La Ligue des femmes, Vie féminine, axelle, De la ligueuse chrétienne aux militantes féministes, Un siècle de femmes à la Une !

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Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)

De La Ligue des femmes à axelle, en passant par Vie féminine, le mensuel accompagne l’histoire d’un mouvement féminin centenaire : les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), devenues Vie Féminine en 1969. Destiné au départ aux membres du Mouvement, le mensuel participe à la construction de ce dernier, à son évolution d’une identité chrétienne à une identité féministe, avec toujours la question sociale chevillée au corps et les femmes au centre des écrits. Pour comprendre le cheminement de ce journal de propagande chrétienne devenu magazine d’analyse féministe, il faut se plonger au cœur de ses tiraillements entre sa volonté de porter les messages du Mouvement auprès des membres, et son désir de toucher un plus large public en s’intéressant aux préoccupations des femmes.[1]

La ligue des femmes
pour construire les Ligues

Le livre d’or des parfaites maîtresses de maison, juillet 1934 (SNVF, La Ligue des femmes, juillet 1934, p. 5).

Tout à leur volonté de construire un mouvement féminin chrétien de masse, les LOFC mettent l’accent sur la formation et la propagande. Le journal La Ligue des femmes s’intègre parfaitement dans cette stratégie. Paru en avril 1919, il a pour mission d’informer et de renforcer les liens avec les membres. La cotisation mensuelle comprend l’abonnement au journal qui est amené par la sectionnaire au domicile de l’affiliée. D’inspiration sociale et catholique, des rubriques consolident la ligne éditoriale du journal : « Chronique des Ligues » qui informe sur l’activité des ligues locales ; « Formation religieuse » ; « Échos de notre action sociale » qui informe sur les actions politiques et sociales du Mouvement ; « Ce que nous en pensons » qui est un édito sur des sujets d’actualité ; « Les idées de tante Fine » qui propose l’achat de patrons de couture ; les rubriques cuisine, mode, jardin qui donnent des recommandations d’entretien du logis et d’hygiène de la famille.

Avec la Seconde Guerre mondiale, les LOFC arrêtent officiellement leurs activités et La Ligue des femmes avec. Toutefois, officieusement, les LOFC contournent la censure en éditant un petit polycopié sans logo. Sa diffusion par les sectionnaires permet de maintenir le lien avec les ligueuses, tout en apportant un message religieux et d’espoir, ainsi que des conseils de cuisine et de couture pour pallier aux restrictions. En septembre 1944, La Ligue des femmes reparaît. Le temps est à la reconstruction.[2]

Page de garde du journal La Ligue des femmes, août 1932 (SNVF, La Ligue des femmes, août 1932, page de garde).

Vie féminine, journal de Mouvement ou journal féminin ?

En janvier 1946, La Ligue des femmes prend le nom de Vie féminine. Le fonctionnement par rubrique, qui avait progressivement disparu, n’est pas renouvelé et une commission Journal est créée. En 1953, celle-ci souligne l’importance d’insister sur le lien entre Vie féminine et les LOFC, à savoir : intégrer la prière de la Ligue dans les numéros, rappeler que le prix du journal est une participation à tous les services, et mentionner plus souvent le lien existant entre les ligueuses et les fédérations régionales et nationales.[3] À ce moment-là, Vie féminine est le journal des membres et le choix du public cible répond aux stratégies de recrutement des LOFC. Ainsi, en 1958, Marie Braham, secrétaire générale, intervient directement auprès de la commission en lui demandant de créer des rubriques à destination des jeunes, des aînées, et des travailleuses, ce qui correspond à la volonté des LOFC de spécialiser leurs actions en fonction de ces publics spécifiques.[4]

Page de garde du premier numéro du journal Vie féminine, janvier 1946 (SNVF, Vie féminine, janvier 1946, page de garde).

