Travail hier et aujourd’hui à Lubumbashi. Perspectives générales

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Donatien Dibwe dia Mwembu
Professeur d’histoire, Université de Lubumbashi

Introduction

En 2001, nous avons organisé une exposition autour du thème « Travail hier et aujourd’hui ». La question fondamentale qui a milité en faveur de ce thème était celle de savoir ce qu’était devenu le travail dans la mémoire des travailleurs et travailleuses après une longue période de crise politique, économique et sociale qu’a connue la République démocratique du Congo (RD Congo). Cette crise a été marquée par la politique improductive de la zaïrianisation en novembre 1973, le processus de démocratisation amorcé en avril 1990 avec son cortège de violences (les incidents sanglants sur le campus universitaire de Lubumbashi, le pillage systématique du tissu économique urbain, le conflit interethnique katangais-kasaïen, etc.). À l’époque, comme maintenant, le « hier » signifie non seulement le passé lointain, la période précoloniale et coloniale, mais aussi le passé récent dans la période postcoloniale.

Notre communication s’intéresse à la représentation du travail dans la mémoire des ouvriers de la ville de Lubumbashi, principalement ceux de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), devenue Générale des carrières et des mines (Gécamines) en 1967. Elle prend pour point de départ le dialogue entre deux représentants de générations et de mondes de travail différents, à savoir un père, ancien retraité de l’UMHK, et son fils, ingénieur et travailleur actif au sein de la même entreprise, actuellement Gécamines. Le vieux travailleur retraité de l’UMHK ne comprend pas comment un salarié, ingénieur de surcroît, ne soit pas capable de nourrir convenablement sa famille et de se loger. Car en fait, l’ingénieur en question continue à loger dans la maison paternelle avec ses trois enfants. Le vieux travailleur raconte comment, à son époque, la sécurité sociale était assurée à tout travailleur, quelle que fût sa catégorie professionnelle. La situation présente que vit son fils est dramatique. Il en découle que le travail d’aujourd’hui tue plus qu’il ne fait vivre le salarié.

La question principale autour de laquelle se focalise cette communication est celle de savoir ce qu’a été le travail et comment il a évolué au cours des trois périodes classiques de l’histoire de la RD Congo, à savoir, la période précoloniale, la période coloniale et la période postcoloniale.

La période précoloniale

Le travail apparaît à toute la communauté humaine comme une occasion pour l’émancipation de l’être humain, une libération dans la mesure où l’être humain se soustrait de la tutelle d’autrui et est désormais maître de son destin, vole de ses propres ailes et affirme ses responsabilités et sa maturité dans la satisfaction de ses propres besoins. Les enquêtes menées auprès des anciens travailleurs des grandes entreprises locales montrent qu’avant leur recrutement à destination du Haut-Katanga industriel, les Congolais.e.s s’adonnent principalement aux activités agropastorales. Néanmoins, certaines activités industrielles peuvent exister également, nous le détaillerons par la suite.

De manière générale, la terre est une propriété collective, clanique. Les Congolais.e.s ignorent habituellement le travail salarié et le travail profit. Le travail pratiqué est le plus souvent un travail utilitaire au profit de la communauté familiale et dont l’objet est la production des biens de consommation, la mise en œuvre des matériaux nécessités par l’habitat, les objets ménagers ou la culture. En d’autres termes, on ne travaille pas pour l’amélioration du rendement, encore moins pour une rémunération quelconque. Ici, chaque membre participe au devenir du groupe, à son bien-être, à sa survie.

