865) et le théoricien du mouvement coopératif français Charles Gide (1847-1932)[13] propagent les idées du coopératisme et du mutualisme, des concepts repris par la suite au cours du 20e siècle. Ces idées trouvent également écho chez certains pédagogues de l’éducation nouvelle, notamment en Suisse romande, où l’intérêt pour les idées de l’anarchisme, du mutualisme et du socialisme utopique est marqué[14].
Quant au mouvement socialiste-chrétien, il se développe en Suisse grâce à des personnalités telles que le député socialiste et pasteur Paul Pflüger (1865-1947)[15], le pasteur Leonhard Ragaz (1868-1945) et l’enseignante Hélène Monastier (1882-1976). Leonhard Ragaz, théologien réformé français résidant en Suisse, est connu pour être l’un des fondateurs du mouvement en Suisse alémanique, ainsi que pour son engagement en faveur de la paix. De son côté, Hélène Monastier, enseignante à l’École Vinet de 1904 à 1943, œuvre auprès de jeunes apprenties et ouvrières à la Maison du peuple à Lausanne. Créée en 1916 par la société coopérative du Cercle ouvrier lausannois, la Maison du peuple est un lieu de réunion et de culture ouvrière. Hélène Monastier crée un groupe local de socialistes chrétiens à Lausanne et préside la Fédération romande des socialistes chrétiens dès 1914[16].
L’émergence du socialisme chrétien coïncide avec une période de diffusion de courants de pensée de gauche dont celui du coopératisme. En 1910, Paul Passy (1859-1940), l’un des fondateurs du mouvement socialiste chrétien en France, est à Lausanne pour une tournée de conférences. Sous son impulsion, un groupe de personnes se rassemble à la Maison du Peuple, dont quelques ouvriers italiens et suisses autour de différentes personnalités proches des Unions chrétiennes. Cette petite assemblée, dont l’intention n’est pas de créer un parti, fonde le groupe des socialistes chrétien romand, rassemblant alors plusieurs pédagogues qui s’intéressent aux idées du mouvement coopératif. Hélène Monastier y participe et rapporte :
« Notre classe d’étude ouverte largement […] fut longtemps un foyer d’études vivantes et variées. Les pionniers de Rochdale et la Coopération, Proudhon, Marx, Fourrier. Toute l’histoire du socialisme et du syndicalisme y passa »[17].
D’autres personnalités marquent ces divers engagements, notamment Albert Thomas (1878-1932), issu du socialisme français[18], premier directeur du Bureau international du travail (de l’OIT) et proche des milieux pédagogiques suisses romands[19].