En 1962, une commission élargie est organisée avec les secrétaires des fédérations régionales à propos du contenu du journal.[5] Elles font part de leurs suggestions : plus d’articles en lien avec le programme d’année afin de faciliter les discussions avec les ligueuses, et intégrer des poésies, des conseils ménagers, des romans, des reportages à l’étranger, des conseils coiffures, un sommaire[6], un courrier pour les questions sociales et éducatives, et enfin une présentation plus pédagogique et ludique de l’actualité législative et sociale qui concerne les femmes.[7] Des hésitations surviennent quant à savoir à qui s’adresse le journal. À la question : « Vie féminine est-il un “Journal de Mouvement ou journal féminin ?” », les secrétaires ne se prononcent pas, pas plus qu’elles ne parviennent à préciser la manière de faire lien entre les LOFC et le journal. « La question est restée en suspens. On a aussi laissé en suspens la question “Comment faire passer les activités du mouvement dans le journal ?” »[8]

En 1969, directement inspirées par leur journal, les LOFC prennent le nom de Vie Féminine. Puis, le Mouvement réfléchit à la ligne éditoriale de Vie féminine afin de la rafraîchir pour attirer un nouveau public. En mars 1985, le Centre d’étude de la communication (CECOM) en fait l’analyse.[9] Au niveau visuel, il s’apparente à un toutes-boîtes et semble s’être arrêté « avec les golden sixties, et n’avoir fait aucun effort pour rejoindre les années [19]80. »[10] La mise en page manque de lignes directrices, entraînant une organisation hasardeuse des articles.

Dans le numéro de février 1984, des articles des pages 6, 7, 17, 30 et 31 se terminent en page 46-47 (SNVF, Vie féminine, février 1984, p. 46-47).

Au niveau du contenu, le CECOM préconise un style plus vivant et accrocheur, ainsi qu’un travail de relecture systématique pour donner un ton commun au journal. Il pointe ainsi les articles modes & beauté, dont les discours normatifs créent un décalage avec les prises de position sociales explicites du Mouvement. « Vie féminine participe alors généralement aux mythes de la société dominante, et la revue, au lieu de contester les situations, tend à un idéal de classe moyenne. »[11]

Surcharge de photos, mélange de photos amateurs et professionnelles, typographies différentes, organisation du texte différente, placement de produits, articles qui ne se répondent pas, la ligne éditoriale manque dans Vie féminine (SNVF, Vie féminine, septembre 1984, p. 26-27).

Vie féminine en prend acte et une première modification est faite en mars 1986 avec l’adoption d’un format rectangulaire. La typographie du logo change afin de le rendre plus visible. Les couleurs et l’organisation des textes sont plus équilibrées.[12] Les premiers retours sont positifs[13], et une enquête sur cette nouvelle formule est prévue.[14]

En mars 1986, des jeunes en mouvement remplacent les images de couple et de famille guindée et sans spontanéité, comme en février 1984 (SNVF, Vie féminine, février 1984 ; mars 1986).

En 1987, le Mouvement décide de cibler les jeunes lectrices. « Nous sommes d’accord sur le fait que le journal doit changer, mais les critiques semblent venir uniquement du côté des jeunes ; les autres semblent satisfaites… alors cela ne sera pas facile de changer. Pourtant, si les jeunes veulent autre chose, n’est-ce pas sur ce public qu’il faut miser ? »[15] Parmi les pistes envisagées pour agrandir le nombre de lectrices : « Séparer cotisation et journal pour un nouveau public. »[16] Pour l’heure, des groupes locaux s’essayent à de nouvelles méthodes de distribution du journal, en délaissant progressivement la visite domiciliaire au profit de la distribution postale.[17]

axelle, média féministe belge

En janvier 1998, Vie féminine prend le nom d’axelle. La charte éditoriale précise : « Il est un magazine destiné à un large public féminin. » La nouvelle formule surprend et cristallise toute une série de débats en cours au sein du Mouvement. En septembre 1999, un audit du lectorat identifie quelques ajustements de contenus et constate que l’objectif de toucher un public externe est un succès. De nouvelles structures sont créées pour alimenter axelle. Un comité d’édition, composé notamment de personnes-ressources extérieures au Mouvement, propose des contenus rédactionnels. À ses côtés, un groupe d’accompagnement, composé de membres de Vie Féminine et de représentantes des services de Vie Féminine, garantit le lien entre le Mouvement, les services et axelle.[18]