La situation est semblable en ce qui concerne les populations autochtones du site de Lubumbashi, les Batemba et les Bena-Kasaka du chef Kaponda, qui travaillent aussi en vue d’assurer leur vécu quotidien. Elles disposent des moyens techniques adéquats pour exécuter leurs activités agricoles et industrielles. Les travaux agricoles (la cueillette, la pêche, la chasse, l’élevage et l’agriculture) ont lieu pendant la saison des pluies, d’octobre à avril, tandis que les travaux industriels (la récolte de la malachite et du bois, la fonte du cuivre et enfin la fabrication des croisettes[1]) par les « mangeurs » de cuivre sont effectués pendant la saison sèche, de mai à septembre.[2] À la différence des travaux agropastoraux, l’exploitation minière artisanale a un objet de profit puisque les produits fabriqués, à savoir les fils de cuivre, les houes, les balles de fusil, les bracelets et les célèbres croisettes sont aussi vendus localement et aux populations étrangères.[3] Les populations autochtones exploitent ainsi plusieurs mines à ciel ouvert (énormes trous de marmite) sur les sites de Kalukuluku, Rwashi, etc., et ailleurs dans le reste du Sud-Est de l’espace qui sera dénommé province du Katanga à partir de 1910.[4] Le développement à la fois agricole et industriel a un impact positif sur la création, l’organisation et le développement du royaume de Garenganze sous le règne du roi M’Siri.[5] Bunkeya, la capitale de ce royaume, est devenue un centre commercial important à cause des activités économiques qui s’y déroulent. L’avènement de la colonisation met un terme à l’existence du royaume de M’Siri, après l’assassinat de ce dernier en 1891. Ensuite, la création du Comité spécial du Katanga en 1900 dépossède les autochtones de leur droit d’exploiter et de jouir de leurs ressources du sous-sol. À partir de ce moment, interdites désormais de « manger le cuivre », les populations autochtones se contentent uniquement des activités agropastorales.

La période coloniale (1885-1960)

L’année 1910 marque un tournant décisif dans l’histoire de la RD Congo. Le Congo belge passe alors de l’économie de la cueillette (ivoire, caoutchouc) à celle de l’exploitation minière industrielle. L’émergence du monde industriel moderne provoque une grande mobilité des populations, avec comme conséquence de profonds bouleversements des structures démographiques. Les migrations, d’abord forcées et ensuite volontaires, renforcent le déséquilibre démographique entre les deux nouveaux mondes différents, mais complémentaires : le milieu rural agricole dans lequel prédomine le travail dit traditionnel et, le milieu urbain industriel, bastion du travail dit moderne.

    • Le monde rural

Le monde rural doit jouer, au début de l’industrialisation, le rôle à la fois de reproduction de la force de travail et de grenier pour le développement économique de la ville, puisqu’il faut nourrir les travailleurs engagés dans des entreprises industrielles. Les paysans sont également astreints à des travaux forcés, communément appelés travaux d’ordre éducatif, dont fait partie notamment la culture de coton. Ils sont indépendants mais à la solde des sociétés cotonnières dans le cadre des cultures obligatoires. En dehors des cultures obligatoires, ces paysans s’occupent aussi des cultures dites facultatives (manioc, maïs, arachides, haricots, etc.) dont les produits sont destinés aux centres de consommation dans les espaces industriels. Le travail dans le milieu rural n’est plus tourné uniquement vers la consommation de la communauté rurale, mais aussi vers la vente aux seules sociétés cotonnières (pour le coton) et aux sociétés minières et industrielles implantées dans les centres urbains.

Le monde rural doit alors faire face à deux politiques coloniales diamétralement opposées. D’une part, une production vivrière abondante est nécessaire pour nourrir la main-d’œuvre africaine urbaine de plus en plus nombreuse. D’autre part, on assiste à la mise sur pied d’une politique de sous-peuplement et de sous-développement des milieux ruraux au profit du milieu industriel qui a besoin d’une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse pour son développement. Ainsi dans les villages, les gens sont-ils désormais obligés de payer leur impôt de capitation en argent et non plus en nature. Pour ce faire, ils doivent soit vendre leurs produits agricoles soit se faire engager dans des entreprises minières, industrielles et commerciales. En 1927, par exemple, les autorités de l’UMHK ont refusé d’acheter les produits agricoles des Congolais.e.s, tentant par cette mesure de forcer les engagements dans les mines.[6]