Page de garde du premier numéro du magazine axelle, janvier 1998 (SNVF, axelle, janvier 1998, page de garde).

Sabine Panet, engagée en 2013 et actuelle rédactrice en chef, et Stéphanie Dambroise, engagée en 2003 et actuelle secrétaire de rédaction, rendent compte des évolutions d’axelle depuis sa création.[19] Au niveau visuel, les réflexions sont constantes : la mise en page accompagne l’air du temps et le magazine investit rapidement internet, en créant une petite page web au début des années 2000. En octobre 2016[20], le chantier de renouvellement du magazine aboutit à une nouvelle formule : la mise en page est repensée avec le concours de trois graphistes, le sommaire est réorganisé, et un nouveau site web est créé. La rédaction se compose alors de la rédactrice en chef et de la secrétaire de rédaction, qui fait appel à des journalistes indépendant.e.s et ponctuellement de graphistes. À partir de 2017, axelle propose de plus en plus souvent des couvertures illustrées avant de systématiser la formule fin 2021. En novembre 2021, le magazine passe en bimestriel ce qui permet de développer des dossiers plus conséquents, le plus souvent coordonnés avec l’aide d’un.e journaliste indépendant.e, ainsi que des grandes enquêtes en Belgique.

Page de garde de la nouvelle formule du magazine axelle, octobre 2016 (SNVF, axelle, octobre 2016, page de garde).

Au niveau du contenu, le passage à axelle s’accompagne, dès le départ, d’une volonté de professionnaliser le magazine. Des contributrices extérieures à Vie Féminine sont invitées à rédiger des articles et un travail de relecture systématique est réalisé. Au fur et à mesure que le magazine acquiert une certaine notoriété, de plus en plus de journalistes professionnel.le.s proposent d’écrire des articles. Cette professionnalisation des personnes implique une professionnalisation du cadre de travail. Depuis 2016, pour la rémunération des journalistes, la rédaction se base sur les recommandations de l’Association des journalistes professionnels.

Page de garde du numéro d’axelle célébrant les 20 ans du magazine, hors-série, juillet-août 2018 (SNVF, axelle, hors-série, juillet-août 2018, page de garde).

Les liens sont maintenus avec Vie Féminine, même si leur nature change. Si axelle continue à rendre compte des grandes campagnes du Mouvement,[21] il s’agit de plus en plus d’une présentation journalistique, qu’une promotion des activités du Mouvement. La rédaction est informée de ce qui se fait dans les régionales de Vie Féminine et, lorsqu’elle évalue que ces expériences sont intéressantes à documenter journalistiquement, elle sollicite un.e journaliste indépendant.e pour écrire un article. De leur côté, les journalistes voient en ce lien avec le Mouvement une source d’inspiration puisque ses « enjeux irriguent nos pages. »[22] Une réflexion est entamée pour mettre en place un comité éditorial, composé de représentantes de Vie Féminine et de journalistes, dont le rôle serait de partager des réflexions et des retours du terrain afin d’amorcer des pistes pour des articles.

Page de garde de la nouvelle formule du magazine axelle, novembre-décembre 2021 (SNVF, axelle, novembre-décembre 2021, page de garde).

« (axelle) est à la fois dedans et dehors (de Vie Féminine). Ça fait partie de notre identité. On est dedans parce qu’on est édité par Vie Féminine, qu’on partage les valeurs de Vie Féminine, qu’on est là parce qu’il y a Vie Féminine, qu’on partage la vision du monde, que c’est notre source d’information première. On est aussi dehors parce qu’on a une mission de regarder ce qui se fait dehors, de regarder ce qui se fait dans le reste du monde, de parler à des femmes qui ne sont pas membres du Mouvement. On a notre engagement féministe qui est vraiment ancré dans Vie Féminine, et puis notre engagement journalistique qui est dehors. On marche sur ces deux pieds en permanence, ce qui est une grande source de richesses, mais ce qui amène aussi une certaine complexité parfois. »[23]

Sabine Panet

Page de garde du brouillon 1 pour un journalisme féministe, 2023 (brouillon 1 pour un journalisme féministe, Bruxelles, axelle magazine & Vie Féminine asbl, 2023, 74 p.).

Aujourd’hui, axelle continue à questionner et à se questionner pour diffuser un regard féministe sur l’actualité. En 2023, la rédaction et les journalistes rédigent un brouillon 1 pour un journalisme féministe afin de partager des façons de faire du journalisme féministe, inviter à repenser la fabrication des récits médiatiques et situer sa démarche dans la perspective d’une société démocratique plus égalitaire, plus juste, plus solidaire.[24] L’analyse du site web révèle que le lectorat consulte plutôt les anciens articles, pour donner ce faisant axelle est considéré comme magazine de référence sur les thématiques relatives aux droits des femmes. Le lectorat web représente 10 à 15 000 visites uniques et les podcasts sont une réussite, celui sur la maternité ayant atteint près de 50 000 écoutes. Enfin, le magazine papier axelle est diffusé tant auprès des membres de Vie Féminine, sur base de leurs cotisations, qu’auprès d’abonné.e.s. La diffusion est également assurée dans quelques points de ventes. Dans l’avenir, la rédaction aimerait développer une stratégie pour toucher un public plus large d’abonné.e.s.

Page d’accueil du magazine en ligne axelle (www.axellemag.be, page consulté le 03 septembre 2024).

Notes

[1] À noter que, à côté de cette publication, plus d’une dizaine vise spécifiquement les responsables, à des fins de formation. L’édition de ces dernières se succède ou se chevauche en fonction des stratégies politiques du Mouvement. Aujourd’hui, ce type de publication a disparu.
[2] Pour en savoir plus sur l’histoire des LOFC, de Vie Féminine et de son journal, voir ROUCLOUX A. (coord.), Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
[3] Secrétariat national de Vie Féminine (SNVF), fonds du secrétariat national (FSN) 1919-1990, n° 857, Commission du journal, 26 novembre 1953, p. 1-2.
[4] SNVF, FSN 1919-1990, n° 858, Lettre de Marie Braham et de Marguerite Debilde à la Commission Vie féminine, 9 mai 1958, p. 1.
[5] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Réunion de Vie féminine, 21 mars 1962, p. 1-2.
[6] Le sommaire par rubrique reparaît en 1967, mais sans s’accompagner d’une réorganisation du journal.
[7] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Commission élargie Vie féminine, 16 mai 1962, p. 1-6.
[8] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Vie féminine – Suggestions des secrétaires, mai 1962, p. 4.
[9] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue. Constat et perspectives, Louvain-la-Neuve, Centre d’étude de la communication (CECOM), 27 mars 1985, p. 119.
[10] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue…, p. 36.
[11] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue…, p. 107-113.
[12] SNVF, Vie féminine, mars 1986, 48 p.
[13] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Compte-rendu du Groupe femme du Journal Vie féminine, 23 septembre 1986, p. 1.
[14] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Compte-rendu de la réunion du Groupe femmes du journal, 14 janvier 1986, p. 2.
[15] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Procès-verbal de la rencontre du Groupe journal jeunes femmes, 4 septembre 1987, p. 3.
[16] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, distribution journal, synthèse du travail S.E. 88, 1988, p. 5-6.
[17] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Carnet outil, pour une autre distribution du journal Vie féminine, janvier 1989, p. 1.
[18] Pour en savoir plus sur l’histoire des LOFC, de Vie Féminine et de son journal, voir ROUCLOUX A. (coord.), Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
[19] CARHOP, interview de Sabine Panet et Stéphanie Dambroise par Amélie Roucloux, 22 août 2024.
[20] axelle, n° 192, octobre 2016, www.axellemag.be, page consulté le 6 septembre 2024.
[21] 20 ans de droits des femmes, axelle, hors-série, juillet-août 2018, www.axellemag.be, page consulté le 6 septembre 2024.
[22] Texte collectif, « Pour un journalisme féministe », axelle, n° 205, janvier-février 2023, p. 18-20. www.axellemag.be, consulté le 6 septembre 2024.
[23] CARHOP, interview de Sabine Panet et Stéphanie Dambroise par Amélie Roucloux, 22 août 2024.
[24] Les contributrices du brouillon, brouillon 1 pour un journalisme féministe, Bruxelles, axelle magazine & Vie Féminine asbl, 2023, p. 4.