Le milieu rural va alors connaître un exode massif, fruit de la mise en place des stratégies de répulsion, notamment les travaux obligatoires et l’institution de l’impôt en argent, afin de décourager les villageois et les contraindre à quitter leur village. Beaucoup d’études ont été consacrées, entre autres, à ce problème.[7]

On assiste par ailleurs, au début des années 1930, à un conflit « mines-coton » opposant l’UMHK aux sociétés cotonnières qui entravent l’émigration des travailleurs mariés vers les centres urbains.[8]

    • Le monde industriel moderne

Dans le Haut-Katanga industriel, Élisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) va naître parce que l’UMHK décide d’y implanter sa première usine pour le traitement du cuivre près de la rivière Lubumbashi. La présence d’un cours d’eau à fort débit pour ravitailler ses usines et le passage sur ce même site du chemin de fer en provenance du Cap sont des facteurs déterminants qui militent en faveur de ce choix.

L’implantation de l’UMHK provoque la création et le développement de petites et moyennes entreprises, filiales industrielles, commerciales et agricoles. Leur présence suscite des recrutements massifs (obligatoires d’abord et volontaires plus tard) de main-d’œuvre congolaise et africaine (d’autres pays du continent) et leur concentration dans des foyers industriels.

Le début de l’industrialisation s’accompagne de mauvaises conditions de travail et de vie des populations ouvrières. Le logement défectueux et grégaire, le travail exclusivement manuel avec des outils de production rudimentaires, l’alimentation déficiente, l’absence d’un équipement approprié et l’absence de sécurité sur le lieu de travail, etc., engendrent des taux de morbidité et de mortalité très élevés, à telle enseigne que le Haut-Katanga industriel est considéré comme le pays de la mort. Le travail lui-même apparaît aux yeux des travailleurs africains comme une forme déguisée d’esclavage. D’où l’expression « kazi ni butumwa » (le travail c’est l’esclavage).

Le travail est rendu d’autant plus dur que le séjour de l’Africain dans le centre industriel ne doit pas dépasser une année. Ainsi le travailleur africain doit-il être pressé et rejeté comme un citron. C’est donc une épave qui rentre dans son village où l’attendent les travaux champêtres. Dans ces conditions, la désertion s’avère être une forme de résistance passive de la part des travailleurs autochtones.

À partir de la fin des années 1920, l’UMHK change sa politique de gestion de la main-d’œuvre africaine. Poussée par des nécessités économiques, elle met un terme au système de travail migrant de courte durée, imité de l’Afrique du Sud, et adopte une politique de stabilisation. Cette politique sociale ne peut pas réussir sans la « complicité » involontaire des femmes africaines. Leur présence et celle des enfants sont par conséquent tolérées dans les centres industriels. C’est le phénomène connu sous le terme de la (re)constitution des ménages. Bien qu’exclues du circuit économique moderne, les femmes sont considérées par les grandes entreprises coloniales comme le socle de leur développement. Il faut rendre attrayants les camps des travailleurs en améliorant le logement et en l’adaptant à la taille des familles des travailleurs, en améliorant la quantité et la qualité de l’alimentation, en améliorant les infrastructures médicales, en créant des écoles pour les enfants et des foyers sociaux pour les femmes des travailleurs. Une fois dans les camps de travailleurs, les femmes changent de statut social. Elles ne sont plus des femmes paysannes, mais bien des femmes ménagères. Elles se sentent dépouillées des charges rurales : l’eau de robinet remplace la rivière ; la ration alimentaire remplace les travaux de champs ; la distribution du bois de chauffage et de cuisson au camp remplace la recherche du bois en forêt. Les femmes ménagères sont considérées par leurs époux comme des « bibi sultani » (femmes-reines)[9] ou des femmes oisives. Au fur et à mesure que les conditions de vie et de travail s’améliorent, la vie dans les centres industriels s’améliore aussi et devient attrayante, les taux de morbidité et de mortalité baissent. Les camps industriels, jadis dévoreurs des personnes, connaissent des taux de natalité élevés et donc un accroissement naturel de plus en plus positif.

La rémunération des travailleurs comprend deux rubriques : le salaire en nature, le plus important (logement, ration alimentaire, enseignement, soins médicaux, travaux d’assainissement de l’environnement), et le salaire en espèces, considéré comme l’argent de poche, un salaire de misère.

« En 1949, note Michel Merlier, l’Union minière évalue le coût moyen d’une journée d’ouvrier à 76,84 francs dont 24,98 francs seulement en espèces. Le reste se décompose comme suit : 31,41 francs pour les avantages en nature (ration et logement), 9,82 francs pour les charges imposées par l’État (école, soins), 2,98 francs pour divers avantages indirects et 7,65 francs pour l’administration et l’entretien des camps ».[10]

Tableau « La cheminée de la Gécamines fume ! » de G.K. Louis, Lubumbashi, 2001 (Collection Bogumil Jewsiewicki).[11]

Le salaire en espèces offert au travailleur est donc de loin inférieur au salaire en nature. La grève des travailleurs africains de décembre 1941 est un signe de leur mécontentement par rapport au salaire de misère qu’ils perçoivent à la fin du mois.

La création des syndicats après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, va contribuer tant bien que mal à l’amélioration des conditions de vie et de travail. Les syndicats, porte-parole et défenseurs des intérêts des travailleurs, s’érigent alors en des espaces appropriés de négociations et de réduction de l’arbitraire des employeurs. Au cours des années 1950, le travail semble assurer une certaine aisance auprès du travailleur. Aussi l’expression « kazi ni butumwa » est désormais remplacée par « kazi ndjo baba, ndio mama » (le travail, c’est mon père, c’est ma mère) ou encore « kazi ndjo buzima bwa muntu » (le travail, c’est ça la vie d’une personne).

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Mémoire orale de la question du travail au Congo belge. Les salariés congolais, de 1940 à 1960, entre les instruments de l’assimilation et la mise à distance coloniale : une nouvelle classe sociale

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François Ryckmans
Journaliste,  a suivi l’Afrique Centrale pour la RTBF de 1991 à 2010

L’essor des villes coloniales, avec un apartheid de fait entre la ville blanche et la cité noire, et l’existence d’une importante population de salariés – avec 40 % des hommes à la fin des années 1950, il s’agit du plus haut pourcentage de l’Afrique subsaharienne –, sont deux caractéristiques essentielles de la colonisation belge.

Ceci éclaire de façon essentielle la question du travail au Congo belge, avec la naissance d’une nouvelle classe sociale qui dispose des instruments de l’assimilation et qui s’approche du mode de vie européen, mais qui est dans le même temps mise à distance, et même souvent humiliée, par le monde colonial. Cette évolution fondamentale explique en grande partie la décolonisation rapide et violente de 1960.

Introduction

Pour cet exposé, nous nous sommes basés sur la série de reportages radio réalisés pour la RTBF en 2000, et à partir desquels nous avons publié un livre, réédité et augmenté en 2020.[1]

Les récits des Blancs sur la période coloniale étaient nombreux, mais nous avions peu de témoignages de Congolais : leur point de vue était méconnu.[2] L’idée était donc d’interviewer des Congolais adultes en 1960, pour qu’ils racontent leur Congo belge comme ils l’ont vécu.

Plus de trente longs récits de vie, du maçon au futur ministre. C’est une mémoire intacte et fiable. Avec valeur d’histoire. Et en creux, se révèle ainsi un formidable dévoilement du système colonial…

Un récit choc : l’espace colonial, la ville blanche et la cité noire séparées

L’espace colonial est fondé sur l’ordre colonial. C’est un espace structuré par l’économie et donc par sa vitrine visible, le travail. C’est le moment fort de la description de la ville coloniale par les Congolais : la ville blanche et la cité noire, deux communautés séparées, et le couvre-feu à 21 heures, un couvre-feu absolu, avec interdiction d’allumer la lumière et de circuler, même dans la « parcelle ».