Pour citer cet article

ROUCLOUX A., « La Ligue des femmes, Vie féminine, axelle, De la ligueuse chrétienne aux militantes féministes, Un siècle de femmes à la Une ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

 

De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires.

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Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)
Sur base d’une proposition d’Andrée Delcourt-Pêtre,
Présidente de Vie Féminine (1980-1991)
Sénatrice PSC (1991-1999)

Vie Féminine est un mouvement d’éducation permanente féministe présent sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il se mobilise pour l’émancipation individuelle et collective des femmes. À l’origine, Vie Féminine se nomme les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), créées en 1921. Ancré dans le milieu ouvrier, les femmes issues des milieux populaires sont, depuis toujours, au centre des préoccupations du Mouvement pour des raisons familialistes d’abord, pour soutenir les mères chrétiennes au foyer ensuite, et enfin pour accompagner les femmes dans toute leur diversité, qu’elles soient jeunes, âgées, travailleuses, immigrées, ou encore divorcées.

Pour cette contribution, nous explorons avec Andrée Delcourt-Pêtre, présidente de Vie Féminine de 1980 à 1991 et sénatrice pour le Parti social-chrétien (PSC) de 1991 à 1999, les sphères associatives et politiques en revenant sur l’une des revendications portées par le Mouvement dans les années 1980 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À l’époque, Vie Féminine compte près de 85 000 membres, réparties dans plus de 1 000 groupes locaux chapeautés par 18 fédérations régionales. Pourquoi et comment cette revendication émerge-t-elle ? Comment unir l’ensemble du Mouvement pour construire cette revendication commune ? Comment remonte-t-elle du monde associatif vers le monde politique ?

Ce sont à ces questions qu’Andrée Delcourt-Pêtre se propose de répondre. Au travers d’une note, elle retrace le fil de la démarche suivie par le Mouvement pour élaborer cette revendication au plan politique. Elle se base sur des souvenirs de l’ensemble du travail réalisé par l’Équipe nationale de Vie Féminine ainsi que par les animatrices aux époques où cette revendication est portée par le Mouvement. Pour réaliser cette contribution, l’auteure a remis une note. Celle-ci est complétée d’éléments contextuels sur base de Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, produit par le CARHOP, La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, produit Marie-Thérèse Coenen, le manuscrit de Syndicalisme au féminin, volume 2, rédigé par Marie-Thérèse Coenen, les archives numériques du sénat, les dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine, un article de la revue axelle et les interviews réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.