Mathieu Kuka décrit la ville blanche et la cité noire. À l’époque, il est « clerk », le terme qui désigne un employé administratif.

Nous sommes dans ce cas à Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, mais il en va de même dans toutes les villes et dans les zones économiques, comme les grandes plantations ou dans les petits centres où vivent des Européens.

 

Interview de Mathieu Kuka

« À 18 heures ! Quand il est 18 heures, aucun Blanc ne peut rentrer à la cité, et aucun Noir ne peut aussi monter en ville. À 18 heures. Et on fouillait les gens… À 18 heures, vous n’êtes plus autorisé de rentrer en ville. Mais alors les boys (les domestiques), qui travaillaient pour les Blancs, ils avaient l’accès mais moyennant une carte. Là, vous présentez la carte, et vous, vous passez.

À la barrière ? À la barrière ici, à Itaga, sur Kasa-Vubu (deux avenues – deux lieux-dits à l’entrée de la cité noire).

Ils devaient présenter une autorisation spéciale ? Une autorisation spéciale pour les boys, parce que ceux-là travaillaient à n’importe quel moment. Ils pouvaient même passer la nuit en ville. Mais pas sortir pour aller à l’extérieur, rester dans la parcelle. Bon, les gros camions étaient interdits de circuler en ville.

C’est la ville des Blancs ? C’est la ville des Blancs. Et pas de bruit ! Parlez doucement, ne criez pas ! Et surtout à Kalina (le quartier des Blancs) : là-bas, vraiment, n’essayez pas à 18 heures d’aller perdre ton temps, « Oh, je m’en vais » … Non, vous serez arrêté. Même si vous n’avez rien fait, on va vous arrêter : « Qu’est-ce que vous êtes allé faire là-bas ? » …

Alors, vous dites qu’il y a une barrière, vraiment ? Il y avait une barrière. Et la boisson comme le vin rouge était interdit, c’était interdiction formelle, le vin rouge.

Alors, dans la cité, on boit de la bière ? On buvait rien que (sic) de la bière et la boisson alcoolique était catégoriquement supprimée. Si on vous attrape avec ça, vous êtes arrêté.

On est arrêté, et on va en prison ou on paie une amende ? En prison d’abord. Et à ce moment-là aussi, si vous arrivez en retard au boulot, une fois : attention !, deuxième fois : avertissement !, troisième fois : en prison !

Et avant 20 heures, il fallait regagner son domicile. C’était le couvre-feu ! La cité, elle s’appelait “ belge ” ! Oui, oui, on l’appelait “ belge ” parce que ce sont les Belges, c’est vous qui nous avez colonisés ».

Les ouvriers et employés congolais partent au travail sur l’avenue Prince Baudouin, qui traverse la cité noire, Léopoldville, s.d. Tervuren,© MRAC, Inforcongo, C. Lamote.

Plan de Léopoldville en 1960, avec en gris, la ville européenne, les commerces et le centre administratif ; en gris clair, les cités indigènes ; le no man’s land pour les séparer, avec le zoo, le grand marché, le camp de la police, etc. ; et en gris foncé, les zones industrielles. RYCKMANS F., Mémoires noires. Les Congolais racontent le Congo Belge, Bruxelles, Racine-RTBF, 2020, p. 38.

Les cités noires sont conçues et développées par le pouvoir colonial pour répondre à des préoccupations sanitaires et de sécurité, mais surtout pour créer une séparation voulue : un apartheid de fait, le « colour bar »[3], comme au sud des États-Unis et dans les colonies britanniques à la même époque. Officiellement, il faut fixer les travailleurs et les travailleuses pour éviter l’exode rural, mais il s’agit aussi de préserver le Noir des mauvaises influences de la modernité et conserver le plus possible pour eux le mode de vie du village.