Dans les années 1970, le nombre de séparations et de divorces augmente et questionne l’immuabilité de la famille dite “nucléaire”. Les mères divorcées en supportent majoritairement les conséquences financières puisqu’elles ont souvent en charge l’accueil des enfants par décision de justice. Le paiement de la pension alimentaire par l’ex-conjoint est vital pour ces familles monoparentales. Or, d’après une étude réalisée en Belgique en 1978, si 75 % des paiements sont effectués régulièrement, reste 8 % qui le sont de manière irrégulière et 17 % qui sont impayés. Pour ces 25 %, le parent créancier (à qui l’argent est dû), souvent la mère, se retrouve en situation de détresse, a peu de recours et manque d’information pour faire valoir ses droits auprès du débiteur (qui doit de l’argent), souvent le père. Au risque de compromettre leur santé, l’avenir de leurs enfants, ou de voir leur relation avec l’ex-conjoint se dégrader encore un peu plus, les créanciers renoncent parfois à entamer une action de récupération de leur créance. Le besoin de médiateur se fait donc sentir. Vie Féminine réfléchit à l’instauration d’un fonds public qui suppléerait à la créance alimentaire non payée par le parent défaillant. L’objectif est d’éviter des transactions financières entre débiteur et créancier, sources de conflits supplémentaires au moment du divorce.

Logo du groupe Femmes autonomes

Depuis les années 1950, les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), qui deviennent Vie Féminine en 1969, accompagnent la création d’actions spécialisées ou de secteurs spécifiques pour permettre aux militantes de se réunir autour d’enjeux qui les concernent directement. En 1967, la fédération liégeoise entreprend une action en faveur des femmes isolées. Le groupe rassemble des femmes seules, divorcées, séparées. Elles se rassemblent régulièrement et, en septembre 1973, elles font la suggestion suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ?

Flyers du groupe Femmes autonomes présentant leurs activités

En 1974, le groupe prend le nom de Femmes autonomes et rencontre la sénatrice PSC Huberte Hanquet. Depuis 1959, elle est membre du Conseil d’assistance publique de Liège, poste qu’elle occupe jusqu’en 1963 et de 1971 à 1991. Là, elle est confrontée aux situations de pauvreté et s’intéresse aux conditions de vie des femmes isolées, travailleuses pour la plupart, mais dont les salaires sont trop bas pour vivre décemment. La non-perception des pensions alimentaires les entraînent dans des difficultés financières permanentes. Elle approfondit la question. En 1974, elle est élue sénatrice et occupe ce mandat jusqu’en 1985. Le 7 novembre 1974, elle dépose une proposition de loi, qui répond aux besoins et au vécu des femmes isolées, visant la création d’un fonds de garantie pour récupération de créances alimentaires, l’Office national des créances alimentaires. En 1979, le projet de loi, déposé par le ministre de la Prévoyance sociale, le PSC Alfred Califice, propose de créer ce fonds au sein d’un organisme existant : l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS). Ces projets ne sont pas votés. Dès lors, Vie Féminine réintroduit cette revendication auprès de chaque nouveau gouvernement.

À partir de 1980, les femmes disent stop à la crise. Côté francophone, le Comité de liaison des femmes est mis sur pied. Il est composé de représentantes de groupements syndicaux et politiques, et d’associations féminines. Il formule des recommandations, des revendications ou des propositions politiques pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes dans la vie professionnelle, politique, familiale et sociale. La protestation se passe aussi en rue. Le 7 mars 1981, la coordination nationale des Femmes contre la crise / Vrouwen tegen de crisis organise sa première manifestation. La création d’un fonds de créances alimentaires intègre les nombreuses revendications de ces deux mouvements, qui font pression pour le défendre et le promouvoir.

« Assez vite après que je sois devenue présidente, (…) nous avons participé (…) à l’extérieur du mouvement au Comité de liaison des femmes, qui était un regroupement de plusieurs associations féminines (…). Il y a eu (…) un grand mouvement national qui s’appelait Femmes contre la crise. Ce mouvement regroupait, à la fois, les grands mouvements féminins de Flandre et de Wallonie, il y avait les Femmes prévoyantes socialistes, les femmes communistes (…). On s’était toutes mis d’accord sur une plateforme de revendications et, dans cette plateforme de revendications, il y avait : le fonds de créances alimentaires ».