Une importante population urbaine, déracinée, qui s’approche du mode de vie européen

C’est évidemment une illusion, le Congolais de la ville a une maison, il cherche à avoir un vélo, une radio, il porte des vêtements à l’européenne et il achète une machine à coudre à sa femme. Il reçoit un salaire : « Nous avions notre petite vie, payés tout juste pour ne pas crever de faim »[4], mais « Je pouvais tout acheter à crédit ». Il devient un consommateur de biens. Illusion donc, comme l’écrit le poète Sylvain Bemba : « Le Congolais de la ville dort peut-être sur la même natte qu’au village, mais il y fait bien d’autres rêves ».

 
Plaisirs de la ville, en début de soirée dans la cité noire, Léopoldville, s.d., Tervuren, © MRAC, Inforcongo, photographie J. Costa.

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Dettes et travail de la femme dans l’artisanat minier de l’or en RD Congo

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Exposé et validation de l’analyse : Marie-Rose Bashwira
Professeure associée à l’Université catholique de Bukavu
Rédaction : Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl) 

La contribution que nous présentons aujourd’hui s’intéresse principalement à une double problématique, la contraction de dettes et le travail de la femme dans l’artisanat minier de l’or en République Démocratique du Congo (RD Congo). La RD Congo est connue pour ses innombrables ressources en minerais, de part et d’autre du pays, au nord comme au sud. Prendre le temps de regarder une carte qui met en lumière les ressources géologiques permet de rapidement comprendre à quel point la dynamique des minerais est importante pour la RD Congo, mais également pour saisir la complexité de la situation géopolitique de la région.

REKACEWICZ P., « Le Kivu entre richesses minières et désastre humanitaire », Le Monde Diplomatique, cartes, décembre 2008. Carte crée à partir des sources : Colette Braeckman,
Le Soir ; Nations Unies ; US Department of Energy, 2006. https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/kivupoudriere,page consultée le 05 septembre 2021.

Aborder la question de l’extraction de minerais, c’est évoquer deux aspects qui peuvent paraitre contradictoires à première vue. On constate en effet, d’un côté, l’exploitation et le travail forcé, ce que l’on nomme parfois l’exploitation abusive des ressources humaines dans les zones minières, et d’un autre côté, on perçoit que c’est un moyen de subsistance pour une bonne partie de la population. Ces dernières décennies, néanmoins, le secteur minier artisanal de la RD Congo est aussi désigné comme moteur des conflits armés. Ce constat a conduit à désigner certains minerais tels que le coltan, le wolframite, la cassitérite et l’or comme « minerais du sang » ou « minerais des conflits ». Plusieurs réformes minières ont alors vu le jour afin d’endiguer ce phénomène, et cela aussi bien au niveau national (code minier 2002, 2018), régional (certification de la CIRGL[1]) qu’au niveau international (Dodd Frank Act aux États-Unis[2], dispositions de l’Union européenne, programme iTSCi pour les chaines d’approvisionnement en minerais responsables[3]…).

Parmi les principales réformes minières actuellement mises en œuvre en RD Congo, la plus récente consiste à éliminer le financement des groupes armés par l’extraction et la vente de minerais, et à améliorer la gouvernance minière tout en augmentant les recettes de l’État provenant du secteur minier.

Le constat selon lequel la présence des minerais est la cause première des conflits armés en RD Congo reste toutefois à nuancer. Les causes des conflits sont complexes et aboutissent à des conséquences différentes. Malheureusement, la situation dans le secteur minier ne fait qu’accroitre la perte de moyens de subsistance pour les mineurs artisanaux et les personnes à leur charge. Ce constat prévaut encore plus spécifiquement pour les femmes, qui peuvent être marginalisées ou même exclues de l’économie minière.[4] Il apparait donc que les femmes représentent un public particulièrement à risque dans le secteur minier. Car bien que constituant une part non négligeable des acteurs du secteur, leur travail reste non reconnu et parfois mal rémunéré. Les femmes sont marginalisées et victimes de violences basées sur le genre, telles que les violences sexuelles ou les maltraitances physiques et morales, extrêmement fréquentes dans les zones minières artisanales. Il est indéniable que le travail dans les mines artisanales est une source d’exclusion, d’insécurité et d’exploitation importante de tous les acteurs, hommes et femmes qui travaillent dans ce secteur.

Nos recherches démontrent toutefois que des différences de travail et de rémunération, parfois importantes, existent entre les différents acteurs, bien que la qualité du travail effectué soit identique. Ce constat corrobore les travaux existants, tel que celui d’Eleanor Fisher qui a montré que l’exclusion, l’insécurité et l’exploitation sont étayées par des inégalités socio-économiques.[5] June Nash, quant à elle, a démontré à quel point le secteur minier artisanal exploite certains de ses acteurs, notamment avec son livre We eat the mines and the mines eat us.[6] Par la suite, Jocelyn Kelly, Alexandria King-Close et Rachel Perks ont surenchéri en précisant les opportunités et les risques pour les femmes qui travaillent dans le secteur minier du Sud-Kivu, notamment la dangerosité et l’impact physique de ce type de tâches pour les travailleuses.[7]

Position des femmes dans la chaine de l’extraction minière

En observant attentivement la chaine de la filière minière de l’or, en partant de l’extraction et l’exploitation au commerce de l’or au niveau local, il est possible de tirer divers enseignements. Par exemple, s’attarder sur les divers acteurs de cette filière permet de constater que la plupart des femmes occupent des positions d’intermédiaire de traitement. Que cela soit au niveau du transport ou au niveau du traitement effectué sur les minerais, les femmes sont majoritaires, alors que dans d’autres positions, qui sont reconnues directement par le code minier, on retrouve beaucoup plus d’hommes. Cette situation laisse les femmes dans une position assez vulnérable, du fait que leur activité dans la mine n’est pas reconnue par le code minier. L’examen des budgets des ménages dans et autour des sites miniers du Sud-Kivu corrobore ce constat, puisqu’on constate que 80,5 % des ménages miniers dirigés par des femmes étaient pauvres, contre seulement 68,97 % des ménages dirigés par des hommes.[8]

La réforme du code minier en RD Congo[9]

Le sous-sol de la RD Congo regorge de minerais et de métaux précieux (cuivre, coltan, cobalt, or, diamants, etc.). Par exemple, le pays dispose de plus de la moitié des réserves connues du globe en cobalt, minerai rare et très recherché, car indispensable aux nouvelles technologies. Cette richesse minière fait de la RD Congo un territoire très convoité L’ancien code minier, rédigé par des experts de la Banque mondiale, est adopté en 2002, juste après l’accession au pouvoir de Joseph Kabila. Ce code, qui affaiblissait plusieurs réglementations existantes, est considéré par la société civile congolaise et même par le Fonds monétaire international (FMI) comme très favorable aux investisseurs étrangers et très peu à l’avantage de l’État et de la population congolaise, qui ne bénéficient presque pas de l’exploitation minière.

Les négociations pour l’établissement d’un nouveau code commencent en 2012 et se terminent en 2018. Les principales innovations sont une augmentation des redevances minières dues par les entreprises, mais encore faut-il pouvoir prélever l’impôt ; une plus grande mainmise de l’État congolais sur le secteur minier ; de nouvelles garanties sociales et environnementales (si, dans l’ancien code, les communautés devaient prouver l’existence de conséquences négatives de pollution, dorénavant, tout titulaire d’un droit minier et/ou de carrières est automatiquement considéré comme responsable des dommages causés aux personnes, aux biens et à l’environnement, même en l’absence de toute preuve de faute ou négligence).