Andrée Delcourt-Pêtre

En 1980, Andrée Delcourt-Pêtre devient présidente de Vie Féminine et le Mouvement se remobilise pour la création du fonds en élargissant ses interlocuteurs et interlocutrices politiques et sociaux. En 1983, le ministre des Affaires sociales, Jean-Luc Dehaene, issu des rangs du Christelijke Volkspartij (CVP), reprend le projet d’Alfred Califice, qui rentre alors dans le train des négociations ministérielles. En 1985, le groupe de travail politique de Vie Féminine apprend que les Centres publics d’aide sociale (CPAS) pourraient être impliqués dans la procédure. Vie Féminine mène l’enquête et organise une rencontre pour débattre des orientations prévues. L’événement se déroule le 17 juin 1986 et réunit Huberte Hanquet, Françoise Lavry, membre du Cabinet de la secrétaire d’État fédérale pour l’Environnement et l’Émancipation sociale, la CVP Miet Smet, des militantes de Vie Féminine, des assistantes sociales, des mandataires de CPAS, des militantes du groupe Femmes autonomes, Claire Hujoel, membre du comité de gestion de l’ONAFTS, et les membres du groupe de travail politique. L’objectif est de confronter les différents points de vue sur le passage par les CPAS pour le remboursement des créances alimentaires. À l’issue de la rencontre, Vie Féminine se positionne contre le passage par les CPAS.

En 1987, un nouveau projet de loi est déposé : il prévoit l’intervention des CPAS en cas de non-paiement de la pension alimentaire, et non pas celle de l’ONAFTS. Les CPAS pourront ainsi faire une avance sur créance alimentaire, après enquête sur les ressources du créancier, puis auront la charge de poursuivre le débiteur défaillant. Tant en ce qui concerne l’esprit de ce projet de loi qu’en ce qui concerne les conditions de sa mise en œuvre, Vie Féminine s’y oppose fermement. Tout d’abord, il remplace la notion de respect d’une décision de justice (qui relève du droit), par l’évaluation de l’état de besoin (qui relève de l’aide sociale). Pour le Mouvement, la créance alimentaire constitue un moyen de faire face aux charges financières d’enfants dans une famille monoparentale. Elle ne devrait donc pas être liée à une enquête sur les ressources, puisqu’il s’agit d’un droit entériné par un jugement. Ensuite, l’intervention des CPAS n’est pas automatique, ce qui implique le risque d’une relance de procédure du créancier à chaque manquement du débiteur. Enfin, les CPAS sont mal outillés pour effectuer le recouvrement des pensions alimentaires auprès des débiteurs. Leur compétence est en effet circonscrite à un territoire déterminé (la commune). Ils devraient donc s’adresser à d’autres instances administratives pour retrouver et poursuivre le débiteur, là où l’ONAFTS en tant qu’organisme fédéral a plus de marge de manœuvre. La récupération des sommes dues risque de ne pouvoir être effectuée que dans un petit nombre de cas. Vie Féminine demande donc que l’ONAFTS soit chargé tant du paiement des avances que du recouvrement des sommes dues par le débiteur, afin que le droit soit sauvegardé et que les moyens de poursuite contre le débiteur puissent être engagés le plus efficacement possible. Il n’empêche, la loi est votée le 8 mai 1989.