Concernant les creuseurs artisanaux, c’est-à-dire les personnes qui participent à l’exploitation d’une mine artisanale, on estime leur nombre à deux millions en RD Congo, même s’il est difficile de connaitre les chiffres exacts. Le code minier interdit implicitement le travail des enfants et des femmes enceintes, mais aucune autre protection des creuseurs artisanaux n’est cependant prévue.[10]

Carte des sites miniers artisanaux à l’Est de la RD Congo, BASHWIRA M. R, « Making sens of women’s economic activity within DRC’s artisanal gold mining sector », Briefing paper, n° 31, janvier 2019, Secure Livelihoods Research Consortium, p. 2. https:// securelivelihoods.org/wp-content/uploads/Gold-mining-briefing-ISS-Rose-final-online2-1.pdf, page consultée le 16 août 2021

Si on s’attarde un peu sur ces catégories d’intermédiaires, par exemple avec le cas du site minier de Kamituga (Sud-Kivu), que constatons-nous ? Nous allons réaliser ici une rapide description des différentes professions :

Les « bongeteuses » qui cassent les pierres en petits morceaux à l’aide d’un marteau de 2 kilos pour faciliter le concassage dans la machine.

Les « twangeuses » qui martèlent et broient les pierres, extraites des fosses, à traiter afin de les réduire en une poudre facilement nettoyable et séparable de l’or. Elles cassent les pierres, trient et lavent sable et minerais dans les carrières. Leur rémunération tourne autour de 2,5 dollars des États-Unis (USD) et 3,5 USD par « loutra » de pierres (une « loutra » correspond à la moitié d’un bidon jaune de 20 litres).

À gauche : wangeuse à Kamituga, 2018. Photographie de MarieRose Bashwira, extrait de BASHWIRA M.-R, « Making sens…, p. 1.
À droite : Bizalu à Kamituga, 2018. Photographie de Marie-Rose Bashwira, extrait de BASHWIRA M.-R, « Making sens…, p. 4.

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Le travail au féminin fécond

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Michel Loriaux (démographe, économiste et sociologue UCL)

De tous temps, la société a fait porter aux femmes la lourde responsabilité d’assurer la continuité de l’espèce et la perpétuation de la famille, du clan, de la communauté ou de la Nation.

En outre, dans la foulée de la maternité, elles ont la charge d’élever et d’éduquer les enfants. Des enfants qui furent longtemps nombreux pour compenser les pertes dues à des niveaux incroyablement élevés de mortalité infantile et juvénile. Dans l’ancien régime démographique qui a précédé la révolution industrielle et la transition démographique occidentale, il n’était pas exceptionnel de trouver des femmes ayant eu des descendances de quinze enfants ou plus. La faible efficacité des pratiques contraceptives de l’époque (abstinence, coitus interruptus, avortement…) n’était d’ailleurs pas la seule explication puisque les couples étaient dans la quasi obligation de concevoir beaucoup d’enfants pour avoir une chance d’en amener au moins deux vivants jusqu’à l’âge du mariage et de l’entrée en activité de façon à perpétuer la lignée.

Un exemple de famille nombreuse à la fin du 19e siècle (collection CARHOP).

La situation commence à évoluer à la fin du 18e siècle avec l’entrée dans la révolution démographique, elle-même concomitante de la révolution industrielle. La fécondité amorce alors une descente rapide au point d’alarmer les pouvoirs publics qui craignent qu’une natalité trop basse provoque une diminution de la population et une perte de vitalité de l’économie. On ne tarde pas à mettre en cause le travail des femmes qui les éloigne du foyer familial et réduit leur propension à peupler les berceaux.

Les femmes ont toujours travaillé

En réalité, les femmes ont toujours travaillé que ce soit sous l’Ancien régime ou comme plus tôt au Moyen Âge ou dans l’Antiquité. La révolution industrielle n’a donc pas changé fondamentalement le rapport des femmes au travail et à la maternité sinon que la nouvelle organisation du travail dans les manufactures et les entreprises a contribué à rendre plus visible l’éloignement de la mère par rapport à son foyer. Entre 1846 et 1880, si le taux d’activité féminine se situe autour de 36 % (tous âges mélangés), il faut toutefois rappeler que les statistiques ne prennent en compte que le travail salarié et négligent le travail à domicile et le travail bénévole. Or, le travail est souvent une nécessité de survie, pour tous hommes et femmes confondus.

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