Lettre d’interpellation du groupe Femmes autonomes de Liège qui s’oppose au passage par les CPAS pour le versement des pensions alimentaires

Les associations de femmes se mobilisent pendant les dix années qui suivent le vote de la loi. La demande de la création d’un fonds de créances se retrouve constamment dans les avis, les mémorandums, les plateformes, régulièrement mis à jour et adressés aux hommes et femmes politiques, voire aux gouvernements qui se succèdent entre 1989 à 1999. Les formes d’interpellation sont variées et multiples : cartes postales, lettres ouvertes, manifestations, mani-fêtes lors des journées du 8 mars, calicots, interpellations, conférences de presse, etc. Les organisations de femmes ne manquent pas d’imagination pour tenter de faire comprendre que ce que les femmes veulent, c’est une solution durable et non la charité.

Article d’Info-CSC sur les pensions alimentaire, 22 déc. 1989

En 1991, Andrée Delcourt-Pêtre devient sénatrice et, le 13 mai 1992, elle dépose, avec le socialiste Roger Lallemand, une proposition de loi relative à la création et à l’organisation d’un office national de créances alimentaires. Dans les développements de la proposition de loi, Roger Lallemand place l’intérêt de l’enfant au centre du débat. Il explique qu’une étude révèle que 18 % des créances ne sont pas payées, et 24 % le sont en retard. Face à cette situation, le parent ayant les enfants à charge, souvent la mère, doit se tourner vers les CPAS. L’objectif est que l’Office pallie temporairement à la défaillance du débiteur, le temps de débloquer les conflits qui pourraient être lourds de conséquences. La proposition envisage la création de l’Office au sein du ministère de la Justice, vu que la mission de l’Office prolonge celle de la justice, et d’instaurer une étroite collaboration avec les autres administrations, principalement avec l’ONAFTS, qui possède les instruments de renseignement nécessaires. La commission des Affaires sociales de la Chambre n’examine pas la proposition de loi et ce texte devient caduc avec la fin de la législature, le 21 mai 1995.

Il n’empêche, dans les années 1990, la volonté politique de faire aboutir ce projet est de plus en plus présente, ne restent que les débats sur les modalités de son application, nourris de désaccords budgétaires. Lors de la législature 1995-1999, la Chambre examine plusieurs propositions de loi, mais sans les voter. À partir de janvier 2001, les propositions de loi sont à l’agenda des commissions jointes de la Justice et des Affaires sociales de la Chambre. Finalement, après de nombreux débats, le Service des créances alimentaires (Secal) est institué au sein du Service public fédéral des Finances en 2004, et devient effectif le 1er juin 2005. Il a pour mission de mener des actions de recouvrement de la pension alimentaire et des arriérés (sur maximum cinq ans) auprès du débiteur défaillant, pour le compte du créancier, et de payer les avances sur la pension alimentaire encore due pour les enfants.

Entre le moment où l’idée émerge au sein du groupe Femmes autonomes de Vie Féminine et le moment où le Secal est créé, 40 années sont passées. Le parcours de cette loi est long, mais montre dans le même temps comment une demande de terrain peut être prise en charge par le monde politique, en passant par le monde associatif. Les synergies qui se sont développées pour la création d’un fonds de créances alimentaires, nées d’un groupe de femmes particulièrement concernées, dont les vécus et les besoins ont été pris en compte par le monde associatif qui a pris fait et cause de leurs demandes pour les porter vers le monde politique. Aujourd’hui encore, les femmes restent mobilisées pour l’application effective de ce droit, car son financement correct et son accessibilité à toutes les personnes concernées restent des enjeux.

Bibliographie

      • Note d’Andrée Delcourt-Pêtre
      • ROUCLOUX A., COENEN M.-T., DELVAUX A.-L., Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
      • COENEN M.-T., La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, Bruxelles, CRISP (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1841-1842), 2004.
      • COENEN M.-T., Syndicalisme au féminin, vol. 2, Bruxelles, CARHOP, à paraître.
      • Archives numériques du sénat.
      • Dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine.
      • Interviews d’Andrée Delcourt-Pêtre réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.

Pour citer cet article

ROUCLOUX A., « De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : Histoires des femmes, juin 2024, mis en ligne le 1er juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/